L'histoire d'un guerrier draeneï possédé par un démon qui s'engage sur le chemin de deux vengeances, l'une contre le plus puissant paladin de la Main d'Argus, respecté et admiré de tous, l'autre contre le démoniste qui a implanté l'entité malfaisante en lui, dans le cadre d'un complot à l'ampleur insoupçonnée. Dans l'Outreterre plongée dans la guerre et le chaos, écoutez le choc des armes, le grondement des flammes, le fracas de grandes batailles et les échos d'affrontements titanesques dignes des temps anciens.

Stropovitch, le Pèlerinage du Démon

Prologue

Danse de l'immobile, une onde chante et meurt.

Dans le cri du silence, une goutte de rien

A parcouru la nuit et recherché son cœur.

Là, nulle part, une ombre attend, et se souvient.

Première partie : Echos

Chapitre 1

Courir, encore.
Pourquoi ? Pourquoi les Orcs les pourchassaient-ils ainsi ? Quelle rage les poussait ? D'où venaient ces terribles pouvoirs démoniaques que certains d'entre eux utilisaient pour semer la peur et la mort ? D'où venaient cette peau rouge, ces yeux injectés de sang ? Où étaient les méfiants mais pacifistes Shamans qui guidaient leur peuple de leur sagesse rustique ?
Mais l'heure n'était pas aux questions.
« Stropo, prends ma main. »
Maman.
« C'est encore loin Telredor ? » demandai-je.
La face couverte de boue et de larmes, elle alla chercher la réponse dans les yeux de mon père.
Puis elle se tourna vers moi.
Ce fut la dernière fois que je vis son visage.
Un visage de désespoir et de souffrance.
« Je ne sais pas. »
Je ne sais pas.
Cette phrase que je répète tous les jours sur tant de sujets. Ma devise.

Ils nous cherchaient. Ils n'étaient pas loin.

Nous venions de Sha'naar, à l'est du marécage. Je ne connaissais pas le monde au-delà, mes parents non plus d'ailleurs. Je me souviens seulement de flammes, de cris et de sang. Que reste-t-il de Sha'naar, que reste-t-il du bonheur que je vivais sans savoir qu'il était si fragile et précieux ? Je ne sais pas.

Dans le chaos nous avons pris la fuite avec une dizaine d'autres loin des routes, jusqu'au marécage nous rampions plus souvent que nous ne marchions, dans les broussailles, nous écorchant, pleurant, nous demandant pourquoi.

Mes parents savaient que Telredor serait un refuge, mais ils ne savaient pas où aller exactement dans le Marécage, d'autant que nous évitions les routes.

Et ils nous pourchassaient, ces vils traqueurs dimensionnels dressés par les chasseurs Orcs. Des bêtes capables de se rendre invisibles, à l'ouïe et l'odorat aiguisés, et au tempérament sournois.

L'attaque fut nocturne. Je me réveillai aspergé de sang, à cause des cris horribles que poussait mon voisin, dont un traqueur mâchait d'un air réjoui les entrailles. Je sentis le bras de mon père me soulever de terre. Ma mère et lui coururent, les yeux agrandis par la panique, jusqu'à arriver devant une pente abrupte où ils se jetèrent de concert. Nous roulâmes un instant avant de nous immobiliser dans un lit de gros champignons poisseux à l'odeur épouvantable. Ce furent leurs chapeaux et leur puanteur qui nous sauvèrent. Il est probable que nos compagnons aient tous péri.

Mais on ne berne pas des Orcs aussi facilement.

Ils nous cherchaient. Nous le sentions.

« Ayanë, Stropo, regardez. »

Au loin, entre les champignons géants, nous pouvions discerner dans la brume les contours vagues de bâtis de bois aménagés sur le chapeau d'un champignon qui surpassait un peu ses voisins.

« C'est sûrement Telredor », dit-il d'un air sérieux. Il se concentrait manifestement pour ne pas se réjouir trop vite et continuer à guetter le moindre signe de nos poursuivants.

Une route passait devant Telredor. Elle semblait déserte dans un sens comme dans l'autre. Mon père ne semblait tout de même pas rassuré, craignant de commettre une erreur si près du but. Il nous demanda d'attendre quelques instants. Ma mère s'effraya mais il la rassura d'un regard. Grâce à ses pouvoirs de mage – qui étaient très modestes malheureusement, comme il n'avait débuté sa formation que très peu de temps avant l'attaque – il se téléporta de l'autre côté de la route dans une broussaille. Nous le vîmes aller au pied du chamignon et attirer l'attention d'une sentinelle, laquelle alla alerter manifestement d'autres personnes.

Un instant plus tard une plate-forme descendait magiquement du haut du champignon pour nous recueillir. Mon père se décida enfin à sourire en nous faisant signe de courir vers lui.

J'entendis alors ma mère s'exclamer en se levant, puis un son étrange, celui d'un coup sec contre une porte. Toc ! Le visage de mon père se figea. Je tournai la tête vers ma mère et ne vit que sa poitrine transpercée d'une flèche. Devant mes yeux, un rideau de feu.

Mon corps se couvrit de flammes.

J'entrevis alors à travers le voile ardent recouvrant mon visage, quelques mètres derrière moi, un démoniste orc à l'air sadique qui me fixait intensément. Je suffoquais, la douleur était si puissante qu'elle m'empêchait de respirer ou de penser. Il marmonna alors un mot d'incantation dont toujours je me souviendrai : Oth'nala ; dont j'appris plus tard qu'il signifiait Incinérer.

Mon corps fut dévoré de l'intérieur. Mon cœur pompa des flammes au lieu de sang. Ma tête vibra tandis que du sang et des flammes jaillissaient des coins de mes yeux, de mes narines, de ma bouche dont je sentis très nettement l'intérieur s'assécher et se fendre telle une terre aride. Mais surtout sous ma peau tous les nerfs se tendirent et hurlèrent. J'appris la douleur, j'appris la folie. J'appris le chant des abîmes de la souffrance. J'appris le cri de l'âme. Le cri que je poussai alors. Qui fut le dernier et résonna dans tout Draénor, dernier écho d'une conscience d'enfant.


« Vous écrivez quoi ? »

Stropovitch ferma vivement son carnet et lança un regard noir à l'individu qui venait de l'apostropher.

« Rhoo ça va vous vexez pas j'peux pas lire c'est du dræneï vot'écriture là j'comprends rien à c'te langue. »

Le regard de Stropovitch ne s'adoucit aucunement.

« D'accord, j'vous présente mes excuses, ah la la. J'me présente, Jack, enfin, c'juste pour donner un nom hein hé hé. »

L'individu nommé « Jack » tendit la main à son interlocuteur qui l'ignora et continua à le fixer.

Jack déglutit. Ce mercenaire connu sous le nom de Stropovitch n'avait manifestement pas d'humour. Sa carrure impressionnante et ses armes terrifiantes dotées de ce qui semblait être une aura magique n'étaient pas pour le mettre à l'aise non plus. Mais de fait le dræneï était une référence dans sa profession et il n'y avait pas plus prisé que lui des Paluns jusqu'à Sombre-Comté. Un, il était dræneï, donc il n'avait aucun rapport personnel avec les problèmes des différentes régions d'Azeroth. Deux, il remplissait toujours ses contrats rapidement et proprement. Trois, il était muet, donc s'il se faisait prendre rien ne transpirerait de lui.

Le lieu de rendez-vous qu'avait fixé le dræneï était assez insolite. C'était dans une auberge, certes, mais délabrée, en ruines et isolée : celle de la Colline des Sentinelles, dans la Marche de l'Ouest. La vieille aubergiste, sale, folle et sourde qui n'avait jamais quitté les lieux malgré le fait qu'elle n'ait plus de clients, regardait en mâchant son pouce, d'un air béat, l'homme habillé en citadin décontracté, avec béret et chemise débordant sur le pantalon, et le colossal dræneï qui ne s'était pas allégé de la moindre pièce d'armure.

Jack soupira.

« C'regard signifie « Venons-en au fait j'ai pas qu'ça à faire », un truc dans l'genre, hein ? » dit-il d'un air sarcastique. « Bah rien d'compliqué pour toi. En gros la p'tite fille de celui qui m'envoie s'est fait enl'ver, tu vois. Les ravisseurs d'mandent une rançon qu'le vieux a pas envie d'payer, genre mêm'tes services lui r'viennent trois fois moins cher. »

Le dræneï leva un sourcil d'un demi-millimètre.

« Ouais, t'as bien compris, une énorme rançon. Genre pas une rançon normale, vu qu'y a pas qu'la vie d'la fille qu'est menacée, tu vois. » Il prit un air finaud. « Ouais, l'vieux a des choses à cacher, et des choses vraiment pas racontables, du lourd quoi, qu'les ravisseurs, un p'tit groupe de vauriens là qui s'font appeler les Vide-Châteaux menacent de divulguer. »

Le regard de Stropovitch devint pensif, ce qui déconcerta un peu Jack, qui quitta son air sarcastique et lâcha comme subitement énervé : « Bon en gros ton job c'est d'trouver où sont les mecs et d'les faire taire. La fille, tu m'la ramènes ici. On s'donne rendez-vous dans trois jours. Ok ? »

Stropovitch réfléchit. Jack l'observa avec curiosité. Le dræneï leva deux doigts. « Deux jours ? ça t'suffira pour les localiser ? » L'autre ne répondit pas du moindre signe. « Ok, ok, ok dans deux jours » dit Jack, qui commençait à être vraiment exaspéré. « Au fait, ajouta-t-il en se levant, ça n'a pas l'air d'te gêner qu'j'te donne aucun indice pour la r'trouver. Ton employeur m'a dit que tu t'débrouillerais, et j'ai bien du mal à l'croire. C'est qu'chaque indice qu'y t'donnerait risquerait d'te faire découvrir qui il est, et il a pas envie, t'vois. Donc en gros tu sais rien. Pas d'problème ? »

Alors Stropovitch à la grande surprise de Jack eut un sourire en coin et un regard amusé. Jack s'en retourna avec une rage qui le faisait trembler, qu'il ne comprenait pas lui-même.

Stropovitch reprit intérieurement, fermant les yeux. Ce Jack n'était manifestement qu'un serviteur, un valet tout au plus, d'un noble. Lequel n'avait pas voulu se montrer au mercenaire, mais de fait, celui qui en savait le moins en ce moment, c'était Jack. Le noble avait à travers lui révélé ce qu'il voulait réellement. Le fait que les « ravisseurs » soient au courant de ce que le noble voulait cacher signifiait certainement que ce dernier s'était engagé dans un complot puis s'en était désolidarisé – et maintenant les comploteurs gardaient sa fille en otage pour s'assurer son silence. Mais de fait ce noble ne voulait pas révéler publiquement le complot, ce qui risquait de révéler aussi qu'il y avait participé. Non, il voulait que Stropovitch fasse discrètement le ménage et qu'on n'en parle plus.

Le dræneï soupira. Le poisson était gros. Vide-Châteaux – comment le valet n'avait-il pas compris tout seul que sous ce nom absurde se cachait sa cible réelle, Van Cleef. Il n'y avait pas besoin d'indications particulières. Ce noble savait que Van Cleef avait sous ses ordres des énergumènes de toutes origines, y compris des ex-mercenaires voire mercenaires tout court qui continuaient à exercer ce métier entre deux campagnes de piraterie ou pillages de villages. Des gens du même milieu que Stropovitch. Ce noble savait que le dræneï aurait des contacts au sein de la Confrérie. Et qu'il n'aurait aucun mal à s'en servir pour parvenir à leur Repaire.

Ce noble était intelligent, décidément.

Stropovitch hésitait encore à accepter. Il lui faudrait peut-être tuer des connaissances – bien qu'il n'ait tissé aucune amitié particulière. Mais la somme d'argent promise était faramineuse. C'était un plan en or, un de ces plans qui permettent au mercenaire de faire une très longue pause et de se faire plaisir – ce dont Stropovitch ressentait le besoin après de longs mois de missions pénibles voire éprouvantes, et peu rémunérées.

Et puis ce n'était pas comme si tous ses adversaires allaient être des tendres.

Chapitre 2

« Point de cérémonies je viens prendre des nouvelles rapides. »

Je n'avais jamais entendu une voix aussi grave. C'était une voix de vieillard millénaire.

« S'est-il agité cette semaine ?
— Oui, des cauchemars permanents semble-t-il. Il crie mais ses cordes vocales sont irrémédiablement hors d'usage. Quand on essaie de le tenir il manifeste une force dont je n'aurais jamais cru un enfant capable. Il m'a projeté sur plusieurs mètres il y a deux jours, d'un seul bras. »

Etait-il possible que l'on parle de moi ?

« Je vois. La Lueur s'est-elle manifestée de nouveau ?
— Oui, dans ses crises aiguës. Tous les symptômes liés apparaissent de concert. C'est effrayant. Si vous, ô grand Prophète, n'avez pu le purifier de ce mal, que devons-nous faire de lui ? »


La Lueur ? Des symptômes liés ? De quoi parlaient-ils donc ?
Que faire de moi ? Mon cœur se figea. Pourquoi mes yeux refusaient-ils de s'ouvrir ? Je me sentais si faible…

Un silence. Lourd.

« Nous ne le tuerons pas. Nous allons l'élever dans la Lumière. Il faudra le préserver, le ménager. Quand son corps sera en communion avec la Lumière, alors nous pourrons définitivement le purifier et ne plus craindre cette Lueur qui s'éveille quand la douleur ou la peine lui sont insoutenables. Hmmmmmm. » Un silence. « Il s'éveille. Au sujet de sa famille, dites la vérité sans détours. Faites attention à vous, alors. Une fois qu'il saura, nous pourrons commencer le programme. »

Mes yeux ne voulaient toujours pas s'ouvrir. Je me souvenais de tout, et ces paroles étaient inquiétantes ; mais mon corps ne voulait pas bouger ni se départir de ce calme souverain qui l'habitait.
La présence du vénérable disparut. Ce devait être quelqu'un d'extrêmement puissant.
Deux personnes s'affairaient autour de moi, me tâtaient, se préparaient manifestement pour mon réveil.

« Si le Prophète en personne nous dit qu'il est dangereux, je n'ose imaginer les risques que nous prenons » dit une voix tremblante.

Un immense soupir sortit enfin de moi, le soupir de tout un corps qui s'éveille d'un très long sommeil. Mes yeux s'ouvrirent et mon torse se redressa.

Je les vis. Ces pauvres êtres.

Les deux médecins étaient prostrés près de la porte entrouverte, revêtus d'une armure lourde sur l'ensemble de leur corps. La porte était massive, un bon mètre d'épaisseur ; ils étaient prêts à bondir dehors et à refermer la porte sur moi ; l'ensemble de la chambre n'était que des parois d'acier blindé.
L'un d'eux fit un énorme effort sur lui-même et débita à toute vitesse, les larmes coulant sur ses joues : « Vos parents sont morts ainsi qu'une grande partie des nôtres nous avons dû fuir Draénor nous sommes dans l'Exodar un vaisseau à la recherche d'une autre terre mais ne vous inquiétez pas la vie s'est très bien organisée à l'intérieur nous allons nous occuper de vous. »

Ils tremblèrent en me regardant d'un air paniqué, les yeux grand ouverts.


Je digérai les informations les unes après les autres. Je voulus poser une question mais aucun mot ne sortit de ma bouche.
Muet. Comme ils l'avaient dit à l'instant. Sur le moment je ne fis qu'une moue et un soupir. Je saisis une plume et un papier qui se trouvaient – sûrement exprès – sur ma table de chevet.
Ils s'approchèrent lentement et déchiffrèrent mon écriture maladroite. Leurs visages passèrent de la panique à l'étonnement. « Euh… d… deux mois. »

Je restai coi, abasourdi.

« Eh bien, commentai-je bêtement sur la feuille, je ne pensais pas qu'on pouvait dormir si longtemps. »
Cette fois ils passèrent de l'étonnement au soulagement total. Ils s'approchèrent, leurs jambes tremblant encore, mais le sourire aux lèvres. « Suivez-nous, Stropovitch. Tout est prêt. »

Tout est prêt… Ces trois mots m'intriguèrent mais ne m'inquiétèrent pas. Il s'agissait de prendre particulièrement soin de moi, à ce que j'avais compris. Je les suivis docilement.


« Hé hé hé c'est dangereux dans la profession de garder des trucs écrits sur soi vieux. »
Stropovitch soupira. C'était décidément une manie chez ces humains. Il referma le carnet et se redressa dans un crissement d'armure.
« C'est comme les courriers que tu fais passer. Remarque tu peux pas faire autrement hin hin hin. »
Stropovitch ne fit même pas l'honneur d'un regard noir à son collègue.
« Van Cleef savait que tu finirais par nous rejoindre. T'es assez connu dans le milieu et il est au courant de quelques-unes de tes dernières missions – des jobs sans intérêt juste bons à t'acheter une croûte de pain au retour. T'en fais pas vieux t'as fait le bon choix. De l'or y a que ça dans le sillage de Van Cleef ! Par contre m'en veux pas mais juste pour la forme va falloir te tester. »
Stropovitch leva un sourcil d'un demi-millimètre.
« Ouais, tester comment tu te bats, tu vois. Si le boss est content t'es intégré. Ce que je voulais dire par “m'en veux pas” c'est que bah tant que t'es pas intégré tu dois pas connaître l'emplacement du Repaire. »
Le sourcil se rabaissa.
« 'tain t'es terrible toi on sait jamais ce que tu penses t'as l'visage on dirait une statue… Allez viens à la barque à la plage, je vais te bander les yeux et te boucher les oreilles. »

Avant qu'on lui bande les yeux la barque était orientée vers le nord. Donc le Repaire était orienté vers le sud – c'était facile à discerner, la ruse était enfantine et de toute façon, personne n'allait vraiment se méfier de lui, c'était « pour la forme ».

A l'endroit où ils débarquèrent un vent d'ouest lui apporta une odeur de mort humide et gluante. Stropovitch connaissait cette odeur. C'était celle du vieux phare hanté à l'ouest des Collines de la Dague. Encore une information.


Ils grimpèrent une pente assez abrupte, puis le sol changea sous les pieds de Stropovitch – des graviers crissèrent sous ses sabots – et l'atmosphère se refroidit. Pas de porte ouverte, pas de réduit franchi, rien : l'entrée du Repaire se trouvait donc dans une des mines abandonnées à l'ouest des collines. Un endroit sûrement fouillé mille fois par les autorités de Hurlevent. Quoique…

On lui enroula une corde autour de la taille et on le hissa de quelques mètres. Un peu de plat… une descente légère… un pont de bois… des passerelles, plate-formes, escaliers… son bandeau fut enlevé.

Devant lui, sur le pont supérieur d'un énorme navire, Van Cleef et une vingtaine de pirates humains et gobelins, debouts, le regardaient d'un air réjoui.

Stropovitch fut surpris par l'aspect du capitaine. Van Cleef était un homme grand et à la carrure impressionnante, mais plus vieux qu'il ne pensait. Au-dessus du foulard rouge qui lui couvrait la partie inférieure du visage, ses yeux étaient entourés de rides, et sa chevelure était grisonnante. Van Cleef était un homme d'une cinquantaine d'années. Il était vêtu tout de cuir noir et portait deux sabres d'excellente facture – un adepte lui aussi du combat à deux armes.

Le capitaine s'approcha du dræneï et lui tendit la main. Stropovitch hésita – il n'était pas dans son habitude de serrer la main de quelqu'un. Au moment où il se résignait et où sa main s'avançait, Van Cleef croisa les bras et dit d'un ton provocateur : « ça tombe bien, moi non plus je ne fais confiance à personne ».

Un sourcil de Stropovitch se fronça d'un demi-millimètre.

« Bien ! J'aime les gens prudents. Mais j'aime aussi les gens forts, et ! qui tuent de sang-froid. »

Stropovitch en déduisit que le test vérifierait ces deux aptitudes.


Van Cleef le fixait droit dans les yeux, et l'on pouvait deviner à sa voix qu'il souriait.

« La Confrérie est basée sur la force et le sang-froid. A tel point qu'une de nos règles est que quiconque parvient à tuer le capitaine en combat loyal devient capitaine. » Stropovitch leva un sourcil. « Peu s'y sont essayés jusqu'à maintenant », ajouta-t-il en finissant sa phrase par un petit rire sadique qui rendit les visages de ses hommes un peu moins goguenards. « Mais je te rassure je ne serai pas ton adversaire ». C'est plutôt toi qui as de la chance. Dommage qu'il y ait autant de monde autour de toi. « J'ai gardé exprès pour notre prochain candidat une petite victime de notre dernière campagne maritime. »

La foule se fendit pour laisser passer un homme ligoté et baillonné à qui on avait laissé son uniforme de capitaine de la flotte de Hurlevent, basée à Menethil.

« Nous l'avons mis au frais mais il est encore vigoureux et pour l'avoir personnellement affronté je peux te dire qu'il est bon – raison pour laquelle je l'ai capturé ! » Etrange personnage que ce Van Cleef, capable de vaincre sans le blesser un capitaine expérimenté dans le maniement des armes. « Sire Venders, la créature bleue que vous voyez devant vous nous vient d'Outreterre pour rejoindre nos rangs. Si vous le tuez, je jure sur mon honneur de vous libérer. Quant à toi Stropovitch, je te demande de le tuer. »

Cela vérifierait ses aptitudes au combat, pour sûr. Pour ce qui est de tuer de sang-froid, le dræneï avait un doute. Il ne lui serait aucunement difficile de se décider à tuer un capitaine de flotte, pas plus que pour un murlock ou un gnoll.

On ôta ses liens et son baillon au sieur Venders, puis on lui jeta son arme. Le dræneï et l'humain étaient encerclés par la foule des pirates qui s'était agrandie entretemps. Van Cleef, en retrait lui aussi, croisa les bras et fixa les deux hommes.

Venders ne prononça pas la moindre parole une fois son baillon enlevé. Il saisit sa rapière et se leva calmement, et une fois debout prit instantanément un maintien fier et droit. Ta décision est prise, c'est bien.


Stropovitch avait déjà affronté la rapière. Cette escrime lui déplaisait fortement, toute basée sur de légers mouvements de poignets et tout un arsenal de feintes. Si Venders se battait calmement et avec tous ses moyens physiques et psychologiques, le combat s'annonçait rude.

Venders prit la posture d'attente, les genoux pliés et flexibles, la rapière pointée vers le dræneï – si ce dernier lui fonçait dessus de quelque manière que ce soit, il serait esquivé, feinté et transpercé.

Stropovitch soupira. D'habitude il attendait les attaques, mais là l'autre l'attendait et ne cèderait pas. Très bien ! A la surprise générale, il ôta son gant gauche et le jeta au sol. Sans dégainer ses armes, il s'avança calmement vers le bretteur. Celui-ci manifesta de l'étonnement. Déconcentre-toi. Stropovitch s'arrêta tout près de la pointe, à une distance où il aurait à peine le temps d'esquisser un mouvement d'esquive si l'autre attaquait. Tu n'attaqueras pas. Je le sais. Tu es tout dans la contre-attaque. Tu hésites ? C'est bien, hésite. Une goutte de sueur perle à ton front. Tu as perdu. Stropovitch baissa soudain sa main droite vers l'arme qui pendait à son flanc gauche, dans un mouvement vif. Mais en réplique, encore plus vivement, à la rapidité de l'éclair, la pointe de la rapière fendit l'air pour transpercer la poitrine du dræneï.

L'assemblée retint son souffle, incrédule. En même temps que sa main droite s'abaissait, Stropovitch avait levé sa main gauche dégantée vers sa poitrine, paume orientée vers la pointe de la rapière, laquelle l'avait transpercée et avait été déviée dans le mouvement de la paume vers le ciel.


Le dræneï avec une précision diabolique avait cueilli au vol la pointe de l'épée et déviée ! Et ce au prix d'une blessure bénigne.

Les yeux de l'assistance étaient ainsi fixés sur la paume transpercée du dræneï et n'avaient même pas encore perçu ce qui s'était passé la demi-seconde suivante : Stropovitch avait tout de même saisi son arme de l'autre main et avait tranché d'un coup net, vif et silencieux la tête du capitaine, qui n'était même pas encore tombée de son cou. Quand le corps s'effondra mollement et que la tête roula, les pirates ouvrirent des yeux hallucinés.

Van Cleef se mit alors à applaudir calmement, sans commentaire immédiat.
« Bien ! Tu sais te battre. Je t'avoue que c'était le test le plus difficile que j'aie fait passer jusqu'à maintenant. Des hommes de la trempe de ce capitaine ne se trouvent pas à tous les coins de rue. »
Je veux bien le croire.
« Tu as bien fait de tout miser sur la première attaque. Une fois que ce genre d'énergumène a commencé sa danse, on peut l'arrêter soit avec une arme plus longue que la sienne – à condition d'être vif – soit en connaissant parfaitement le même art. Ce qui n'était pas ton cas. »
Stropovitch ne cilla pas.
« Maintenant l'épreuve de sang-froid ! »
Je m'en doutais ! Il y avait deux épreuves.
La foule se fendit à nouveau pour laisser passage à une autre personne ligotée et baillonnée… en l'occurrence une petite fille blonde au visage larmoyant.
« Voilà une fille que nous gardions en otage pour nous assurer le silence de quelqu'un – mais il n'est pas obligé d'apprendre qu'elle est morte, n'est-ce pas ? Tue-la de sang-froid et tu es des nôtres. »

Et merde.

Chapitre 3

(page du carnet écrite antérieurement)

On avait classé les enfants en deux grands groupes : ceux qui savaient déjà lire et écrire, et ceux qui ne le savaient pas encore. J'intégrai le second à cause de mon jeune âge, même si je savais déjà à peu près écrire – au moins je me perfectionnai. Ce groupe avait un seul enseignant – alors que nous étions près de deux cents. Maître Annïa, une vénérable dræneï au beau regard tout empli de Lumière.

Oui, « dræneï », exilés, nous méritions à nouveau pleinement ce nom.

On avait manifestement touché quelques mots à Annïa de cette « particularité » que j'avais – et dont je ne savais en fin de compte rien. Elle me parlait avec une extrême douceur et venait régulièrement me parler après son cours – alors qu'à chaque question elle devait attendre une réponse laborieusement écrite. Ce qui m'attristait, c'était que je sentais que cette affection était forcée. Il existe une forme de torture douce, qui consiste à vous entourer de soins et de douceur, alors qu'en vérité, vous êtes craint, suspecté, surveillé, et surtout, complètement seul.


Seul physiquement, je ne l'étais jamais. Ondraïev, mon « précepteur », m'accompagnait affablement partout, me couchait, me levait, m'apportait mes repas, me racontait tout et n'importe quoi, parfois des bribes de l'histoire de mon peuple, parfois des péripéties amusantes de sa propre vie, parfois des avis personnels grandiloquents sur des questions d'organisation sociale, parfois des inepties sans nom. Il gesticulait beaucoup, avec son faux sourire plaqué sans cesse sur son visage. Et j'étais seul, séparé des autres enfants qui pourtant, du moins les orphelins, dormaient ensemble.

Ce statut spécial suscitait de plus chez mes camarades crainte et jalousie à mon égard (je me demandais ce qu'ils m'enviaient). Ils chuchotaient souvent en me regardant en coin, ne m'abordaient pas ou très rarement, et pour des apostrophes diverses, sans suite – ils n'avaient pas la patience ou même la capacité de suivre une conversation écrite. On me demanda régulièrement pourquoi j'étais muet. A cela je n'essayai même pas de répondre. Quelque chose en moi se souvenait mais m'interdisait de trop y penser. Alors ces enfants s'inventèrent des réponses. Ainsi tous finirent par tomber d'accord que j'étais corrompu de quelque façon par une magie maléfique – et s'imaginèrent que je pourrissais de l'intérieur, me transformerais soudain un jour en démon et les dévorerais tous.

Hypothèse qui n'encouragea personne à beaucoup m'approcher.

Mais j'avoue que cette rumeur ne me paraissait pas du tout infondée.

Un soir la douce Annïa remarqua que je broyais du noir et s'approcha d'un air inquiet.
« Qu'y a-t-il ?

— Dites-moi, écrivis-je, est-ce que je vais me transformer en démon ? »
La question la stupéfia. Elle hésita.
« Non bien sûr qui t'a raconté ces histoires », répondit-elle avec le ton le moins convaincant du monde.

Mon cœur se serra.

J'ai su.

Je me traînerais ici-bas seul craint muet et malheureux jusqu'à une fin pire que la mort, dépossédé de moi-même, renié par mon propre peuple, voire abattu par lui.

« La Lumière… » chuchota Annïa. « La Lumière vainc toujours, Stropovitch. Elle te guidera. »

« La Lumière… », me répétai-je intérieurement tel un écho.


Le dræneï avait deux secondes pour réfléchir. Autour de lui l'encerclant, une soixantaine de pirates. Il était sur le pont d'un navire, au milieu d'une gigantesque grotte. Grâce à sa stature, Stropovitch pouvait voir par-dessus la foule qu'il y avait deux embarcadères, un de chaque côté du navire. Etant donné qu'il n'avait pas passé beaucoup de temps les yeux bandés à partir de l'entrée de la mine, un des deux embarcadères menait à la sortie, l'autre à s'enfoncer plus avant encore dans le Repaire. Aucun moyen de trancher.

Il soupira. S'il s'enfuyait, il n'aurait aucune chance de survie. Mais il ne devait pas non plus tuer la fille.

Quelque chose clochait. Le noble qui l'avait engagé était très intelligent, il en avait eu la preuve. Pas du genre à ne pas demander de garanties. Or Van Cleef avec cette fille avait une mine d'or à disposition. Il pouvait demander grâce à elle des rançons régulières, que le noble lui verserait par l'intermédiaire d'un agent qui aurait pour tâche de s'assurer d'abord que la fillette était vivante.

De plus il ne faisait pas encore partie de la Confrérie. Il était étrange que Van Cleef lui révèle pourquoi il gardait la fille, lâchait-il ainsi des informations à des inconnus ? Ou était-ce…


Stropovitch fronça un sourcil d'un demi-millimètre. Il saisit une épée. Un pas en avant martelé sur le sol, simultanément un coup horizontal si rapide que les pirates ne virent que l'air onduler.

La perruque tomba au sol, les cheveux coupés s'éparpillant en l'air avant de se déposer lentement.

Une exclamation parcourut l'assistance. Sous la perruque de la fausse fillette se montrait un crâne chauve et vert, maquillé à partir du front pour imiter la peau humaine, et assorti de deux oreilles pointues sur les côtés.

Le gobelin se redressa, une sueur froide dégoulinant sur ses tempes. Il arracha son baillon et gémit : « Bon sang, heureusement qu'il a réussi l'épreuve, je comptais éviter son attaque s'il tombait dans le panneau mais je n'aurais pas pu, il est ahurissant patron, j'ai rien vu venir. » Il se retourna vers Stropovitch. « Salut gars, moi c'est Sneed, le bricoleur en chef ici, hé hé. Fiou mon cœur ha ha tu lui as pas fait de cadeau là, avant que je me calme ! Je m'disais aussi inventer une épreuve supplémentaire pareille juste pour ce gus c'était vraiment risqué. Bah tu vois t'as deviné que Van Cleef était pas du genre à sacrifier des sacs à pépettes comme ça. Hein patron, l'est fortiche il a flairé l'embrouille, hein ! Patron ? »

Stropovitch, Sneed et les pirates levèrent les yeux vers Van Cleef. Lequel, le bandeau ôté, regardait fixement le dræneï avec un air carnassier.

Un silence de plomb s'installa aussitôt.


Le sang de Stropovitch se figea. Van Cleef se doutait de tout depuis le début. Il avait senti que la demande d'intégration du dræneï était louche. Il s'était demandé si cela n'avait pas un lien avec la fille. Voire ! pire ! il y avait eu des fuites et Van Cleef savait qu'il avait été contacté par Jack. Oui ! Van Cleef ne s'était sûrement pas contenté de garder la fille en otage ! Un ou plusieurs espions surveillaient sûrement le noble en permanence.
Mais pour une raison quelconque il n'était pas sûr. Et il l'avait testé et démasqué. Il avait percé le visage fermé du dræneï lorsqu'on avait jeté la fille à ses pieds, avait vu et compris son regard sur les embarcadères, avait lu sa décision finale.

Et maintenant il regardait toujours Stropovitch, et avait compris qu'il avait compris. Aussi se contenta-t-il de sourire encore plus largement et de dire avec flegme : « Tuez-le ».

Les pirates restèrent interdits tandis que Van Cleef s'en retournait nonchalamment dans sa cabine. Ce dernier s'arrêta, tourna la tête et dit : « Quoi ? Tuez-le, allez. C'est un ordre. » Avant de disparaître dans les entrailles du navire.

Les pirates se tournèrent vers Stropovitch et dégainèrent leurs armes. « Désolé, gars », fit Sneed.


Rester calme.
Analyser les environs.
Rester calme. Velen ô grand Prophète, je n'ai pu faire mien votre enseignement, si ce n'est ce principe. Si je ne veux pas être dépossédé. Si je ne veux pas perdre conscience et raison. Rester calme. Je ne peux survivre qu'en faisant un massacre. Qu'en faisant calmement un massacre.


Tout se passa à une vitesse affolante. Tous les muscles du visage de Stropovitch se contractèrent férocement et il poussa un cri surpuissant, qui figea tous les pirates. Une demi-seconde plus tard, cinq pirates gisaient au sol, diversement étripés et démembrés. Stropovitch avait fait une trouée dans le cercle et avait sauté du navire. Les pirates dégainèrent arcs, arbalètes et fusils et se penchèrent. Pas de trace du dræneï.

« Il est retourné dans le navire se cacher », grommela un énorme tauren. Med et Kiros, surveillez l'embarcadère ouest, Levis et Nico, l'est. Surveillez l'eau aussi. Les autres, on se divise en trois groupes et on fouille. Un groupe pour chaque second : Gilnid le superviseur de la Fonderie, Vertepeau l'ancien capitaine du navire, grand gobelin sadique amateur de hallebardes, et lui-même.

Mister Smite, comme on l'appelait, était un des seconds de Van Cleef et un vieux baroudeur. Il saisit son énorme masse et descendit le premier dans la cale.


Je dois fouiller tout le navire pour trouver la fille. Je me suis rattrapé à une écoutille très proche du niveau de l'eau après avoir plongé, il ne devrait pas y avoir de niveau inférieur ; je vais fouiller méthodiquement en commençant par le fond. Ils s'agitent là-haut, je l'entends.
Fond, porte gauche. Pompes en cas de prise d'eau. Porte droite. Cachot, vide. Je reviens, escalier, niveau supérieur. Des pas au-dessus de moi. Le fond. Porte gauche, cambuse, provisions. Porte droite, munitions. Je prends un fusil, le charge, saisis une giberne, la bourre de poudre. ça descend l'escalier ; ça ouvre des portes ; ça arrive à la mienne ; je prends mon élan et l'enfonce d'un coup d'épaule. ça envoie bouler le type et un collègue derrière au fond des provisions. Je tire dans le couloir. Des cris, du sang. Je reviens dans la pièce, attache le fusil à la bandoulière de la giberne, brise l'écoutille, dégaine mes armes, sors, escalade la paroi du navire en y plantant mes lames, brise l'écoutille du dessus et entre. ça chauffe en bas, ça crie. Là c'est une grande pièce emplie de hamacs. Je recharge le fusil. Sneed entre. Comme je ne l'ai pas entendu, il doit être seul, pas de quoi gâcher la poudre, je le choppe et lui tords le cou. Il n'a fait que couiner. Pressentiment. Je bondis en arrière au moment où une gigantesque masse s'abat sur moi et détruit le plancher.

Ne pas se laisser impressionner.

Dans le mouvement je tranche le manche de l'arme avant qu'il la relève puis tire. Le tauren mugit. Il est dans l'encadrement de la porte, il y a des gens derrière mais il prend toute la largeur du couloir. Je jette le fusil, vais planter mes épées dans la poitrine du tauren, le maintiens debout. Il est lourd. Je m'entends crier sous l'effort. Je le laisse s'affaisser un peu sur mon épaule pour pouvoir le soulever, et avance, et cours, et pousse les autres de l'autre côté qui s'exclament et s'ahurissent. Ne pas leur laisser le temps de pousser de leur côté en retour. L'un d'eux perd l'équilibre et tombe. J'entends ses os craquer sous mes sabots tandis que j'avance. Enfin des bruits de chute. Je m'arrête et balance le tauren dans l'escalier avec les autres. Le corps du tauren écrase un gobelin en contrebas. Les autres que j'ai poussés et qui sont tombés sont mal en point ou morts de trouille. Le couloir, les portes, ce doit être les chambres des seconds. Une. Deux. Trois. Quatre. Vides. ça s'active de nouveau en bas. Et en haut. Une autre masse détruit le plafond avec une force surhumaine et un ogre s'abat dans le couloir dans un fracas épouvantable.

Ne pas se laisser impressionner.


« Rhakh'Zor pas cont… » Ses tripes jonchent le sol tandis qu'il ouvre bêtement les yeux et la bouche et qu'un filet de bave va rejoindre la mare de sang à ses pieds. J'entends des hommes monter les marches et charger des fusils. Je saute et agrippe les bords du trou fait par l'ogre, et me hisse. Le pont. Des hommes y sont postés à gauche et à droite, et me regardent l'air effrayé, armant leurs arcs d'une main tremblante. Vite. Deux corps tombent dans l'eau, leur sang aussi en beaux arcs rouge vif. Je me tourne. Une flèche m'égratigne l'oreille. Et de quatre moitiés d'homme à la mer. ça s'interroge en bas. Je sors un canon de son emplacement – bon sang que c'est lourd, je dépense trop de temps et d'effort – il roule – chaque seconde compte – je le mets la gueule abaissée dans l'axe de l'escalier qui descend dans le navire. Le baril était à côté. Je charge. Ils ont fini de fouiller en bas et ont sûrement entendu le canon. Ils montent. Le premier qui voit la gueule de métal ouvre les yeux, incrédule. Le boulet de canon qui suit désigne trois volontaires pour refaire la tapisserie. Fracas du boulet qui traverse le bateau. Cris de terreur. Pas de temps à perdre. Je réemprunte le trou de l'ogre. Un gobelin m'accueille en bas un fusil braqué sur moi.

Ne pas se laisser impressionner.

L'index de sa main droite desserre la gâchette, maintenant qu'elle n'est plus reliée à son bras. Ses yeux et sa bouche se referment, maintenant qu'ils sont séparés du reste de sa tête. « Gilnid ? » Ce sont les autres qui regardaient encore les résultats du boulet et qui commencent à peine à se retourner. Un, deux, trois, quatre. ça crie encore mais c'est hors de combat, pas le temps de faire dans le détail. Il y en a encore en bas. Reste une porte, près de l'escalier. Chambre luxueuse, bureau, carte, compas, bourses d'or. Celle du capitaine. Qui n'est pas là. Placard. La fille. ça, c'est fait. Je referme le placard. Je retourne dans la pièce aux hamacs, reprends le fusil, le recharge, agrandit le trou du tauren à coups de talon et saute. De l'eau, jusqu'à la taille – le boulet a brisé la quille, un trou béant fait sombrer le bateau. Ceux que j'ai entendus paniquent en tentant d'installer la pompe. Aucune résistance. Des corps déchiquetés flottent. Je me penche au moment où une hallebarde allait me sectionner la nuque. Un gobelin de taille supérieure à la moyenne et avec un grand sourire sadique, dans l'escalier. Il fait tournoyer sa hallebarde autour de lui, je ne vois rien, l'air siffle. Il veut me destabiliser.

Ne pas se laisser impressionner.

Arme plus longue que les miennes : je tire. Il a réagi vivement, la pointe de la hallebarde était sur le chemin mais elle a sauté. Mais il sait sûrement se battre avec ce qu'il reste – un bâton. Ses dents se serrent. Il n'a plus de dents. Le coup de poing l'a sonné. Je lâche le fusil, dégaine et le termine. Je remonte, vais récupérer la fille ligotée et bâillonée, qui ne dit ni ne fait rien, la pauvre, elle est terrorisée. Je redescends, détache la fille – je laisse le baillon – la balance dans la flotte par l'écoutille par laquelle j'étais rentré, la suit, la repêche – elle ne savait apparemment pas nager, me hisse sur l'embarcadère. Là où Van Cleef m'attendait
.


Son bandeau était mis.
Ses bras, croisés, le regard, sarcastique.

« Est-ce que tous les gens de ta race sont comme toi ? J'en doute. »

Stropovitch, haletant, posa la fille et s'avança. Dégoulinant d'eau et de sang.

Derrière lui, les gémissements d'un navire qui sombre.


Van Cleef dégaina ses deux épées. Stropovitch remarqua d'un œil acéré l'aspect poisseux de leur tranchant. Du poison. S'il m'égratigne, je suis mort.

« C'est de la maille fine avec de l'armure de cuir renforcé dessous que tu as là. Tu me permettras de viser directement la tête ? »

Stropovitch fronça un sourcil d'un demi-millimètre. Pourquoi parler et me laisser ainsi reprendre mon souffle ? Ce n'est pas un comportement de pirate, ce souci d'honneur et de bienséance.
« Quel que soit le prix que l'on te paye, c'était de la folie de faire tout ça pour cette gamine. Tu cherchais autre chose que de l'argent. »

Stropovitch fronça l'autre sourcil. Le calme revenait dans son cœur.


« Etant donnée ta force, je comprends que tu aies été attiré par un défi de cette envergure – tu devais t'ennuyer. Tu n'es donc pas un mercenaire digne de ce nom, qui privilégie la prudence et les plans solides. »

Et alors ?

« Tu voulais un beau combat ? Moi aussi j'en ai désiré ardemment un durant ces longues années. Si je meurs, tu effaceras enfin définitivement une page de l'histoire de Stormwind que la caste dirigeante veut effacer depuis longtemps déjà. »

Si tu le dis. Mais vos affaires ne me concernent pas.

« Qu'importe, hein ! Je me suis bien amusé, l'envie de vengeance faiblit en moi depuis quelque temps. Tu m'excuseras de t'avoir laissé reprendre ton souffle, c'est que j'ai de vieilles habitudes de la bonne société auxquelles je tiens. »


Il était noble ?

« Il n'y a pas de témoin, mais c'est un duel singulier. D'homme à homme. Ce ne serait pas correct de te tuer en situation de faiblesse – je n'en ai pas besoin, alors autant éviter cette lâcheté de ma part. »

Et le poison ce n'est pas lâche peut-être ? Ne t'en fais pas, tu ne me toucheras pas.

Derrière lui l'eau s'agitait d'énormes remous tandis que le navire – la caverne résonnant de ce bouillonnement – achevait de sombrer. Puis un bruit sourd : la carcasse de bois avait atteint le fond. De nombreux corps sanguinolents émergeaient les uns après les autres, entourés de halos de sang qui s'agrandissaient en lentes arabesques.

Au premier plan de ce tableau macabre, Van Cleef vit Stropovitch se redresser fièrement, puis s'incliner respectueusement.


« J'en conclus que tu es prêt ? »

Stropovitch acquiesca.

Le regard de Van Cleef devint celui d'un oiseau de proie, les yeux grand ouverts, les pupilles rétrécies. Il se positionna souplement, une épée en garde devant lui, une épée dissimulée dans le dos. L'intensité de son regard ! Il cherchait à l'hypnotiser, ou à l'effrayer, vraisemblablement les deux en même temps.

Ne pas se laisser impressionner.

Chapitre 4

Maître Annïa jeta un œil dans la pièce où le médecin en chef Londan et son équipe s'affairaient parmi une trentaine de malades étendus sur des couches. Une petite épidémie virale avait affecté les passagers. Deux anciens étaient morts, mais maintenant que tout était en place, les patients étaient traités rapidement.

Elle s'avança vers lui. « Excusez-moi… »

Elle lui glissa quelques mots. Il se tourna vers moi, qui étais resté à l'entrée, et s'approcha nerveusement. « Viens », me dit-il en me dépassant. Je le suivis dans son bureau. Il ferma la porte, s'assit et soupira. « Fais vite, je n'ai pas le temps. Qu'y a-t-il ? »

Je lui tendis une page de carnet où j'avais écrit :


« C'est quoi ces symptômes dont vous parliez auxquels je verrai que je me transforme en démon ? »

Il s'agita. « Je ne vois pas de quoi tu parles, tu me fais perdre mon temps. »

Il se releva. Je le fixai en lui tendant une autre feuille qu'il saisit avec agacement. « Je savais que vous diriez cela, mais je veux savoir. » Je n'avais pas écrit devant lui, il comprit que j'avais vraiment rédigé cette deuxième feuille à l'avance. Cela eut l'effet escompté : il eut peur, se rassit et dit d'une voix tremblante :

« Cela fait un an maintenant et tu n'as rien manifesté. Peut-être ne doit-on pas chercher à te cacher des choses, ce qui entretiendrait des sentiments de rancœur, de peur ou de je ne sais quoi mais tu ne dois rien entretenir. Donc sache que tu as été marqué dans ta chair par le feu d'un démoniste. C'est une forme de corruption que nous ne maîtrisons pas ; Velen lui-même est capable de purifier de l'emprise des Ténèbres un être que n'importe qui jugerait irrémédiablement condamné ; mais il ne s'agit pas d'Ombre. Normalement le Feu brûle, consume et disparais quand il n'y a plus de matériau. Mais toi par un prodige incompréhensible tu entretiens ce Feu dans ton cœur. »

Je baissai la tête, incrédule.

« Pendant ton sommeil, tes brûlures ont mystérieusement guéri sans laisser de traces. Et quand tu faisais des cauchemars, tu… tu démontrais une force anormale. Tu m'as projeté d'une pichenette sur plusieurs mètres, à plusieurs reprises. »


Je sentis le désespoir m'envahir. J'appréhendai la suite.

« Dans ces moments tes yeux brûlaient. Plus la crise était forte, plus les flammes qui en sortaient étaient grandes. Dans les crises les plus fortes observées, la température de ton corps augmentait jusqu'à 50-60 ℃ – ce qui est supposé être mortel – tes veines apparaissaient sur l'ensemble de ta peau… »

Mes dents se serrèrent et grincèrent.

« … noires, bouillonnantes. Ton souffle enflammait tes draps sans exhaler de feu. Et même une fois, dit-il en tremblant, … non bref ; enfin quant à ta force… suis-moi. »

Je lui emboîtai le pas.

« Tu te souviens de la chambre dans laquelle tu t'es réveillé ? on t'y a transféré après ça. »


Ils parcoururent quelques couloirs, puis Londan ouvrit une porte. Je jetai un œil terrifié à l'intérieur.

Un des murs de métal, de trois mètres sur cinq, avait pris la forme d'un cratère, d'une demi-sphère. Au centre, au point d'impact, le mur avait reculé d'environ deux mètres, tordant l'ensemble de la paroi et inclinant le plafond.

« Certes ici le mur n'était épais que de trente centimètres. Mais tu devines aisément la force anormale qu'il faut posséder pour faire cela. Pour information, ce coup m'était destiné. »
Je frémis.
« Mais je te rassure, tu ne sembles pas près de manifester de nouveau ces symptômes. Velen en temps voulu t'enseignera la voie de la Lumière et tu te purifieras toi-même. Aie confiance ». Il me sourit. « Allez j'y vais, bonne journée, et surtout, ne rumine rien. Même si c'est en écrivant, parle, ne cache rien. Nous voulons ton bonheur, Stropovitch. » Et il partit.

Je ne dois rien ruminer alors qu'il y avait encore quelque chose qu'il n'avait pas voulu dire ! Mais je me résignai.
C'était donc cela… Cette température, ce souffle, cette force… Seul un démon pouvait en faire autant.

Mon bonheur… avec cette menace planant sans cesse au-dessus de moi…
Je m'agenouillai devant le cratère, désemparé. Au centre, je distinguai nettement l'empreinte de mon petit poing d'enfant, avec les phalanges bien dessinées. Je me mis à pleurer.


Van Cleef attaqua en raccourcissant la distance entre eux deux de deux pas rapides et souples tels ceux d'un félin. Il attaqua avec l'arme visible, ce qui était une feinte évidente : Stropovitch para de la main gauche et cueillit de la droite la lame que le capitaine avait sortie de son dos. Les poignets tournèrent, les lames glissèrent, dans des mouvements de contres et de contres de contres, cherchant les ouvertures. Le dræneï sentit en une seconde qu'il perdrait à ce jeu-là ; il lâcha ses armes, attrapa dans le mouvement les poignets de Van Cleef et les lui tordit férocement, puis abattit son crâne sur celui de son adversaire.

Ce dernier esquiva en se jetant au sol, sur le dos, posa ses pieds sur le torse du dræneï penché et le fit basculer par-dessus lui.

Ne pas lâcher. Mais Stropovitch ne lâcha pas les poignets de Van Cleef ; chacun se tourna sur le ventre et se releva, les mains toujours liées ; le dræneï retenta un coup de boule mais l'autre le tira violemment sur le côté, la jambe dans le chemin des siennes ; Stropovitch trébucha mais ne perdit miraculeusement pas l'équilibre ; il réentreprit de broyer les poignets du pirate mais celui-ci riposta par un souple coup de pied en direction du menton du dræneï ; lequel esquiva en fléchissant les genoux et en se penchant en arrière et un peu de côté juste ce qu'il fallait pour laisser passer le pied, puis se redressa brusquement pour cueillir la jambe. Le mouvement avait été une merveille de rapidité et de précision. Van Cleef était coincé, la cheville sur l'épaule de son adversaire. Il eut une microseconde d'hésitation que Stropovitch exploita : il tira violemment les poignets du capitaine vers le haut et lui asséna enfin un coup de boule version billet gratuit pour le pays des fées.


La fillette, toujours bâillonnée, les observait, immobile.

Van Cleef lâcha ses épées et s'effondra sur le sol.

Stropovitch les saisit bien en main et se pencha pour trancher net la gorge de l'humain.

L'arme valdingua de l'autre côté du pont. Le pirate avait une troisième lame dissimulée et l'avait utilisée pour parer le coup de grâce et désarmer la main droite du dræneï.

Van Cleef se releva à une vitesse hallucinante. C'était au tour de Stropovitch d'avoir une fraction de seconde d'hésitation ; un coup de pied puissant dans sa main gauche lui fit lâcher la seconde arme qui s'éleva en tourbillonnant dans les airs ; puis un second coup de pied en pleine figure le fit tomber à la renverse ; Van Cleef récupéra la seconde épée au vol lorsqu'elle retomba.

Stropovitch n'attendit pas le coup de grâce ; dès le contact avec le sol il effectua une roulade arrière et se redressa en ramassant les armes qu'il avait laissé tomber en début d'affrontement. Le temps de relever les yeux les deux épées de Van Cleef avaient sectionné la maille et s'étaient enfoncées profondément de chaque côté de sa large poitrine.

Ouverture.
Pendant la demi-seconde où Van Cleef assurait la pénétration de ses armes il fut vulnérable ; le dræneï martela un pas en avant et éventra le pirate de ses lames croisées.
La fille à deux mètres de là fut aspergée de sang mais ne bougea pas, hallucinée.

Le capitaine tomba à genoux, le visage grimaçant, se tenant le ventre, tandis qu'une mare de sang se déversait sous lui. En face le mercenaire fit de même, retirant les deux épées de sa poitrine avec des expressions de grande souffrance.
« Tu as un torse bien imposant, je ne sais même pas si j'ai touché un organe vital… mais qu'importe, les poisons de mes lames t'auront tué d'ici une minute. Normalement l'effet est foudroyant, c'est pour cela que je me suis laissé surprendre, j'ai… été stupide. »
Van Cleef était livide. L'hémorragie était impressionnante.
Le dræneï sentit son cœur souffrir. Battre était soudain terriblement difficile. Chaque pulsation lui arrachait une grimace de douleur aiguë. Il se pencha en se contorsionnant et en laissant échapper des râles, sous le regard fixe du capitaine.
Derrière ce dernier des dizaines de carriers Défias arrivaient d'un air ahuri, de l'intérieur de la mine. Ils s'avancèrent jusqu'au bord du pont, mais aucun n'approcha. Ils observaient la mort des deux combattants, incrédules, silencieux.


Je l'ai faite, l'erreur fatale, l'hésitation qu'il ne fallait pas avoir. Je vais mourir.
Pulsation, douleur.
J'aurais gardé ma conscience jusqu'au bout en fin de compte. Je n'aurai pas été dépossédé. Mais mon cœur brûle si fort… C'est un anti-coagulant, à coup sûr, et extrêmement puissant. Je ne pensais pas que ça produirait une telle chaleur…
Pulsation, douleur.
… Je ne veux pas mourir ! Je ne veux pas ! J'ai… envie.

Pulsation, douleur.
Envie, oui… envie… De ? Vivre ? Ce feu s'étend à tout mon corps, tout s'embrase, mon cœur se serre si fort, si fort ! J'ai tellement envie… de ?
Pulsation, douleur.
DE ME VENGER ! Retrouver l'orc, le faire payer, le torturer, lui, ses semblables, les étriper, tous, les exterminer, eux, leurs villes, leur passé, tout détruire, tout raser, tout, même les ruines, les forêts, les vallées, tout effacer, tout CONSUMER !
Pulsation, rage.


Van Cleef et les mineurs ouvrirent de grands yeux qui brillèrent en reflétant l'éclat des flammes.

Stropovitch se redressa, les yeux flamboyants, et un grondement retentissant s'éleva des tréfonds de son être et résonna dans la caverne. Dans une grimace atroce il se releva. Sa peau devenait rouge.
La fille regardait toujours, hallucinée.
Sa poitrine vibra visiblement, son cœur apparaissant en noir sur la peau rouge. Tout son corps se veina de noir. Son visage se fendit d'un sourire démoniaque.
Les mineurs crièrent, quelques-uns s'enfuirent mais le plus grand nombre était immobilisé par la terreur.
Un grondement surpuissant détonna dans la caverne. L'air autour du dræneï ondula sous l'effet de la chaleur infernale qu'il dégageait.
Alors, il parla ! Stropovitch ouvrit la bouche et d'une voix d'outre-tombe qui n'était pas la sienne dit :
« JE… ME SENS… BIEN. »
Le corps de Van Cleef s'enflamma à ces paroles. Il hurla, torche vivante.

Les mineurs, les jambes rompues par la panique, rampaient en couinant vers la sortie.
Stropovitch prit un air carnassier. Ses mains serrèrent ses épées chauffées à blanc.


« Question discrétion, c'est raté, vieux. »
Jack se curait les dents consciencieusement. Il tenait la fille par la main. Elle se cachait derrière lui, tremblante.
« On t'demande de libérer un'fille et tu fais quoi ? 'lors si j'ai bien compris l'histoire, tu tues tout l'équipage, Van Cleef, tu coules le navire, tu tues l'intégralité des mineurs, tu détruis la forge cachée d'la Confrérie, tu sors, tu réduis en cendres Ruiss'lune, et pour la beauté du travail bien fait, tous les camp'ments Défias d'la zone. »
Stropovitch, l'air soucieux, regardait pensivement ailleurs. La vieille folle d'aubergiste était, on ne sait pourquoi, hilare.
« Sans oublier la gamine qui m'dit tantôt que t'es rev'nu la chercher que l'lendemain, et qu'tu t'étais transformé en monstre. J'dis pas qu'j'y crois pour les détails du monstre, mais pour c'qui est qu't'as une case en moins, ça d'accord, y a pas d'doute, faut t'fair'soigner mec. Laisser la fille derrière pour aller massacrer tout l'voisinage, c'pas du travail de professionnel, t'es d'accord. »

Le dræneï gardait le silence. Jack jubilait d'avoir inversé les rôles depuis leur première rencontre.
« Mon employeur va pas r'vendiquer la chose, mais vu com'tu t'la jouais quand on s'est vus l'aut'jour, j'vais pas m'gêner pour t'ruiner discrèt'ment ta réputation. Désolé, hein ! »
Stropovitch ne réagit pas. Sa décision était déjà prise de quitter la région.
« Bon v'là ton salaire, dit-il en jetant une énorme bourse sur la table, et profites-en bien t'en auras pas beaucoup d'autres ». Il resta un instant le temps que le mercenaire contrôle le contenu puis disparut avec la fille, sans au revoir.
Stropovitch resta longuement assis, l'air sombre. Avant toute chose, il devait aller trouver Velen à l'Exodar et lui demander conseil.

Chapitre 5

« Si nous vous avons appris à lire, c'est pour une raison très simple, celle-ci ! »

L'austère dræneï vêtu de lourde plaque dorée désigna à la jeune assemblée, assise à même le sol, les rayons chargés de la bibliothèque.

« A partir d'aujourd'hui, nous tenterons ensemble de vous amener à la Lumière. Cette voie est ardue. Pour une raison très simple. » Déjà deux fois, notai-je. Pour Maître Kalten, tout était toujours simple.

« La Lumière est un élément, comme le feu, le givre, la nature, les arcanes, d'où il découle une école de magie spécifique. Mais elle est un peu plus que cela. Comme l'Ombre la Lumière n'est pas un élément neutre moralement. Elle se situe à un autre plan, au plan spirituel, celui de la lutte du bien et du mal. »


Certains enfants écarquillaient des yeux incompréhensifs.

« Le feu ou le givre, vous les avez autour de vous, dans votre réalité, tous les jours. Il suffit de se les approprier et d'apprendre à les manipuler. Alors que l'Ombre et la Lumière, il faut avant cela aller les chercher dans leur plan. Et comment fait-on ? Eh bien très simplement ! »

Je sentais qu'il allait vite m'énerver avec sa simplicité.

« Vous devez d'abord vous imprégner de ces principes », dit-il en brandissant un énorme livre à la couverture luxueuse sertie de joyaux. « Une fois que vous aurez fait vôtre tout cet enseignement moral, vous deviendrez irréprochables et ne connaîtrez plus le doute ni l'hésitation. La tentation du péché ? Vous ne saurez plus ce que ça veut dire. Une décision à prendre ? Vous prendrez immédiatement la bonne et vous y tiendrez quoiqu'on vous dise. Vous saurez faire la part des lâches et des braves dans votre entourage. Vous aurez l'étoffe dont on fait les héros. »

Un silence époustouflé s'empara de l'assistance. Tous ces enfants voyaient déjà leurs noms dans les légendes.

« Ensuite nous passerons à la repentance de tous vos péchés passés. Forts de cet enseignement moral, vous passerez en revue tous vos actes passés et en ferez confession minutieuse à vos enseignants. Pourquoi, me direz-vous ? Pour une raison très simple : la paix. Pour être définitivement prêts à recevoir la Grâce, vous devrez faire paix et tranquillité en votre âme et conscience. »


Il sourit tel un bienheureux en regardant les enfants.

« N'est-ce pas merveilleux ? Je vous propose la pureté éternelle. Alors seulement vous serez aptes à communiquer avec le plan de la Lumière. »

Il n'y eut évidemment pas d'objections.

« Pour ces deux premières phases, il n'y aura pas de test, nous nous fierons entièrement à vous. Pourquoi tant de confiance ? Très simplement, parce que si vous les avez échouées vous échouerez également l'enseignement pratique. Vous n'obtiendrez pas la Grâce de pouvoir faire agir la Lumière dans ce plan par l'intermédiaire de votre volonté. Donc nous ne nous inquiétons pas : lisez ces livres de sagesse en diagonale, ne les apprenez pas, n'assimilez ni n'appliquez ces principes, n'avouez pas vos fautes, mentez aux autres et à vous-mêmes ; et vous pourrez aller vous amuser avec les maîtres des mages, shamans, voire, ajouta-t-il avec un pouffement méprisant, pour les imperméables à toute forme de magie, guerriers. »


« Roulalaaaa, quel air messant ! Zavez l'air d'écrire un truc qui vous fâsse monsieur Grand Baraque. »
Pour le coup, la petite voix flûtée de la gnomette radoucit totalement Stropovitch. Il ferma son carnet et se redressa dans le hamac. Ils étaient les deux seuls passagers de ce bateau pour l'Exodar – plus exactement l'île de Brume-azur sur laquelle le vaisseau s'était écrasé un an auparavant. La petite créature avait d'adorables grands yeux en amande couleur noisette, et les cheveux châtains-roux coiffés en deux nattes enroulées de chaque côté du crâne. Son air était curieux et réjoui.
Stropovitch lui sourit, griffonna sur une feuille, la déchira et la lui tendit.
« Oooooooh vous êtes muet ? Mazette zavez dû apprendre l'écriture de tout le monde après votre atterrissaze zêtes courazeux. »
Autre feuille.
Elle rit. Du plus attendrissant petit rire de gnomette du monde.
« Oh bah moi zallez rire, si ze suis dans ce bateau pour l'Exodar c'est par puuuuuuure curiosité. »
Le dræneï, amusé, leva un sourcil.
Elle se hissa dans le hamac adjacent et s'assit en tailleur au milieu.

« Comme zen ai assez d'être la meilleure et que c'est ennuyant à la longue bah ze prends des vacances et me suis dit : zou z'ai zamais visité l'Exodar, paraît que les gars de chez vous y zy vont pas par quatre semins pour construire un vaisseau, que c'est tout grand et tout. »
Autre feuille.
« Ce que ze faisais ? » Elle rit de nouveau – pour le plus grand plaisir du dræneï. « Ze fais partie de la meilleure équipe de gladiateurs du monde, vi môssieur. »
Stropovitch s'ébahit. Il avait en face de lui une combattante d'arène, une de ces personnes qui s'affrontaient en huis clos dans des explosions de magie et des tourbillons de lames pour se placer parmi les meilleurs dans un championnat mondial permanent.
La terreur des arènes mâchonnait son index d'un air pensif.
« Zaurais bien aimé t'avoir comme guide mais un guide muet… » et elle s'esclaffa. « Bah on peut essayer qu'est-ce t'en dis l'armoire à sabots ? »
Stropovitch acquiesca.
Autre feuille.
« Marrant ton nom. Moi c'est Thiwwina », dit-elle avec un accent enfantin et un grand sourire lumineux.

Le dræneï était conquis.


L'amarrage de Valaar était calme, il n'y avait absolument personne. Le soleil là-bas se noyait dans la mer en jetant ses derniers feux à travers de lourds nuages de pluie. L'équipage – trois hommes seulement apparemment – se demandait dans un coin s'ils allaient faire halte ici ou non.
« C'est normal que ce soit désert ? demanda Thiwwina. Ze veux dire, y a encore du monde à l'Exodar où vous vous êtes tous dispersés ? »
Stropovitch fit non de la tête et prit le chemin qui s'enfonçait dans l'île. La gnomette lui emboîta le pas, jetant des regards curieux autour d'elle, à l'affût du moindre élément de décor inconnu, exotique.
Elle aperçut enfin au-dessus des arbres une pointe lumineuse.
« Waaaaaaaaaaah ».
C'était de toute évidence le sommet d'un gigantesque bâtiment. Dans la pénombre du crépuscule elle ne pouvait voir distinctement, mais les parois du vaisseau semblaient incrustées d'énormes cristaux émettant une lumière rose diffuse.

« Hmmmm c'est pas à la gnome que vous avez conçu votre enzin, l'est mazique ce truc, ze le sens, ce n'est qu'une grosse masse imprégnée de mazie, la plus grande condensation que z'ai zamais vue, d'ailleurs. Me demande d'où vous sortez ces cristaux. » Stropovitch exprima l'ignorance. Les yeux de Thiwwina brillèrent de curiosité. « Faudra que ze retourne en Outreterre, zai dû rater un truc, vers Raz-de-Néant, z'ai trouvé la rézion mosse alors z'ai pas vraiment exploré, mais ça sentait la mazie à plein nez, ze suis sûre que ze trouverai des infos là-bas. »
Stropovitch s'arrêta, interdit. Cette gnomette était allée à Draénor ? Il reprit son chemin, pensif.
« Qu'est ce que t'as Stropo ? » lui gazouilla-t-elle en faisant de petits bonds à côté de lui.
Il griffonna quelques mots, lui tendit la feuille.
Elle plissa les yeux pour parvenir à lire malgré l'obscurité. Et s'esclaffa.
« Ah bah hein essanze de bons procédés très ser, ze me ferai une zoie de vous guider en Outreterre après notre visite ici ! »
Stropovitch lui adressa un sourire reconnaissant, et elle lui refit le coup du grand sourire lumineux version « ah non pitié ne me dites pas que je vais tomber amoureux d'une gnomette ! »
Ils rirent ensemble.


« Ah vi quand même c'est assez impressionnant. »
La partie émergée du vaisseau s'élevait en pointe à une trentaine de mètres de hauteur, toute de métal scintillant et de ces fragments minéraux roses qui chantaient un petit air cristallin. « C'est zoli ze trouve, et pis c'est grand, y a de quoi mettre un peu de monde là-dedans, mais pour un peuple c'est pas grand'çose, devez pas être nombreux les rescapés. » Stropovitch eut un sourire triste. Il lui fit signe d'entrer. Les gardes les saluèrent d'un hochement de tête et s'écartèrent. Stropovitch hocha dignement la tête en réponse ; suivi d'un tonitruant « Bonsoir messieurs Baraques ! » sur pattes. Stropovitch ne put s'empêcher de rire, suivi de près par les gardes eux-mêmes quand ils se remirent de leur étonnement.
La touriste et son guide s'enfoncèrent dans les entrailles du vaisseau par un long couloir bordé de débris de métal et de cristaux – qui l'éclairaient. « Oulalaaaa mais dis donc c'était pas une petite çute que zavez fait là pour que ça s'enfonce autant dans le sol ! » Le dræneï fit une moue.
Ils pouvaient entendre, grandissant, le brouhaha confus de la vie du vaisseau. Deux dræneïs accompagnés de deux Elekks lourdement chargés les croisèrent, en jetant un regard étonné à la gnomette.
« Ah bah zont zamais vu de gnome ici faut croire. En tout cas ça me rassure à ce que zentends y a encore du monde là-dedans. »
Ils débouchèrent dans le hall du vaisseau.
Le hall était d'une immensité à laquelle Thiwwina n'était pas préparée : bouche bée et les yeux comme des soucoupes, elle regarda pour une fois sans parler.

Du plancher à la voûte il y avait au bas mot cinquante mètres. La salle faisait également une bonne soixantaine de mètres de diamètre. Au centre, jaillissant d'un puits de vingt mètres de diamètre bordé d'énormes cristaux, une colonne de lumière rose au chant cristallin. Les parois violettes réfléchissaient cette lumière tout en diffusant la leur propre. Tout le hall baignait dans un brouillard de lumière magnifique, qui rendait flou tous les contours et toute la vie qui l'agitait.
Car en contrebas, autour du puits, Thiwwina put voir des dizaines de dræneïs conversant, commerçant, promenant, s'affairant, des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, oisifs ou pressés, sereins ou inquiets. Tout autour des arches, des entrées vers d'autres parties du vaisseau – dont elle ne distinguait pas les dimensions, mais qui semblaient tout aussi vastes.
Un papier s'agita devant elle.
Elle cligna des yeux comme sortant d'un rêve et lut pensivement le mot. « Je te laisse visiter, tu me poseras toutes les questions que tu voudras après. Fais attention à rester respectueuse. Moi je dois aller voir notre Prophète, tu ne peux m'accompagner. On se retrouve à l'auberge – il n'y en a qu'une, près de la sortie du couloir, juste derrière toi, établie exprès pour les visiteurs comme toi. »
Elle leva les yeux vers Stropovitch – elle lui arrivait au genou –, lui sourit et acquiesca avec enthousiasme. Soudain, elle disparut. Stropovitch soupira. Une mage, évidemment. Rien de tel pour fouiner que de se téléporter partout.
Il prit une grande inspiration et descendit la rampe qui menait au hall. Les dræneïs le regardaient tandis qu'il fendait la foule calmement. Certains hochaient la tête poliment, d'autres le regardaient impassiblement. Quelques-uns le fixèrent avec suspicion, voire s'éloignèrent à son passage avec peur et mépris.
Une main gantée de plaque s'abattit sur son épaule – qui ne broncha pas, d'ailleurs.

« Tiens, qui voilà ! De retour à la maison ? »


Darotân. Une colère extrême s'empara en rafale du dræneï, une rage qui manqua de le faire imploser. Ses yeux rougoyèrent des braises de la haine. C'est du passé tout cela. Je DOIS me contenir. Absolument. Par respect pour Velen. Pour ne pas souiller de sang la lumière des naarus .

Il se retourna vers un dræneï vêtu d'une magnifique armure dorée et ornementée, armé d'une énorme masse scintillante dans le dos, toute ouvragée et sertie de gemmes à l'éclat sans défaut. L'ensemble de l'équipement devait peser une tonne, mais il le portait comme si de rien n'était. Remarque, certains n'ont pas à s'encombrer de leur cerveau, ça laisse de la marge sur l'armure.
« ça fait un bail vieux frère ! » s'exclama-t-il en lui broyant l'épaule, l'air sarcastiquement joyeux. Tout le hall l'entendait – et l'écoutait, d'ailleurs. « Quelle coïncidence, je venais rapporter à Velen les progrès de la Lumière en Outreterre – et ma modeste participation dans cette entreprise, ajouta-t-il d'un air fat. Et je te trouve, mon bon camarade ! Nous qui avons étudié ensemble ! Enfin, pas très longtemps en fait », appuya-t-il avec un petit rire grinçant. Quelques personnes pouffèrent dans l'assistance. « Tu viens toi aussi lui raconter tes exploits ? Laisse-moi deviner, tu as achevé avec succès ta grande campagne de dératisation du Tram des Profondeurs ? » Il rit à gorge déployée ainsi que quelques autres autour de lui. La plupart sourirent de la pique du paladin. « Allons allons, dit-il, les larmes aux yeux d'avoir tant ri, ne le prends pas mal mon frère, une petite taquinerie bon enfant, rien que de très affectueux ! Allons trouver Velen ensemble ! » Il lui passa un bras autour des épaules et joignit son pas au sien, tout en prenant bien soin de s'appesantir sur le guerrier. Mais le dos de Stropovitch ne fléchit pas d'un iota. « Il va être bien content de nous voir, j'en suis sûr. C'est qu'il aime tous les ressortissants de son peuple, lui, quoi qu'ils fassent, quels qu'ils soient, hmm ? Quelle bonté inégalable, n'est-ce pas, à laquelle nous ne pouvons qu'aspirer ! » Il se pencha l'air goguenard pour capter une expression sur le visage de Stropovitch.
J'aurai ta peau. Un jour, je te tuerai, Darotân. J'en fais le serment.

Chapitre 6

Kalten m'avait demandé d'attendre. Cela faisait une demi-heure que, debout, je scrutais les visages impénétrables des Boucliers de Velen, sa garde rapprochée.

Enfin une sentinelle reçut un message d'une autre sentinelle et vint me chercher.

On m'introduisit dans un couloir bordé de vigiles, puis dans une vaste pièce lumineuse, dont le mur circulaire était recouvert d'étagères envahies d'énormes livres.

Au centre, une table. Trois sièges. Kalten à droite, Velen à gauche – qui me fixaient impassiblement – et, dos à moi, le siège qui m'était destiné.


Je déglutis et m'avançai. Lentement. Les yeux au sol. Et m'assis enfin. Les yeux sur la table – à fixer la plume d'or, la feuille de parchemin et l'encrier de khorium pur qui y étaient disposés. Je sentais près de moi l'aura de Velen – l'aura de la ferme bienveillance faite chair. Velen, êtes-vous un dieu…

La voix la plus grave de l'Univers, qui résonnait comme dans une grotte.

« Mon enfant… »

Prophète, vous le Bon, vous l'amour, vous le Père, vous que je vénère et aime, je le sais, je vous ai déçu… Des larmes coulèrent sur mes joues.

« Kalten me dit que tu es imperméable à la Lumière… explique-moi, Stropovitch, explique-moi, je t'en prie, je ne comprends pas… »

Je levai mon visage larmoyant vers lui. Il était sincèrement et profondément attristé… J'ai voulu mourir en cet instant.


Je saisis d'une main tremblante la plume et me mis à écrire très vite et très mal, sans rien voir à travers mes yeux noyés de désespoir.

Enfin je m'adossai brutalement à mon siège et arrêtai de respirer. C'était écrit.

Kalten sortit d'une poche de chemise une paire de lunettes à la fine monture dorée et la mit d'un geste élégant. Puis il saisit la feuille mouillée de larmes en en pinçant un coin avec deux doigts. Avec l'air de déchiffrer un message crypté, il lut à voix haute à l'attention du Prophète, lequel, le regard empli de compassion, considérait l'enfant blotti et secoué de sanglots, triste petite boule de malheur.

« Ô grand Prophète j'ai lu la totalité des livres de sagesse de la bibliothèque, j'ai tout compris tout appris et j'ai voulu faire miennes toutes ces exigences de vertu, de recherche de justice en son cœur et dans le monde, de force, de volonté, de sacrifice, d'amour. J'ai aimé cet enseignement même et l'ai trouvé beau. »

Oui, beau. Si beau. Comme vous, Prophète. Si cet enseignement avait un visage, ce serait le vôtre.

« Mais mon âme ne veut pas trouver la paix. Je ne parviens pas à faire le vide en moi pour accueillir la Lumière. Je sais que je n'ai pêché d'aucune façon dans mon passé, mais cette chose dans mon cœur ne veut pas me laisser trouver le repos de la conscience. Depuis que je me suis réveillé ce jour-là l'angoisse ne m'a jamais quitté. »


Elle sourd en moi à chaque seconde, je l'entends, comme un autre cœur dans mon cœur, qui a toujours un battement d'avance.

« Elle est mon péché, qui me tache sans que j'en aie commis. Je suis devenu impur sans encore savoir le sens de ce mot. Je ne peux recevoir l'enseignement de la Lumière. Je suis indigne de votre attention, Prophète. »

Kalten, embarrassé, considéra quelques instants encore ce texte, inattendu de la part d'un enfant.

Et là il se passa quelque chose d'extraordinaire.

Les yeux millénaires de Velen s'embuèrent. Je restai interdit, ne sachant que penser, désirant disparaître. Sa main attrapa mon bras avec douceur et il m'attira à lui. Il me prit dans ses bras.

Son aura m'investit. Ma peau frémit puis ondula d'une douce chaleur. Mon cœur s'apaisa, mes peurs, mon désespoir, mes remords, tout se dissipa telle une brume qui s'effiloche. L'unique moment où j'éprouvai la Sérénité. Moment dont je garde le souvenir tel un trésor.


« Mon enfant… » murmura-t-il de sa voix caverneuse, où j'entendis l'écho d'une tristesse elle aussi millénaire, celle que la perte d'amis, de parents et de milliers de ses frères à travers les âges avait laissée dans sa mémoire profonde comme l'éternité.

« Tu es donc bien perdu… »

Je me noyai dans sa tendresse, m'y blottis et sans m'en rendre compte glissai vers le seul vrai sommeil que j'aie connu depuis mon immolation.


Escorté d'une demi-douzaine de gardes, Velen apparut. Ses deux visiteurs mirent genou à terre.
« Je vous salue, ô grand Prophète, déclama Darotân.

— Stropovitch… » répondit Velen sans un regard pour le paladin.

Son air était inquiet. S'il pouvait deviner la raison de la venue du paladin, la visite du guerrier n'augurait rien de bon.

Stropovitch s'inclina avec l'expression d'un profond respect.

Velen se tourna vers Darotân, lequel restait interdit d'avoir été quelques secondes invisible.
« Et vous, Maréchal Darotân… » Le Prophète hocha la tête pour les saluer. « Maréchal, auriez-vous l'obligeance de me laisser d'abord seul avec Stropovitch. Je vous recevrai avec plaisir plus tard dans la journée.
— Merci de me faire cet honneur, ô grand Prophète », répondit Darotân qui, perplexe, se releva et s'en retourna.

Velen et Stropovitch, silencieux, traversèrent le couloir et allèrent s'asseoir au centre de la salle du fond. Comme il y a dix ans.


Quelques secondes plus tard, la plume, l'encrier et un parchemin vierge vinrent orner la table.

Velen scrutait le visage de Stropovitch pour lire en lui. Je ne comprendrai jamais cette sollicitude grand Prophète. Je ne la mérite pas. Vous êtes trop bon – infiniment. J'ai besoin de votre aide, mais pourquoi me feriez-vous l'honneur de me l'accorder ? Pouvez-vous seulement m'aider maintenant que j'ai de nouveau manifesté ces symptômes ? Si vous n'avez pas pu me purifier, comment pourriez-vous y parvenir maintenant ?

La voix résonna. Stropovitch ferma les yeux pour mieux écouter son corps vibrer à chaque syllabe. « Stropovitch, je me suis beaucoup inquiété pour toi… Si tu es revenu… c'est que c'est arrivé… » Le guerrier hocha la tête avec fatalisme. « Je veux connaître chaque détail. » Stropovitch lui tendit une dizaine de feuilles de carnet déjà rédigées.

Velen les lut avec grande attention. Puis il les posa sur la table et mit ses yeux dans ceux de Stropovitch.

« C'est malheureusement ce que je pensais. »

Quoi ? Quoi ?
« Le feu ne dort pas. L'Ombre peut rester tapie, et démontrer mille ruses pour arriver à ses fins. Le feu non. » Que voulez-vous dire grand Prophète je vous en prie expliquez-moi délivrez-moi. « Depuis le début il brûle et dévore et grandit. Que brûle-t-il, où grandit-il, je ne sais pas. Il y a plusieurs plans de réalité en-dehors mais aussi en nous-mêmes. Dans tous les cas c'était une idée inexacte de penser que tu deviendrais un démon. » Je ne comprends pas. « Le démon est en toi, Stropovitch. Il est en gestation depuis le début. Et un jour naîtra. Et ce sera ta fin. »

Non…

Le guerrier se prit la tête dans les mains, le cœur asphixié d'angoisse.


« C'est une bonne chose que tu aies gardé en mémoire tout cela, même si tu ne te contrôlais pas. De fait le démon a parlé, alors que toi tu ne le peux pas. C'est de ce fait précis que je conclus ce que je viens de dire. »

En effet, c'est l'évidence même.

« De plus il a déclaré se sentir bien. Signe que son éveil est proche. »

Je vais bientôt mourir. Mais mon corps disparaîtra-t-il, définitivement consumé, ou sera-t-il possédé ?

Velen soupira et alla prendre un imposant ouvrage à la couverture surchargée de gemmes et de dorures. Il le feuilleta.


« Je n'avais jamais pensé à cette éventualité, ni personne d'autre. Nous étions obnubilés par la thèse de la corruption. Mais ce démoniste n'était manifestement pas n'importe quel démoniste. Il cherchait un hôte pour un démon. Ce qui est un procédé somme toute inhabituellement long et retors pour créer un soldat de la Légion. »

Donc ce démon n'est pas n'importe quel démon non plus…

« Je crains que la Légion ne soit en train d'expérimenter une nouvelle forme de création de démons… et de démons d'une puissance redoutable. Comme en plus tu es le seul cas de ce genre à ma connaissance, ce démon doit être le fruit unique d'une expérience exceptionnelle. Je ne prends pas trop de risques en imaginant que ce démon qui grandit en toi est destiné à être l'un des fleurons de l'armée de Sargeras. »

Velen reposa le livre et planta de nouveau ses yeux dans ceux de Stropovitch.

« Ou alors il n'y est pas destiné… il était déjà un des fleurons de son armée, vaincu, et ils essaient de le ramener. Nouveau ou ancien seigneur-démon ? Et pourquoi choisir le corps d'un enfant dræneï pour cela ? Je l'ignore et j'y réfléchirai. »

Aaaaaah, cette main qui tremble, ces larmes indignes qui coulent sur le parchemin ! Stropovitch tendit au Prophète un amalgame de signes mal tracés sur une feuille froissée par la fébrilité de ses mouvements.


Velen lut et s'assit. Il baissa les yeux et garda le silence quelques instants.

Répondez ! Dites quelque chose ! Peut-on encore me sauver ?

Velen releva la tête et regarda Stropovitch avec tristesse et compassion. Plus exactement, Velen était précisément en cet instant la tristesse et la compassion.

« Mon enfant… C'est le dernier recours mais nous ne pouvons prendre davantage de risques. Fais-moi confiance, moi qui t'ai toujours chéri et aimé, dit-il en lui prenant les mains dans les siennes. Il va falloir mourir. Pour tuer la chose avant sa naissance. »

Mourir… Le dræneï ne réagit pas, le regard dans le vague, comme soudain décroché des choses.


« Mourir debout, Stropovitch ! dit Velen avec une divine fermeté en se levant. Tu es noble, tu es fier, tu es Dræneï ! Qu'importe tout ce qu'ont pu dire tes frères jusqu'à présent ! Aujourd'hui prouve que tu es un héros, deviens un symbole de la valeur de ta race ! Debout ! »

Le guerrier se leva lentement, toujours sous le choc. Mourir. Mourir pour ne pas risquer que soit engloutis dans le feu du démon terres et peuples. Mourir après onze ans volés, que l'on ne m'aurait pas accordés si l'on avait tout su depuis le début. Après tout ce que j'ai vécu, réaliser qu'il aurait mieux valu n'avoir jamais existé…

Le regard de Stropovitch sortit des brumes qui l'enveloppaient et rencontra celui de Velen.
Une grande émotion envahit les deux dræneïs, mais ils n'en laissèrent rien paraître. Le Prophète posa une main sur le front de Stropovitch. Ils se regardèrent dans les yeux pendant l'incantation. Le guerrier esquissa un sourire quand une colonne de flammes sacrées s'abattit sur lui.

Deuxième partie : Guerrier

Chapitre 7

Kalten vint me trouver dans ma chambre le surlendemain de l'entrevue avec Velen, au matin. Je ne dormais de toute façon pas. J'avais passé la nuit à pleurer de rage et d'impuissance et à maudire mon sort et le démoniste qui l'avait scellé.
J'avais entendu les échos d'une conversation brève avec Ondraïev mon tuteur. Puis des pas, et ma porte s'ouvrit. La silhouette massive de Kalten.
« Stropovitch, apprête-toi, vite. On a quelqu'un à voir. »
Je m'exécutai aussi vite que possible et m'approchai de lui en m'essuyant le visage du revers de la main.

« Celui à qui je vais te présenter n'aime pas les pleurnichards, me dit-il rudement. Sèche tes larmes en chemin. »
Je fis de mon mieux tandis que nous nous dirigions vers le Hall des Ressources – celui qui deviendrait le Hall du Commerce une fois le vaisseau écrasé. Point d'argent encore, chacun venait chercher ici nourriture et équipement dans les limites fixées.
La lumière diffusée généreusement par les cristaux m'éblouissait. Je me concentrai sur les pas de Kalten pour avancer.
C'est donc en clignant des yeux et le visage marqué de cernes et de traces de frottement que je m'arrêtai, la main de Kalten posée sur mon épaule.
« Stropovitch, voici Arcân, qui est en charge de l'enseignement guerrier dans ce vaisseau. »
Je m'inclinai en me fiant à l'orientation du corps de Kalten, encore trop ébloui pour distinguer nettement ce qui m'entourait. Je sentis un regard dur se poser sur moi. Kalten reprit.
« Tes camarades ne le verront qu'à partir de l'année prochaine pour fortifier leur corps et s'initier au maniement des armes. Nous définirons à la fin de cette année-ci lesquels d'entre eux ne sont pas aptes à suivre la voie de la Lumière et les réorienterons – mais quelle que sera leur voie tous passeront par Arcân. En attendant, tu t'entraîneras avec tes aînés. »
Silence. Je sentais toujours ce regard sur moi. Ma vue achevait de sortir des brumes mais je n'osai finalement pas lever la tête. Je sentis que Kalten était embarrassé par le silence d'Arcân. C'est donc encore lui qui reprit la parole, d'un ton gêné.
« Permettez-moi de prendre congé, maître Arcân. Mon cours m'attend. »

Silence. Kalten hésita puis repartit, perplexe.
Je regardais toujours le sol, l'estomac noué. C'était ce regard qui me pétrifiait.
« Tu vas la lever cette tête, bâtard ? » Le cri résonna dans tout le Hall, alertant tous les fournisseurs qui installaient leurs étals.
Mes jambes se dérobèrent sous moi. Piteusement assis par terre, je considérai enfin mon futur maître.
C'était le dræneï le plus grand et le plus massif du vaisseau. Sa peau était d'un bleu argenté, le front vaste et bosselé, la chevelure longue et sauvage. Mais le plus étrange était que ses yeux ne brillaient pas. Ils étaient même d'un noir de jais. Les bras croisés, il avait planté ses yeux dans les miens.
Il reprit la parole, mais pas d'une voix vraiment radoucie. Il avait visiblement l'habitude de parler très fort.
« Mon nom c'est peut-être Arcân mais la magie et moi ça fait deux. Quand l'autre illuminé de Kalten m'a sorti hier soir qu'il existait un jeune comme moi, pour qui la Lumière c'est comme la poésie pour un ogre, bordel, j'étais heureux. Je lui ai même demandé de t'amener pour ce matin, première heure. Et je vois quoi ? Une quiche molle. »
Il soupira. Je baissai la tête, me retenant de pleurer de rage – tant ma honte était grande.
« Mais rêve pas gamin. Contrairement aux autres, tu vas être avec moi tous les jours toute la journée. »

Il me fit un grand sourire sadique.
« Et j'ai bien l'intention d'en profiter. »
J'eus peur.
Mon entraînement commença la minute suivante.


Pulsation.
Le sang qui se remet douloureusement en branle, et chauffe sur son passage la chair engourdie. La peau qui sent frémir chaque pore sur la crête de la vague de chaleur.

Pulsation.
Les doigts qui vibrent. Les nerfs qui se réaccordent un à un, pour reprendre où ils l'avaient laissée la musique des sensations.
Un temps d'attente. Le cœur qui n'ose croire en cette renaissance.
Pulsation !
Des connexions qui se font dans l'esprit, lentement, les unes après les autres, comme des griffes encore raides agrippant des bras eux-mêmes griffus qui recherchent déjà le chaînon suivant. La conscience s'éveille. On sent d'abord son cœur, puis ses doigts qui tremblent. On prend une grande inspiration et ça rappelle quelque chose. On se souvient d'avoir déjà respiré.
Pulsation.
Et de ce seul souvenir tous reviennent en grappes, des images, des sons, flous. Et se peint de nouveau le grand tableau du moi, d'une main sûre, qui travaille vite et bien, sans retouche. D'abord un grand seau de blanc balancé sur le noir. Puis un énorme trait sombre qui surgit d'en bas, qui se ramifie et s'orne de toute la gamme des couleurs et s'affine en se divisant ; puis se cisèle le feuillage en infinies arabesques ; arborescence fulgurante ; jaillissement de l'édifice branlant de l'identité, qui hésite, hébété, chancelle… mais le pilier de la volonté soudain vient le soutenir de son assise inamovible, cette volonté première, têtue, obstinée, qui ne demande l'avis de personne : la volonté de vivre.
Pulsation. Le cœur qui repart, confiant, pour la course sans étapes de l'existence.
Et on ouvre les yeux.

C'est cela, ressusciter.


Stropovitch se redressa lentement, la main levée devant les yeux, ébloui par la lumière qui baignait l'endroit.
La conscience bercée par un chant cristallin.
O'ros
Hormis ce chant tout était silencieux. Peu à peu, sa vue se précisa.
On l'avait vêtu d'une robe d'un blanc immaculé, et étendu sur une plaque du même blanc, d'une matière indistincte, épaisse de quelques centimètres, parfaitement rectangulaire et lisse, et flottant à un mètre du sol.

Devant lui, au centre de la salle ronde, O'ros le divin naaru scintillait.
Un naaru, ce n'est pas un être vivant tangible. C'est comme un symbole mystique, une rune du livre de la Vérité à qui un dieu aurait donné réalité et conscience. Chaque membre ou plutôt trait du symbole suit les autres sans y être relié matériellement, et l'ensemble reste en suspens dans l'espace, entité faite d'une magie intarissable et d'une sagesse millénaire.
Derrière le naaru, en demi-cercle et sur trois rangées se tenait une assemblée de vénérables dræneïs en robe blanche, debout, l'air grave. Il y avait là Velen, les Anciens et le Conseil, et tous les maîtres. Stropovitch n'en reconnut que peu, car ils étaient tous nimbés – tableau irréel et magique aux allures de cérémonie sacrée – de la lumière du naaru.
Ce dernier alors parla. Ou plus exactement une voix résonna dans les esprits de tous les présents.
« Stropovitch enfant du peuple martyr, j'ai senti ta mort et en fus contrarié. Alors j'ai décidé, ai fait venir Velen et ta dépouille, ai accompli ce que le Prophète Père de ton peuple projetait, j'ai fouillé tes entrailles j'ai fouillé ta mémoire j'ai fouillé l'âme même. Stropovitch enfant du peuple béni, à moins que ce mal puisse échapper à un naaru, or nul mal ne peut m'échapper, le démon est mort avec toi. Stropovitch enfant de solitude et de souffrance, nous te demandons pardon. »
Le guerrier ouvrit de grands yeux étonnés – et émus aux larmes.
« Stropovitch enfant de l'enfance volée, le Prophète, le Conseil et les Maîtres te demandent pardon de s'être fourvoyés dix années durant dans la thèse de la corruption. Stropovitch enfant de la Lumière absente, je te demande pardon de ne jamais avoir pris personnellement ton cas en considération. Stropovitch enfant de l'amour refusé, Velen enfin te demande pardon d'avoir voulu que tu meures fier et debout tout en ayant toujours eu l'intention de te ramener d'entre les morts. Puisse ton cœur se délivrer de toute rancune envers ceux qui furent dans l'erreur mais ne voulurent que ton bonheur, et trouver la voie d'une vie nouvelle. »
Sur la joue de Stropovitch coula une larme de félicité, qui refléta la lumière tel un diamant éphémère.
Une vie nouvelle… Mais où ? Et quelle vie ? Le corps purifié, le passé exorcisé, son existence enfin acceptée par son peuple, tout était ouvert, possible, renouvelé.


Soudain des clameurs se firent entendre au-dessus. Thiwwina déboula dans l'escalier qui descendait dans la salle, riant aux éclats, toute la garde d'élite de Velen aux trousses. Elle se retourna avec un grand sourire – elle jubilait – et d'un léger mouvement de main leur gela tous les jambes, les pieds soudés au sol. Alors elle se tourna vers Stropovitch, puis le naaru, ouvrit de grands yeux, mit les mains sur les hanches et déclama – tandis que les gardes se débattaient en geignant et que sur les visages de la vénérable assemblée en contrebas se pouvait voir un éventail pittoresque d'expressions de stupeur et d'indignation :
« Ah bah ze t'en voulais de pas m'avoir attendue à l'auberze, mais apparemment z'avais oublié de visiter un truc vassement exotique dis donc ! »

Chapitre 8

Les disciples de tous les maîtres se réunissaient à la première heure dans le Hall des Ressources, mal réveillés, maugréant pour la plupart. Nous ne tardions pas alors à entendre exploser dans nos oreilles la voix d'Arcân et ses divers encouragements matinaux (« Allez les fiottes fini de baver sur les coussins ! »). Puis nous devions tous courir une heure en rond dans le Hall, sans nous arrêter. Il en profitait lui-même pour courir avec nous. Quiconque donnait des signes de fatigue pouvait s'attendre à de nouveaux encouragements (« Le premier qui flanche je lui plante une lance et je l'utilise pour laver le sol de ma chambre »). Moi qui au bout d'un mois arrivais encore difficilement à une demi-heure, ai eu bien sûr droit à des pronostics enthousiasmants sur mon avenir (« J'espère que tu sais tenir un balai, Stropo, t'auras pas d'autre arme »). Nous enchaînions immédiatement sur divers exercices, pompes, abdominaux, flexions, avec quelques variantes selon son humeur. Il renvoyait ensuite les futurs prêtres et mages à leurs livres (« Les futures lopettes en tissu pouvez dégager »).
Nous allions alors dans la réserve d'armes d'entraînement non loin prendre tous un exemplaire du type d'arme qu'il nous demandait (« Allez cours de massage aujourd'hui – masse une main ».). Nous nous disposions en rangs. Soit il nous apprenait une nouvelle technique, soit il nous rappelait une déjà connue – puis nous la répétions en boucle. Il passait dans les rangs, arrêtait ceux qui n'exécutaient pas parfaitement le mouvement et leur expliquait leur erreur (« C'est pour frapper ou lancer un hameçon ça ? T'es fatigué ? Moi aussi, de voir des incapables ! »). J'avais un mois de cours de moins que les autres, je ne connaissais au début rien en matière de gardes ou de mouvements de jambes, et je découvrais ce qui était censé être connu ; je fus donc sa cible privilégiée (« Tiens c'est joli ce que tu fais, c'est quoi comme danse ? »).
Les fournisseurs et les gens qui allaient et venaient nous regardaient distraitement, parfois s'arrêtaient un peu, rêveurs ou souriant.
Comme Arcân n'enseignait le matin que les bases de l'escrime, au fil des semaines nous ne faisions plus que répéter un ou plusieurs mouvements connus, à sa fantaisie, et passer ce qui faisait figure de test : des simulations de combat entre nous. Enfin la pause déjeuner arrivait et tous partaient en courant au premier son qui sortait de la bouche d'Arcân pour annoncer la fin de la séance. Les armes d'entraînement étaient balancées sans ménagement dans la réserve. Personne ne se retournait et l'on entendait à peine quelques « au revoir » ou « à demain » sortir de la cohue.
Arcân s'abstenait toujours de commenter ces fins de séance. Goguenard et moqueur toute la matinée, il regardait soudain d'un air grave tous les disciples partir, les sourcils froncés, ses yeux noirs comme jamais.
Je n'étais pas si pressé de rejoindre mon tuteur pour notre déjeuner quotidien en tête-à-tête. Je restais un peu en attendant que le calme se fasse dans le Hall, puis me tournais vers Arcân et faisais le geste qui signifie chez nous : « A tout à l'heure » – avant de baisser immédiatement la tête, fuyant son regard. « Oui, à tout à l'heure » répondait-il avec un ton étrange, et je m'éclipsais.
Après une dizaine de jours j'avais un peu moins peur de lui, et finis par trouver la raison de ce ton étrange.
Quand je lui faisais ce signe il quittait cet air sombre. Et il me répondait en souriant.


Le soir tombait dans les Terres Foudroyées. Sur la terre aride et rouge un léger vent glacé faisait tourner lentement des nuées de poussière cramoisie. La présence du Portail des Ténèbres avait transformé une jungle marécageuse en un désert maudit. Même la faune locale avait muté. De son griffon Stropovitch pouvait voir des scorpions géants, d'énormes sangliers rouges couverts de pointes, ou encore de grosses hyènes noires aux yeux étincelants de rage.
Il ne tarda pas à apercevoir Rempart-du-Néant, la fameuse forteresse construite pendant la Seconde Guerre à l'initiative de Khadgar, peu de temps après la destruction du Portail. Construite sur une élévation, elle avait vue sur toute la vallée désertique. C'était un petit bastion carré mais aux murs hauts et épais, des tours et un donjon coiffés de sentinelles – du bel ouvrage simple, solide, bien placé, en un mot efficace, habité et protégé par des soldats de Stormwind. Désormais Rempart-du-Néant constituait la dernière halte de toute force Alliée avant de quitter ce monde pour Drænor – enfin l'Outreterre comme ils disaient.
Stropovitch tourna la tête en direction du sud mais ne put distinguer la Porte dans la pénombre. Il frissonna – le fond de l'air était glacial.

Thiwwina l'attendait déjà près du maître des griffons – sa monture avait été un peu plus rapide. Elle l'accueillit en hurlant « Gagnééééééééé ! » avec son fameux grand – et irrésistible, magnifique, tout ça – sourire. Le dræneï sourit en retour. Elle pariait toujours qu'elle arriverait la première – et elle gagnait tout le temps. Eh bien soit, ce serait encore sa tournée.

Voyager avec Thiwwina était une expérience inoubliable dont on ne pouvait se lasser. D'abord, elle parlait tout le temps pour raconter ses mille et un exploits et surtout mille et une facéties. Loin de l'ennuyer, ce babillage incessant enchantait Stropovitch, qui était sous le charme de sa petite voix, et ne pouvait s'empêcher de rire à toutes ces rocambolesques aventures. Ensuite, elle prenait bien soin de ne pas reléguer ses farces, provocations et autres gaffes et acrobaties au passé.
A Auberdine, elle avait déclamé en pleine auberge – comme si seul le dræneï l'entendait : « Moi ze dis que c'est souette que les elfes soient plus immortels, y se sentent moins supérieurs aux autres d'un coup, y font moins les fiers, ça leur a fait les pieds ». Stropovitch s'était soudain senti cerné de regards hostiles. Il avait entendu les crissements imperceptibles des dagues qui sortent de leur fourreau. Il avait posé sa chope, soulevé la gnomette par le dos de sa robe et était sorti – dans un concert de protestations et de cris de la part de la gaffeuse. Ils avaient dû continuer leur voyage immédiatement – tant pis pour la nuit dans une chambre confortable.
A Menethil, elle s'était lancée dans un grand discours sur les effets bénéfiques des plantes à l'attention du maître des griffons local – une humaine souffrant d'un embompoint avancé. Au moment où elle en arrivait aux plantes permettant de lutter contre la rétention d'eau, le stockage des graisses et la cellulite, Stropovitch avait délivré de son supplice la pauvre interlocutrice en plaquant sa main sur la bouche de la gnomette et en tendant au maître un papier commandant un trajet aérien pour la capitale des nains.
A Ironforge, elle avait croisé un paladin nain dont l'équipe avait perdu contre la sienne à la finale du dernier championnat d'arène. Ils s'étaient fusillés du regard puis Thiwwina avait dit très haut à l'attention de Stropovitch : « Ce que ze trouve marrant quand ze zèle un nain, c'est que quand ça dézèle ça fait une flaque zaune par terre tellement la barbe est imprégnée de bière et que ça se lave zamais ». Le teint du nain était passé au rouge pivoine et il l'avait provoquée en duel pour laver l'outrage. Stropovitch avait dû passer l'après-midi à les regarder se battre aux portes de la ville. Après une dizaine de défaites le paladin, la peau bleue de froid, de longues stalactites pendant de sa barbe et de sa chevelure, les mains engourdies et tremblantes, avait enfin abdiqué – non sans un ultime sursaut de fierté, après que les deux combattants aient pris quelques instants de repos : « Alors, avait-il dit d'un air victorieux en désignant la petite flaque qui s'étendait sous lui, c'est jaune ? »
Tandis qu'ils attendaient dans la station le tram souterrain qui reliait Ironforge à Stormwind, elle avait invoqué son élémentaire d'eau – une espèce de grosse boule d'eau tourbillonnante d'où sortaient deux espèces de bras d'eau ornés de bracelets qui contenaient magiquement le tout. « Ze te présente Zarkis. Il a pas de zambes il lévite en propulsant de l'eau par terre – il la récupère grâce aux bracelets, qui en réinvoquent en continu. Ze me demandais si dans le tram il allait être capable de rester sur une passerelle ! » L'élémentaire s'était tant démené pour rester près de la gnomette sur la plate-forme malgré la vitesse du tram, que l'eau glacée projetée à toute force avait éclaboussé et gelé tous les autres passagers. Une fois arrivés à Stormwind les deux compagnons avaient couru vers le maître des griffons avant que les victimes, une fois dégelées, ne leur créent des ennuis.
Enfin, Thiwwina n'était pas seulement bavarde et gaffeuse. Elle était aussi extrêmement curieuse et intelligente. Stropovitch ne pouvait se lasser de voir ses grands yeux noisette pétiller en dévorant tous les éléments du décor. Elle observait tout, posait des tas de questions à tout le monde, sans gêne, et s'émerveillait d'un rien. Quand elle réfléchissait, elle se mordait mignonnement la lèvre inférieure, le regard perdu. Quand elle s'appliquait à faire quelque chose, elle tirait un petit bout de langue avec l'air de loucher. Quand elle venait de faire preuve d'une grande insolence ou de provoquer quelqu'un, elle souriait en montrant toutes ses dents, ce qui décuplait la rage de sa cible. Bref, elle était absolument adorable.

Les deux compagnons s'attablèrent dans l'auberge de Rempart-du-Néant.
Stropovitch, las, était rêveur. Ce qui n'était pas du goût de la gnomette – qui était, elle, infatigable. Elle lui dit avec un grand sourire :
« Tu as vu à quoi ressemble la rézion ? Ze te rassure ce sera le même paysaze de l'autre côté. Tu vas voir un morceau dessiré de ton ancien monde, et en mazeure partie dévasté. » Que de délicatesse et de compassion, c'est trop ! Le guerrier eut un sourire triste.
« Vous prendrez quelque chose ? » demanda l'aubergiste. La gnomette ne répondit pas mais marmonna quelques mots d'invocation, et fit apparaître sur la table rouleaux à la cannelle, pains au lait, gauffres, croissants et un broc d'eau claire – avant de lui sourire en montrant toutes ses dents.
Alors que le teint de l'aubergiste commençait à s'accorder avec la couleur de la région, et que ça sentait l'invitation à sortir voire l'appel de la garde, un petit papier parut sous ses yeux, commandant un poulet rôti et un demi-litre de bière locale.
« T'es pas drôle Stropo tu l'as calmé », ronchonna Thiwwina en regardant le tenancier s'éloigner. Puis elle fit une mine suppliante et demanda de son ton enfantin le plus craquant : « Tu me donneras de ton poulet s'il-te-plaîîît ? » Le guerrier baissa les yeux sous l'assaut et capitula sans conditions.
Le poulet et sa garniture arrivèrent. Le plat fut englouti. Une main se tendit en annonçant un prix. Stropovitch fronça les sourcils.

Inutile de porter la main à sa ceinture, sa bourse venait de disparaître. Ses yeux rencontrèrent ceux de Thiwwina. Elle comprit.
En une demi-seconde le guerrier était dans les escaliers menant à l'étage. Elle bondit au milieu de la salle et gela les jambes de tous les clients. Des cris de surprise et de douleur. Mais elle l'avait vu. Du coin de l'œil, une ombre, là, qui était apparue puis s'était immédiatement évaporée.
Non seulement leur adversaire se fondait dans les ombres, mais il avait échappé instantanément au piège de glace. Ce n'était pas n'importe qui.
Elle se téléporta en un clin d'œil à l'extérieur et provoqua un vent de givre tourbillonnant susceptible de tout geler dans un rayon de dix mètres. Rien. Elle réfléchit une demi-seconde avant d'être assommée par un coup violent sur l'occiput.
Alors Stropovitch sauta de la fenêtre de l'étage et atterrit dans le dos de Thiwwina, avec l'espoir de tomber sur le voleur. C'était raté, mais il sentit avoir effleuré quelque chose sur sa droite. Il se tourna instantanément dans cette direction ; un pas en avant martelé sur le sol ; deux épées fendant l'air horizontalement, sur 180°.
Touché. Quatre centimètres de sang sur la pointe de la lame. Blessure sérieuse.
Stropovitch fouilla la pénombre du regard. Soudain une bourse fut lancée à ses pieds. Le voleur blessé lui rendait son bien pour demander à cesser le combat.

Le guerrier fronça les sourcils, puis hocha la tête. Il ramassa la bourse. A l'intérieur de l'auberge tout le monde hurlait. Inutile de tenter de les convaincre que Thiwwina n'avait pas fait ça pour partir sans payer.
Il soupira et prit la gnomette sous le bras. Il fallait se dépêcher de sortir de la forteresse, et dormir à la belle étoile – heureusement c'était la bonne saison.


Le lendemain Stropovitch se réveilla à l'aube, et la première chose qu'il vit fut la Porte.
Une tache noire sur du rouge, au loin.
Il trembla de nervosité, réveilla Thiwwina et se prépara à repartir.
La gnomette eut deux pages de carnet à lire pour apprendre la fin de l'aventure de la veille au soir. Pendant une heure exceptionnellement elle ne fut pas de bonne humeur. Se faire assommer par un voleur à la manque, elle la championne du monde d'arène ! Elle était vexée.
Stropovitch ne pouvait détourner son regard de la Porte – même quand il ne la voyait plus, il la guettait à travers le relief. Pendant que Thiwwina massacrait toute bête mutée qui s'approchait d'eux, lui avançait, fasciné. Une tache noire sur du rouge vif. Cela semblait un symbole – mais c'était réel. Du moins, à ce qu'on disait. Il savait que des milliers de combattants avaient déjà franchi cette porte, mais son estomac se nouait à l'idée de la traverser, lui.

A mesure qu'ils s'approchaient, elle se dessinait davantage.
C'était un portail dimensionnel, comme du noir qui tourbillonne, comme du vide affamé. L'encadrant, une porte monumentale de dix mètres de haut, constituée de deux piliers, ornés chacun d'une statue représentant un humain encapuchonné, vêtu d'une longue robe, les mains posées sur la poignée d'une épée elle-même debout sur la pointe de la lame, et d'un fronton, orné d'une tête de serpent sculptée. Elle était au fond d'une espèce de petite vallée, dans laquelle se trouvaient quelques machines de siège, quelques soldats, qui ne leur jetèrent pas un regard. « La bataille est de l'autre côté », indiqua la gnomette.
Des marches de pierre.
Le dræneï les gravit, toujours fasciné par le vortex du portail qui faisait frémir l'air d'ondes de néant. Il repensa à sa dernière discussion avec Velen, avant de quitter l'Exodar.
« Mon enfant… avait-il dit après avoir lu des pages de carnet. Je suis heureux que tu aies abandonné ton désir de vengeance. Je comprends que tu aies tout de même envie d'aller en Outreterre, pour voir ce qu'est devenu ton monde natal, et participer à la guerre qui y règne. Mais prends garde, Stropovitch. Même si tu es délivré du démon tu pourrais un jour apprendre quelque chose sur ce qui t'est arrivé. Si cet orc est toujours en vie, n'oublie jamais que ce ne peut être un démoniste de second ordre qui était investi d'une telle mission. Promets-moi de ne jamais combattre seul, de te mettre à la disposition de l'Alliance. Darotân m'a même proposé de s'occuper personnellement de ton intégration dans les forces présentes. Ne fais rien en-dehors de ce que tes aînés auront mûri et préparé. »
Dans son sac, il avait des lettres de recommandation écrites de la main même du Prophète.
Il avait promis.
Et refusé le soutien de Darotân. Et même de faire le voyage de retour avec lui. C'était simplement hors de question.
Mais il avait promis de ne pas combattre seul. Alors qu'il n'avait jamais combattu autrement.

Il était debout face au vortex. Il faisait froid, d'un coup. Comme si c'était le Néant distordu qui allait le happer.
« Bouh le peureux ! » s'exclama Thiwwina en sautant dans le portail. Elle disparut.
Stropovitch ferma les poings, ferma les yeux et fit un pas.
Et un autre.
Et un autre.

Chapitre 9

L'après-midi j'étais seul avec Arcân.
J'appris les bases de l'escrime avec son arme fétiche, l'épée longue. Le premier jour il m'attendit à l'entrée du Hall pour le plaisir de me balancer sans crier gare une épée d'entraînement – que je reçus en pleine figure – et de rire sadiquement en me voyant tomber à la renverse. Il était recouvert d'une armure de plaques complète.
Les gardes. Les jambes flexibles, le genou légèrement plié. « Etre raide c'est être déséquilibré au premier choc. Les jambes doivent toujours être prêtes à compenser les pressions, de quelque côté qu'elles viennent ». Le torse soit face à l'adversaire, soit de profil.
Donner un coup. « Si tu bouges ta lame en restant immobile, ton coup n'aura aucune force, à moins de risquer le déséquilibre ou la création d'ouvertures. Si tu frappes en faisant un pas en avant, ton coup profitera non seulement de la force de tes bras et du poids de ta lame, mais aussi du poids de ton corps. Et plus vite tu exécuteras le coup, plus tu multiplieras la puissance ajoutée par ton poids et celui de ta lame. En bref tu devras à la fois être très fort, très lourd et très rapide ». Démonstration immédiate sur un mannequin grossier. Il donna d'abord un coup oblique simple en restant immobile – il entailla profondément l'épaule de bois. « Hé hé, c'est parce que c'est moi, toi tu l'égratignerais ». Puis il recula d'un pas, adopta la garde de base, puis porta le même coup oblique, mais foudroyant, parfaitement synchronisé avec un pas en avant martelé sur le sol. Le mannequin fut projeté sur vingt mètres, complètement pulvérisé. « C'est pour te montrer ça que j'avais sorti l'armure. En résumé le mannequin la première fois s'est pris les vingt kilos de l'arme, point barre. La seconde fois il s'est pris dans la face mes deux cents kilos plus les quatre-vingt de l'armure plus les vingt de l'épée – en tout trois cents, sans compter la force que mes bras ont pu déployer librement et la vitesse du coup, qui ont doublé ce poids. Quand je frappe, un adversaire lambda a intérêt à esquiver. Même s'il pare, il sera projeté, déséquilibré voire désarmé ». Il planta ses yeux dans les miens. « Si je vais t'enseigner l'escrime c'est pour que tu deviennes bien plus qu'un adversaire lambda. Tu vas apprendre toutes les contre-attaques et feintes à déployer contre des adversaires de ma trempe. Mais tu vas devoir faire beaucoup de sport. Un après-midi sur deux, escrime, et l'autre, musculation et gymnastique. Le jour où tu pareras un de mes coups sans tomber ou mettre un genou à terre, alors tu seras assez fort ».
Je n'ai jamais réussi. Arcân était un monstre.


Stropovitch fut immergé dans une atmosphère chaude et sèche.
Il entendit le fracas d'une bataille toute proche. Il ouvrit les yeux et sortit ses épées du fourreau.
Il était de l'autre côté. A ses pieds, des marches. Un perron monumental. La bataille se déroulait en contrebas, entre des combattants d'Azeroth et des… choses.
Des infernaux. Des démons.
Stropovitch, fasciné, regarda se mouvoir des créatures dont il n'avait jamais vu que des hologrammes dans la banque de données de l'Exodar. Trois mètres de haut, une tête en forme de crâne humain, le tronc et les membres constitués d'espèces de rocs, le tout animé de l'intérieur par une fournaise jaune qui en émane par les orifices du crâne et les articulations du corps : un monstre qu'on ne croit réel qu'après l'avoir vu.
L'assaut fut repoussé. Les forces de l'Alliance présentes étaient étonnamment peu nombreuses, et la vague d'infernaux l'avait été encore moins – quelques dizaines. Manifestement les vraies batailles d'Outreterre se passaient ailleurs. Des guerriers et paladins de diverses races s'assirent sur les marches ; fourbus mais le regard animé d'une sainte détermination.
Ils croient en la justice.
Des personnes passèrent ramasser les morts, soigner les blessés, et distribuer quelque nourriture. De l'autre côté, en arrière-plan, une petite armée de démons qui ne semblait pas pressée d'en finir. Son objectif se limitait manifestement à ne pas laisser les Alliés prendre leurs aises sur les alentours de la Porte – et sans doute sur la Péninsule en général.
« Un avant-goût du reste ! » dit Thiwwina avec enthousiasme. Le dræneï sursauta – il l'avait oubliée. « Des démons y en a plein partout et avec des tronches très diverses ! Y en a un peu en Azeroth mais rien ne vaut la faune de l'Outreterre ! En plus y en a c'est tes ancêtres, tu sais les Ered'ruins là – et ze te parle pas des quelques Eredars qui commandent des forces par-ci par-là – z'êtes entre cousins tu seras pas dépaysé ».

Elle guetta la réaction du dræneï mais fut amèrement déçue – à peine une vague lueur de mélancolie dans le regard. « Soit t'es complètement blasé soit tu es un maître dans l'art de dissimuler tes sentiments. M'est avis que c'est la seconde mais bon, t'es pas drôle Stropo ».
Je sais Thiwwina. Tu l'as déjà dit hier. J'y peux rien.
Il lui sourit. Elle rougit et dit en baissant les yeux au sol, toute gênée : « Rooooh t'es trop zentil Stropo, tu m'en veux même pas de dire des trucs presque horribles. Mais faut comprendre, tu es la première personne que z'arrive pas à énerver ».
Je ne m'énerve jamais. D'aussi loin que je me souvienne, depuis ce jour funeste je ne me suis jamais énervé. La peur, la honte, la souffrance, l'impuissance, le désespoir, le doute, je connais. La colère, non. L'angoisse perpétuelle de réveiller la « chose » m'a condamné au calme.
Le guerrier fronça les sourcils.
Mais je l'ai constaté dans le repaire de Van Cleef… la peur de mourir pouvait l'éveiller. Cependant tout cela est terminé. Enfin.
Il se retourna vers la Porte. Et manqua d'en tomber sous le coup de la stupeur. De ce côté-ci elle était titanesque. Dans les vingt mètres de large et trente mètres de haut. Les statues ornant les piliers étaient semblables. Mais c'était une terrifiante et gigantesque tête de dragon – à l'air mystérieux – qui sortait du fronton.
« Il ne faut pas sous-estimer ces bestioles, ajouta soudain inopinément Thiwwina, en désignant les démons déployés au pied de la Porte. Si on tente de forcer le passage avec une énorme armée tu peux compter que des myriades de créatures maléfiques apparaîtront et ce sera la guerre. Or aucun des deux camps ne la veut, la guerre, sauf si l'un force la main à l'autre. Nous, parce qu'on sait pas encore exactement combien ils sont et comment ils sont organisés. Et eux, parce qu'ils finalisent encore les préparatifs de l'invasion – voire d'autres prozets terribles que nous n'imazinons pas. C'est pour ça qu'on s'envole un par un pour Sattrath avec les griffons qui sont en retrait sur la gausse du perron là-bas. L'ennemi peut quasiment rien faire contre ça, même pas estimer vraiment notre nombre, et pis Sattrath c'est de loin la ville la plus grande et la plus sûre pour nous et nos copains de la Horde. C'est de là-bas qu'on fait tout tu verras. Allez zou on va au griffon. Stropo ? » Elle leva les yeux vers lui. Le dræneï, immobile, regardait.
Derrière les deux armées la Péninsule des Flammes infernales, telle qu'on l'appelait désormais, déployait sa terre rouge et aride, dans un relief brisé comme une coquille d'œuf grossièrement aplatie. Ce spectacle émouvait beaucoup Stropovitch, bien qu'il s'y fût préparé. Cette étendue désolée était son pays natal, il le savait, il était prévenu. Son beau pays, autrefois une vallée riante et verdoyante. Il n'y verrait plus un brin d'herbe – il leva la tête – ni même un coin de ciel bleu, apparemment.

Au-dessus de lui, des planètes toutes proches faisaient comme d'énormes lunes, au milieu d'une mer d'étoiles troublée de nuées étincelantes. Le guerrier porta son regard de droite et de gauche – jadis nord et sud, mais les points cardinaux avaient-ils encore un sens ? Ses yeux s'embuèrent quand il constata que ce ciel n'était pas limité par un quelconque horizon. A bien y regarder, il était inutile de jeter un œil à l'est, derrière la Porte : elle était à l'extrémité de la Péninsule, à quelques mètres du vide. Il n'y avait plus de mer calme et brumeuse pour border la Péninsule. Ce morceau de planète n'avait plus pour rivage que le Néant ; il y voguait même, tel un navire fantôme attendant que sa charpente pourrisse pour sombrer enfin. Stropovitch fut bouleversé. La terre et les astres et nuées du ciel unissaient leurs couleurs d'ocre rouge, mauve, beige, décor mélancolique d'une pièce héroïque et tragique où les forces d'Azeroth et des créatures maléfiques jouaient le dernier acte d'une terre à l'agonie.
Son cœur gronda. Un sentiment de détresse et d'impuissance l'oppressa, intolérable. Un frisson de rage parcourut tout son corps ; et tandis qu'une larme en coulait, la lueur de ses yeux flamboya une seconde d'une couleur rouge sang.
Thiwwina resta interdite. Il prit une grande inspiration et se dirigea enfin vers les griffons. Alors qu'il noircissait un papier à l'attention du griffonnier, la gnomette lui dit à brûle-pourpoint :
« Au fait quand ze suis arrivée dans la salle du naaru, on venait pas de te purifier d'un truc ? Zenre t'étais en robe blance et tout. »
Le dræneï se figea et tourna vers elle un visage interrogateur.
Elle détourna les yeux et ajouta : « Oublie ma question. Ze sais pas pourquoi z'y ai pensé d'un coup là… cerce pas à comprendre ».

Chapitre 10

Darotân s'était vite fait remarquer auprès des maîtres paladins. Il avait une mémoire extraordinaire grâce à laquelle il pouvait réciter un livre en ne l'ayant lu qu'une fois. Il était également vif d'esprit, intelligent et fin dans ses analyses. Il s'appliquait consciencieusement à tout ce qu'il faisait et ne se contentait pas d'être meilleur que les autres : il aspirait à l'excellence, à la certitude que l'on ne pourrait jamais, qui que l'on soit, être meilleur que lui. Aussi avait-il tendance malgré son jeune âge – nous avons tous les deux commencé nos entraînements à l'âge de douze ans – à parler avec les maîtres d'égal à égal. Ce qui n'avait pas l'air de les déranger, tant qu'il ne virait pas à l'insolence – la frontière demeurait ténue.

Il n'eut aucun mal à suivre la voie de la Lumière. Il y semblait même prédisposé. La « grâce » d'avoir accès à elle, il n'eut jamais l'impression de l'avoir obtenue. Il l'avait eue à la naissance, aimait-il à dire.

De plus, il semblait destiné à devenir grand et vigoureux. Et il comptait bien confirmer ce pronostic. Dès le début de la seconde année, il donna le plus qu'il put pendant l'entraînement matinal d'Arcân. Il essaya de courir pendant une heure à une vitesse deux fois supérieure à celle de ses camarades ; il se lesta de poids sur diverses parties du corps pendant les exercices ; il répéta les techniques apprises une heure supplémentaire le soir avant de se coucher. Mais il n'adressa jamais ni la parole ni le moindre regard au maître guerrier.

Car Darotân était aussi le dræneï le plus orgueilleux et méprisant de tout l'Exodar. Tout individu passant à sa portée était scruté, évalué, jugé et fiché. Il avait constitué avec la population du vaisseau une espèce de pyramide. Il en était, faut-il le dire, le sommet ; puis en-dessous venaient les maîtres paladins et prêtres, avec Velen et Kalten en figures de proue. Ensuite, c'était tous les prêtres et paladins confirmés du vaisseau, dont il connaissait les noms et fréquentait une partie. En-dessous, ses camarades – apprentis paladins et prêtres bien sûr – eux-mêmes classés du plus au moins méritant – il en fréquentait vraiment seulement deux-trois.
A l'étage inférieur grouillait la méprisable populace de ceux qui ne savaient pas maîtriser la Lumière. A tous ces gens il n'adressait la parole qu'en cas d'extrême nécessité – sa mère y compris. Le reste du temps il les ignorait purement et simplement, ne faisant pas le moindre commentaire sur eux, même négatif – ç'aurait impliqué de remarquer leur existence.

En fait, il sortait de cette indifférence quand on s'approchait du fond, de la lie de la pyramide, de la fange dans laquelle nageaient deux êtres abjects, deux aberrations de toute une race. Arcân et moi.

Des Sans-Lumière, autrement dit des animaux, dont il faut s'étonner comme d'un miracle que nous soyions encore capables de composer des phrases. Il nous haïssait tous les deux de toute la haine dont est capable un jeune enfant passionné – c'est-à-dire d'une haine infinie. Notre existence lui était insoutenable. Il ne pouvait se résoudre à accorder à Arcân le respect que méritait tout maître, il ne le saluait jamais, faisait comme s'il n'était pas là. Son visage grimaçait convulsivement à chaque fois qu'il était obligé d'écouter ou d'observer le maître décrire une technique ou commander un exercice.

Darotân était déjà certain qu'il surpasserait Kalten et le Prophète lui-même dans le domaine de la Lumière. Mais cette certitude ne lui suffisait pas. Il DEVAIT être supérieur à Arcân sur le plan physique et martial. Voilà pourquoi il s'entraînait avec autant d'ardeur pendant et après son cours du matin.

Evidemment, le fait que j'aie commencé un an plus tôt que lui l'entraînement guerrier le contraria excessivement. Comme me l'avait indiqué Kalten, j'avais passé un an avec mes aînés avant de recommencer avec les élèves de mon âge. La séance du matin n'était pour moi qu'un échauffement. Darotân me voyait tous les matins courir et faire les exercices gymnastiques et martiaux avec une aisance quasi-parfaite, et il n'eut d'yeux que pour moi, que pour me copier et me surpasser. Apparemment j'étais digne qu'il me regarde, d'ailleurs – contrairement à Arcân, mes yeux brillaient comme ceux de tout dræneï, c'était mieux que rien. Et il savait que l'entraînement guerrier sérieux m'était réservé l'après-midi, pendant qu'il assistait à ses cours de paladinat. Il en crevait de rage, de ne pouvoir se dupliquer.

Cette situation ne pouvait que mal tourner. Elle tourna tard, miraculeusement. A nos seize ans. Lorsque la belle et extrêmement douée Hama, sur laquelle Darotân avait jeté son dévolu en tant que future épouse digne de lui, m'adressa un jour la parole à la fin d'une séance matinale.


Lové au pied du massif montagneux qui séparait la forêt de Terokkar de la plaine de Nagrand à l'ouest et du marécage de Zangar au nord, le Sanctuaire s'annonçait de lui-même de loin, par la colonne de lumière qui jaillissait du dôme central vers les profondeurs du ciel. De même qu'O'ros du fond de son puits dans la carcasse de l'Exodar, A'dal, guide des Sha'tar (les naarus qui régissent et protègent ce lieu saint) et seigneur de la capitale, illuminait, faisait jaillir la Lumière tel le geyser de l'Espoir au milieu d'un monde dévasté.

Dévastée, la ville l'était d'ailleurs en partie.

Organisée en trois cercles concentriques, du plus petit au plus grand, le Dôme siège des Sha'tar, la Terrasse de la Lumière chapeautée par les éminences de l'Aldor et des Clairvoyants, et enfin la ville basse entourée d'une haute et épaisse muraille. C'était cette ville basse qui avait été le champ de bataille de deux guerres, la première contre la Légion, la seconde contre les forces d'Illidan, il y a peu. La vie s'était réorganisée au milieu des débris de bâtiments qui étaient trop gros pour être déblayés tout de suite. Des quantités de réfugiés de tout Draénor y vivaient et y affluaient encore, de toutes les races.

Les griffons déposèrent Stropovitch et Thiwwina sur la Terrasse. Le guerrier fut immédiatement imprégné de l'aura du lieu. C'était du désespoir distillé en foi, de la peur cristallisée en confiance, de l'incertitude tournée en solidarité. La magie des naarus.


« Stropooooooo ! » L'appel suraigu et joyeux fit sursauter le dræneï. La gnomette, de l'intérieur du Dôme, lui faisait signe de venir. Tous les passants et les gardes étaient tournés vers eux, affichant surprise voire indignation. Il soupira – lui qui aimait la discrétion, il avait dû en faire le deuil avec Thiwwina.

Il trouva cette dernière en retrait dans une alcôve du dôme, en grande conversation avec un humain de bonne carrure et de maintien noble, affublé d'une armure de plaques grandiloquente, recouverte de dorures ciselées, comme celle que Darotân avait arborée à l'Exodar. « Ze te présente le gaillard en question, fit Thiwwina de sa petite voix flûtée en désignant Stropovitch. Une crème, ze te le recommande, rapide, efficace, sans scrupules. Et muet – pas possible de lui donner un poste de cef, mais rien ne transpirera de lui en cas de capture.
— Salutations l'ami, fit l'humain en souriant en tendant la main au dræneï qui considéra cette dernière avec hésitation. Je me présente, je suis le Grand Maréchal Dustin Greathand, en charge des recrutements pour l'Armée Alliée d'Outreterre. »
Stropovitch n'osa refuser de lui serrer la main. Il s'étonna grandement que Thiwwina ait des amis aussi haut gradés. Décidément elle ne lui réserverait jamais que des surprises.
« Vous avez de la chance de m'avoir trouvé si vite, je passais en vitesse dans le dôme pour demander une confirmation d'objectif à A'dal, et notre amie commune m'est tombée dessus – comme à son habitude, fit-il avec un petit rire. J'aurais tendance à me fier à elle pour apprécier des individus mais j'avoue que votre handicap me laisse dubitatif… »
Le guerrier sortit de son sac, parmi les lettres de recommandation de Velen, celle qui était justement destinée au sieur Greathand. Quand le Grand Maréchal reconnut la signature, il ouvrit de grands yeux. Il lut attentivement, puis releva la tête vers le dræneï – l'air grave. « Mon ami, voilà qui ôte tout doute. Une recommandation du Prophète en personne se passe de commentaires et surpasse toute hiérarchie. Ceci dit, au risque de vous paraître brutal, je n'ai pas beaucoup de temps devant moi, j'allais filer à la caserne… Si vous êtes disponible tout de suite, je vous y emmène sans tarder. »
Stropovitch resta pétrifié deux secondes, sidéré par la vitesse avec laquelle tout se décidait. Puis il eut un sourire triste et griffonna une note à l'attention de la gnomette, où il la remerciait pour tout et lui souhaitait bonne chance pour la conservation de son titre de championne d'arène.
Thiwwina rit haut et fort – embarrassant les deux hommes.

« Qui te parle de se quitter Stropo ? L'arène, ze te l'ai dit, ça m'a passée, ze suis la meilleure et valà, ze le sais, tout le monde le sait y a plus à discuter. Ze m'engaze avec toi, vieux ! On va faire un duo du tonnerre youhououou !! » et elle les gratifia d'un sourire magnifique.
Ils fondirent.


La caserne était située sous Shattrath. On y accédait par une grande plate-forme ascenseur au milieu d'une des ruines de la Ville Basse, proche de la sortie est de la ville.

« Ces souterrains sont reliés à divers endroits du Sanctuaire. Ils seront également un refuge idéal pour les civils en cas d'attaque d'Illidan », précisa le Grand Maréchal.

Dans les couloirs un fracas permanent d'armes et d'armures résonnait. Celui des exercices mais aussi des simples déplacements – les armures lourdes des patrouilleurs. Stropovitch considéra avec étonnement les contingents d'hommes croisés dans les larges couloirs, ou qu'il apercevait dans les vastes salles que le groupe dépassait. Greathand remarqua l'expression du dræneï.


« Oui, cette partie du complexe est celle des guerriers et paladins. Tout homme ou femme ici a obligation de porter en permanence une armure lourde complète. L'endurance est une des qualités premières exigées. »

Il baissa la voix, qui devint à peine audible. « Il y a une très légère… ségrégation ici… enfin très légère… ça dépendra de l'importance que vous y accorderez. Tous les officiers en charge du secteur sont issus de l'Ordre ou de la Main – paladins, en bref. »

Il les fit entrer dans un bureau grouillant de scribes et de soldats. Un messager en sueur l'y accueillit. « Ah, mon Maréchal, dit-il, essoufflé, vous êtes attendu de toute urgence au QG stratégique, pour l'opération de ce soir.
— Je sais bien mon ami, va leur dire que j'arrive.
— Oui mon Maréchal. »
Le messager se rua dans les couloirs.
Greathand maugréa. « Bon, on va accélérer. » Suivi par les deux autres, il s'avança dans la foule – qui s'écarta, par égard à son rang. Il ordonna au scribe de sortir deux registres d'enrôlement dans les unités d'élite, et lui commanda, pour le premier, de prendre sous la dictée les informations à y inscrire de la bouche de Thiwwina – âge, provenance, parents, études et carrière, relations diverses. « Signes particuliers ?

— Oh ça ! Qu'ai-ze de particulier ? Bah ze suis la meilleure combattante que l'univers ait zamais connue, et la plus mignonne aussi, mais ça vous l'aurez remarquée » – réponse assortie de son plus beau sourire provocateur. Le scribe rougit mais indiqua « aucun ».
Pendant ce temps Stropovitch remplissait lui-même le sien. Quand il arriva au nom de sa ville de naissance et celui de ses parents, il s'assombrit et hésita. Ce registre « faisait comme si » le dræneï avait encore un passé, et qu'il était résumable en quelques mots placés l'un sous l'autre. Non mais de quoi je me mêle ? Ce ne sont pas les affaires de l'armée. Il écrivit « inconnu » partout. Signe particulier : Muet. Et qui n'aime pas les questions.

Un autre scribe, le sourcil froncé, se fit un devoir de protester. « Ces deux personnes ne sont pas passées par la visite médicale, ni par les casernes d'entraînement, ni par le test d'aptitudes. De plus la demoiselle ne relève pas de ce secteur.
— Vous faites bien de me le rappeler, répondit Greathand. Validez-moi ces registres et accompagnez-la jusqu'à son secteur, vous serez bien brave.
— Mais…
— C'est un ordre.

— Oui mon Maréchal ».
Un nouveau messager entra en trombe. « Mon Maréchal, un émissaire de Lune-d'Argent souhaiterait vous voir le plus tôt possible. Je l'ai laissé dans vos quartiers. Et je vous rappelle que le Lieutenant-capitaine Strongleg a sollicité une entrevue hier, il attend toujours.
— Mon Maréchal ! s'exclama un secrétaire en entrant également, un homme du QG logistique est venu chercher la liste des ressources demandées par le secteur pour le prochain mois, liste que vous n'avez pas fini d'établir. Et il y a un elfe de sang dans votre bureau, ajouta-t-il avec un air de dégoût.
— Oui, c'est l'émissaire dont je parlais, répondit le premier messager.
— Mon Maréchal, le QG stratégique vous fait savoir son impatience exacerbée », en rajouta un autre.

Greathand se tourna vers Thiwwina et Stropovitch. « Bon eh bien je vous laisse, et bonne chance. »
Il repartit calmement, escorté par les messagers et le scribe tatillon, et par Thiwwina guillerette, qui suivait le scribe. Les voix résonnèrent longtemps dans le couloir.
« Mon Maréchal, sauf votre respect, ça risque d'être considéré comme une erreur militaire de faire enrôler de force dans une unité d'élite un guerrier muet sans passé… passible d'une enquête…

— Que fais-je pour l'homme du QG logistique mon Maréchal ? Je lui dis de repasser quand ? Et je suis censé faire quoi avec l'elfe ? Lui servir le thé ? Lui faire la conversation ? Misère…
— Je me permets mon Maréchal de vous suggérer de préparer une excuse irrécusable pour expliquer votre retard au QG stratégique, le déclenchement de l'opération est imminent…
— Strongleg est nain, mon Maréchal, et tel que je le connais, si je ne lui donne pas de réponse il viendra vous attendre lui-même dans votre bureau pour votre entrevue, et de sale humeur qui plus est.
— Oh non ! mais alors il va se retrouver en présence de l'elfe ! Et je vais faire quoi pour gérer ça moi ? Je suis trop jeune pour mourir pitié mon Maréchal. »


Stropovitch mit une bonne heure à trouver son dortoir. Les couloirs s'enchevêtraient sans fin, et il n'osait tendre des papiers aux gens croisés pour leur demander son chemin.


Le dortoir était vaste, une cinquantaine de lits – superposés, chacun jouxté d'une armoire. Stropovitch repéra vers le fond une armoire vide et s'attribua un lit adjacent.

Il y fut seul pendant une heure. Il en profita pour rédiger quelques pages de journal.

Enfin son nouveau régiment envahit le lieu – une quarantaine d'hommes. La journée était finie. Ils étaient déjà au courant qu'il y avait un nouveau, muet, et pistonné avec ça – les nouvelles vont vite. Mais ils étaient sympathiques, pour la plupart, ils vinrent lui serrer la main et se présenter, voire lâchèrent quelques phrases de bienvenue et d'encouragement. Mais ils étaient fatigués et se préparèrent rapidement pour se coucher. Le Maréchal en charge des régiments d'élite vint également deux minutes après.

Darotân.

« Comme on se retrouve ! » s'exclama-t-il, au grand étonnement des présents. Le guerrier se leva. Darotân vint se mettre face à lui, les mains dans le dos. « Tu t'es bien débrouillé, pour te retrouver là, je ne sais pas ce que tu as fait au Vieux mais c'est sûrement à lui qu'on doit ça. » Le Vieux ? Oserait-il appeler ainsi le Prophète ? Stropovitch commençait déjà à trembler de rage.

« Enfin bref, tant que tu n'as pas prouvé ton incompétence, je ne peux rien faire contre cette regrettable erreur. Il faudra que je suggère au prochain congrès d'officiers de revoir à la baisse l'influence des lettres de recommandation. Ceci dit, dans ton cas, ce sera vite réglé ». Il sourit. « Il n'y a aucune chance qu'un guerrier miteux qui n'a jamais connu que de misérables bandits de grand chemin ressorte vivant des combats menés par l'unité d'élite. »
Il fit une pause, le temps de bien laisser le public assimiler ses paroles.
« Stropovitch, tu ne connais rien des dangers de l'Outreterre. Tu n'as aucune idée de la puissance de nos ennemis. Le premier naga de Vashj, astromancien de Kæl'Thas, démon de la Légion ou gangr'orc d'Illidan t'enverra rejoindre tes parents. » Il sortit le registre. « Quel était leur nom déjà… ah oui,   “inconnu”. Tu es assez intelligent pour comprendre qu'ils n'étaient pas dignes qu'on se souvienne d'eux. Troublant. »
Soudain quelque chose oppressa l'esprit de Darotân, comme un germe d'angoisse. Il leva les yeux du registre et rencontra ceux de Stropovitch.
Ils étaient rouge sang. Et son regard était terrible. Un regard de haine noire.
L'air semblait onduler autour du guerrier. L'assemblée s'éberlua. Des mains se posèrent sur des poignées d'épée. Des graviers à ses pieds vibrèrent, dans un cliquetis macabre.
Darotân eut peur. Mais il ne devait pas le laisser paraître. Pas devant ses hommes. « Tu as le droit de te mettre en colère, dit-il d'une voix soudain plate, mais pas de regarder un supérieur ainsi, soldat Stropovitch. Si tu veux écourter ta carrière militaire immédiatement, c'est le bon moyen. »
Le guerrier ne broncha pas. Au contraire, des veines noires apparurent à ses tempes. La dalle sur laquelle il se dressait siffla en se fendillant. Le registre que tenait Darotân se gondola. L'atmosphère de la pièce devint étouffante. Des gouttes de sueur perlèrent aux fronts.


« Mettez-moi ça aux fers », commanda faiblement Darotân.

Personne ne bougea.

Le paladin sentit ses jambes et ses mains trembler. Il fit un effort surhumain pour se maîtriser. « Tu as de la chance que je n'aie pas d'arme, Stropovitch, sinon je me serais occupé moi-même de t'apprendre l'humilité face à ton supérieur. Et heureusement pour toi, je ne suis pas ton supérieur direct. Tu feras la connaissance de ton chef de régiment demain. Je l'aurai évidemment bien disposé à ton égard d'ici là. Nous deux, nous ne nous reverrons pas beaucoup ; vu l'admirable carrière accomplie indiquée dans ton registre – nulle – et ton expérience générale de la guerre – nulle également –, je dirais même que la prochaine fois qu'on se verra, ce sera pour tes funérailles militaires. » Il fit un nouvel effort terrible pour détourner son regard de celui de Stropovitch, et pour se diriger vers la porte. Il ne put réprimer une grimace. Il devait marcher lentement pour que son pas reste assuré. Son esprit se brouillait tant la haine que le regard du guerrier faisait peser sur lui était immense.

Il parvint enfin à la sortie, le visage ruisselant de sueur. Il s'épongea en disant faiblement : « Il fait chaud ici… Je ferai inspecter l'aération… » Et il referma la porte.

Il manqua de s'effondrer au sol dans le couloir. Il continua de son pas extrêmement lent vers ses quartiers. Il ne s'expliquait pas ce qui s'était passé. « Que m'arrive-t-il, pensait-il, opprimer ainsi l'âme de son adversaire, seuls des démons en sont capables, et encore, j'ai toujours montré une force d'âme invincible face à eux. Je n'avais jamais ressenti ça. Cela me rappelle ces rumeurs qui circulaient sur lui dans le temps… Mais elles semblaient infondées, il y avait juste cet… intérêt que lui portaient tous les maîtres et le Prophète, ils lui avaient donné un précepteur, lui parlaient gentiment, prenaient de ses nouvelles. Au final, aurait-il réellement un pouvoir secret ? Serait-il capable de me… »
Non. Non, Darotân ne pouvait pas trouver d'adversaire à sa mesure. Darotân était l'invaincu. S'il n'y avait des hordes d'ennemis à traverser d'abord, si tout ne pouvait s'arranger qu'en duels, Darotân aurait déjà défié seul tous les seigneurs ennemis. Il ne pouvait admettre avoir un rival. C'était un fait, Stropovitch avait une force d'âme. Si lui, Darotân, s'était laissé affaiblir, c'était qu'il n'était pas préparé, voilà tout, il s'était laissé prendre au dépourvu. En traître, en embuscade. N'empêche qu'il était parti la queue entre les jambes.
« J'aurai ma revanche, Stropovitch, se jura-t-il, plein de rage. Je l'aurai. »

Pour le coup, il retrouva l'entier contrôle de son corps et c'est de son pas habituel – noble, conquérant – qu'il arriva dans ses quartiers.

Dans le dortoir de Stropovitch, le guerrier était resté quelques minutes encore debout, à suivre du regard Darotân à travers les murs comme s'il le voyait encore. Puis l'incandescence de ses yeux faiblit, et il se rassit, comme saisi de remords. Il ne s'était pas rendu compte qu'il avait de nouveau manifesté les symptômes ; mais il s'en voulait de ne pas réussir à se maîtriser en présence de Darotân.
L'assemblée restait silencieuse. Un des soldats détendit cependant l'atmosphère en apostrophant le dræneï. « Hey, tu sais, on se donne des surnoms ici. Je crois que j'ai déjà trouvé le tien : le Barge. » Et il rit. Beaucoup avec lui rirent ou sourirent. Même Stropovitch eut un sourire, un peu triste cependant.
« Va pour le Barge, acquiesca un autre. J'ai hâte de te voir à l'œuvre, vieux, fit-il au guerrier.
— Ouais, moi aussi, ajouta un autre.
— Tout pareil.
— Idem, et si tu le permets, j'assurerai tes arrières, dit un humain. Je m'appelle Joannes Bluemill, alias le Branleur. Je suis paladin spécialisé dans le soutien. On m'a donné ce surnom parce que je reste en arrière dans les combats ».
Il lui tendit la main. Il avait un visage de garçon de bonne famille élevé au grain, blond, les yeux bleu clair, et le regard exprimant bonté, fermeté, force d'âme – le soutien incarné.

Stropovitch hocha la tête et se força à serrer la main tendue. Il faudrait qu'il s'y fasse, finalement, à cette coutume.

Ils achevèrent de s'alléger de leurs armures et sortirent se laver dans la rivière souterraine attenante aux dortoirs, dans une salle aménagée. Stropovitch les imita.

Chapitre 11

Darotân ne fréquentait vraiment que trois de ses camarades, qui étaient, bien entendu, loin d'être aussi excellents que lui, mais qui se démarquaient nettement du lot. Il y avait d'abord Runuur, un solide gaillard à l'air sombre, orphelin comme moi. Il ne parlait que rarement, et peu. Il avait toujours l'air de méditer sur des sujets graves. Il suivait toujours Darotân comme distraitement, en l'écoutant sans répondre. Darotân semblait l'estimer un peu. Ensuite, il y avait Nuraam, un type vif, nerveux, qui faisait preuve à l'égard de Darotân d'une admiration et d'un dévouement sans bornes. Il buvait ses paroles et ne savait qu'acquiescer. D'ailleurs il se tenait toujours étrangement penché quand il marchait à côté de lui, comme pour se diminuer, comme s'il était tenu en laisse.

Et puis il y avait Hama.

Quand elle avait fait son entrée dans la classe la première année, tous, élèves comme enseignants, s'étaient émerveillés de sa petite figure d'ange, de l'éclat immaculé de ses yeux, de la perfection de ses traits. Sauf Darotân, qui ne commence à regarder une personne que lorsqu'elle s'est illustrée. Or Hama était un petit bijou de finesse et d'intelligence. Donc l'orgueilleux finit par poser les yeux sur elle. Et décidé quelque temps plus tard, alors qu'il n'était qu'un enfant, qu'elle serait sa femme.
Il n'en cacha rien bien sûr. Les enseignants et les parents s'étonnèrent de la précocité de la résolution, mais s'en attendrirent aussi. La jeune Hama, elle, n'était pas encore éveillée aux sentiments amoureux. Tout ce qu'elle vit, ce fut ses parents et l'ensemble des adultes s'émerveiller de ce qu'ils feraient le plus beau couple du vaisseau. Car évidemment, Darotân était déjà connu de tous, et était communément reconnu comme un héros en éclosion, une future légende, un champion promis de la Lumière. Comme elle voyait que cela enchantait tout le monde, la petite Hama joua la fiancée avec plaisir. De toute façon, la compagnie de Darotân n'était pas désagréable. Sa conversation était d'un niveau remarquablement élevé pour son âge. Ils débattaient souvent ensemble de ce qu'ils lisaient dans les livres.


Mais Hama grandit. Je la vis – tous la virent – s'épanouir comme une fleur tropicale. Ses jambes s'allongèrent, très légèrement arquées, les cuisses finement dessinées par les exercices matinaux. Sa peau se teinta d'un bleu marine de velours – donnant une irrésistible envie de la toucher, de la caresser. Son dos se cambra délicieusement, mettant insolemment en valeur ses seins, qui se gorgèrent généreusement au fil des mois. Ses traits demeurèrent divins, d'un ovale parfait, et ses yeux conservèrent leur éclat d'une pureté remarquable – ses grands yeux, qui lui donnaient un air ingénu absolument craquant.
Elle ne se rendit pas compte du changement d'atmosphère qu'une telle explosion de beauté engendra. Avant, tous les autres garçons étaient déjà jaloux, certes, mais comme sont jaloux des enfants. Ils pouffaient même souvent en voyant Darotân se pavaner avec sa promise. Mais en ce début de cinquième année, c'était différent. Le futur époux sentait l'air vrombir d'hormones et de frustrations autour de leur couple. Il devint nerveux, anxieux. Il surveilla les moindres faits et gestes de chacun – ainsi que ceux d'Hama. De son côté, elle ne perçut pas cette lutte silencieuse de mâles en rut.

C'est donc tout à fait innocemment qu'elle vint m'adresser la parole ce matin-là, à l'issue de l'exercice.

Et avant qu'elle ne prononce le premier mot, je vis, derrière elle, l'air de Darotân.

Il était comme en état de choc. Il ne pouvait pas croire que c'était moi qu'il voyait en présence d'Hama. Il pouvait craindre n'importe qui, sauf moi, le muet, le Sans-Lumière. Jusqu'à ce moment précis dans l'horizon de ses rivaux je n'existais pas, il ne m'avait même pas accordé le statut de futur mâle reproducteur. J'étais une « chose » informe et dégoûtante, c'est tout.
Sauf qu'Hama m'avait vu, elle. Et qu'il était peut-être temps qu'elle se rende compte de certaines choses.
« Comme d'habitude, pas une seule goutte de sueur, hein », fit-elle en me détaillant. L'entraînement matinal ne me fatiguait guère en effet, il m'échauffait tout juste. Mes vêtements étaient tout juste moites. Ses yeux s'attardèrent un peu sur ma chemise puis elle dit : « Kalten est en repos en ce moment, en convalescence suite à une maladie vite guérie mais qui l'a vidé de ses forces ». Je levai un sourcil. « Je me demandais si je pouvais en profiter pour assister à ton cours cet après-midi… par curiosité ». Je levai le second et lui fis un signe de tête vers Arcân, pour lui conseiller d'aller demander la permission directement au maître. « Mais il me fait peur… » avoua-t-elle avec un air craintif et une petite voix – craquante. Je sus me contenir, alors que je ne l'avais jamais eue aussi près de moi. Je lui fis un sourire rassurant et fis un geste du bras pour l'encourager à me suivre. Elle hésita et m'emboîta le pas.

Arcân rangeait quelques affaires. Il observa avec étonnement Hama bredouiller laborieusement sa demande, les yeux rivés au sol. Quand elle eut enfin réussi il baissa brusquement la tête vers elle – ce qui la fit sursauter et bondir en arrière. Il se tourna vers moi et me demanda avec un air faussement étonné : « Tiens c'est drôle, apparemment je fais peur ». Puis il se redressa et fit retentir un rire éclatant dans le Hall. « Ah la la, dit-il, hilare, évidemment que tu peux venir voir ». Il ajouta sérieusement : « Moi je ne fais pas dans les petits papiers et les petits mystères de bibliothèque. Mon enseignement, il est fait pour être vu. Regarde ce gaillard là, s'exclama-t-il en me gratifiant d'une bourrade qui manqua de me faire tomber, regarde ces muscles là, c'est moi qui les ai forgés, c'est la moitié de mon enseignement, ça se voit bien non ? » Hama acquiesca timidement, détournant son regard de moi en rougissant quelque peu. Je ne savais plus où me mettre. « Quant à la seconde moitié, rien de plus simple ! » Il ouvrit une malle non débarrassée de la veille et vida son contenu sur le sol : un mannequin pulvérisé. « Voilà ! En un coup ! C'est ça mes secrets, secrets de polichinelle hein ? Quand les gens voudront voir mon enseignement, ils auront qu'à regarder la carrure de mon élève et les cadavres déchiquetés qu'il sèmera sur son chemin ! Une belle bête, mon Stropo, hein ? » Il criait. « Je suis pas un maître, moi, je suis un éleveur de bêtes, c'est pas du fin, c'est pas du pinailleur du dimanche, c'est pas du philosophe ou du moraliste, ah ça non ma p'tite dame, c'est de la bonne grosse brutasse élevée au grain, rapide, efficace, silencieuse… » Il aperçut Darotân qui fumait de rage à l'entrée du Hall. Il conclut sa phrase d'un air goguenard en fixant le paladin : « … en bref un vrai mec quoi ». Et il reprit le rangement de ses affaires en sifflotant.

Hama en profita pour déguerpir et revenir, hilare, vers Darotân. Lequel l'accueillit froidement et lui dit d'un ton sec – si claquant que je l'entendis : « Tu n'iras pas.
— Pourquoi ?
— Parce que tu n'iras pas ! » cria-t-il.
Arcân fronça les sourcils et se redressa de toute sa stature en lançant un regard sans équivoque à Darotân : s'il haussait le ton une seconde fois sur Hama, il lui apprendrait la galanterie.
Le paladin frémit de rage. « Viens », lâcha-t-il. Il empoigna le bras d'Hama et l'emmena avec lui.

L'après-midi, elle ne vint pas.


A partir du lendemain, ce fut la guerre.


L'unité d'élite était en fait constituée d'environ deux cents hommes, une vraie petite armée. Mais les différents secteurs ne se réunissaient que pour les opérations ; le reste du temps, les différents corps de disciplines s'entraînaient et dormaient chacun de son côté.

Stropovitch fit en effet le lendemain la connaissance de son chef de régiment, le Lieutenant-capitaine Mourghold Strongleg lui-même. C'était un nain à longue barbe grise tressée, au maintien aristocratique, à l'œil sévère. Il se contenta d'abord de saluer le dræneï et de lui souhaiter la bienvenue de sa voix rauque. Puis il fronça le sourcil et s'approcha de lui. Il inspecta son armure. « Du cuir revêtu de maille, hein. Ecoute le bleu, j'comprends qu'tu sois à l'aise là-d'dans mais t'as intérêt à me chercher illico presto une tenue réglementaire – une vraie armure ! Tu veux qu'j'te dise pourquoi ? » Il le fixa d'un air grave. « Au premier coup qu'tu t'prendras d'un gangr'orc, tu comprendras. Sois déjà content que j'te laisse garder tes épées. Allez file ».

Trouver une armure à sa taille ne prit que quelques minutes. Même pour un dræneï son gabarit était plutôt hors normes. Mais ils avaient en réserve de quoi le vêtir. Chemise et pantalon de coton pour le confort, armure de cuir à enfiler par-dessus, laquelle accueillait sur elle une cotte de mailles d'adamantite. Et encore par-dessus, à attacher par une batterie de sangles, c'était de la plaque simple, très épaisse, d'un blanc crème à reflets verdâtres – un de ces métaux étranges de la Draénor corrompue d'aujourd'hui. Il ramena le tout dans le dortoir. Il eut un peu de mal à tout enfiler, n'ayant plus l'habitude de ce genre d'équipement – l'époque d'Arcân était loin.


Le matin, il s'agissait juste d'exercices visant à maintenir les hommes en condition. Joannes accueillit Stropovitch et lui montra en quoi consistait chacun. Il était bien sympathique. Le guerrier en profita pour retrouver les sensations de son entraînement avec Arcân. Il ne serait jamais aussi rapide que sans plaque, mais il avait une force physique suffisante pour ne pas en être handicapé. Joannes l'observa de temps en temps, avec un air approbateur – Stropovitch en déduisit qu'il ne déméritait pas.

A la fin de la matinée Strongleg apparut, armé de pied en cap, avec masse une main et bouclier plus grand que lui. Il fit signe au régiment de libérer le centre de la salle. Il cherchait quelqu'un du regard. « Soldat Stropovitch, maintenant qu't'es bien échauffé, viens m'montrer c'que tu sais faire ». Le dræneï s'avança. « Montre-moi comment tu t'y prendrais pour me tuer, là. Et fais pas semblant, c't'un vrai combat ». Le guerrier n'avait pas l'intention de faire le dégonflé. Taper sur son maître ou sur son chef, ça revenait au même. Arcân lui avait appris à se battre contre lui sans se retenir.

Il dégaina ses épées et avança d'un bon pas au centre de la salle. Tout en marchant il analysa l'adversaire. Le nain devait lui arriver à la taille. Il était en armure complète, casque inclus. Avec un bouclier énorme et épais. Une boule de métal. Une carapace impénétrable.

Rien de plus facile.

Le dræneï ne s'arrêta pas et rengaina sa lame droite. Le nain en fut presque surpris ; il tenta de lui balancer un grand coup de masse dans les jambes – comme prévu. Stropovitch para de la lame qui lui restait dans la main gauche, et de l'autre asséna un terrible coup de poing sur l'avant-bras du nain – qui en lâcha son arme – et enchaîna avec un coup d'épaule direct, qui rencontra le bouclier – parfait. Mais le dræneï y avait mis tout son poids et sa force : le nain recula de deux mètres et en tomba sur les fesses. Le guerrier aussitôt passa sa lame en main droite et saisit de la gauche le bouclier par le bord supérieur, et le tira sauvagement de côté – le nain ne le lâcha pas, mais en tirant ainsi Stropovitch eut accès à la cuirasse, qu'il gratifia d'un coup de sabot droit magistral – le nain recula encore de deux mètres, et cette fois le bouclier resta dans la main du dræneï, qui le balança. Il est temps de conclure. Avant que le lieutenant puisse se relever, il se rua sur lui, lui choppa le bras droit, le tira à lui et appliqua la pointe de sa lame sur un endroit du corps qu'il est impossible de recouvrir de plaque si l'on veut encore bouger le bras – l'aisselle. Son épée était bien dans l'axe du cœur. Il suffisait d'un coup sec pour trancher net la maille et plonger dans la poitrine du nain.


L'assemblée était admirative.

Stropovitch rengaina et alla tranquillement ramasser la masse et le bouclier, qu'il rapporta au chef. Ce dernier se releva, encore un peu sous le choc, le souffle court. Il reprit ses esprits, et commenta : « Bien bien, t'hésites pas, tu sais quoi faire, t'es pas un rigolo, t'es rapide, y a de l'idée et un souci d'efficacité dans ta façon d'te battre, mais ton meilleur atout reste cette force physique infernale, y a pas à chier, rarement vu ça. Tu es digne de faire partie de mon régiment ». Il ajouta avec un sourire : « Mais c'était un test hein, va pas croire que tu m'exploserais aussi facilement si je te montrais ce qu'un paladin sait faire ». Stropovitch hocha la tête avec respect – je m'en doute bien. « C'est juste que ça s'rait pas très utile pour cet après-midi puisque nous allons raser un camp de gangr'orcs et que ces bestioles-là, la Lumière ça connaît pas. Y en a qui s'prennent pour des démonistes, et à part ça y a qu'des brutes ; mais bon parfois, des brutes en plaque. Allez rompez. Soyez prêts à 13 heures. » Il sortit.

Aussitôt la porte refermée des applaudissements et des « Bravo ! » fusèrent. Les doutes étaient levés. Ils avaient tous compris que Stropovitch n'était pas là par hasard. Beaucoup vinrent lui serrer la main. On lui bourra amicalement l'épaule. On lui offrit à boire. On commenta le combat, l'originalité, la rapidité et la force du Barge. On manifesta de l'impatience de combattre à ses côtés.

Stropovitch s'était intégré.

Ils mangèrent en se préparant mentalement au massacre de l'après-midi.


Les deux cents hommes du corps d'élite se réunirent à l'extérieur de Shattrath, en début d'après-midi. Toutes les disciplines y étaient représentées. Stropovitch retrouva avec plaisir Thiwwina, qui l'accueillit en criant de joie. « Tu m'as manquéééééééééééé !! »

Les camarades du dræneï la considérèrent avec surprise. « Alors c'est elle ? », entendait-on chuchoter. La rumeur disait que la championne d'arène en titre s'était enrolée.

Thiwwina fit signe au guerrier de se baisser. Il s'exécuta. Elle lui dit tout bas : « De ce que z'ai entendu c'est zuste des ruines qu'on va vider avec que des gangr'orcs de bas étaze dedans, on pourrait tous se les faire rien que nous deux ». Stropovitch la regarda en levant un sourcil d'un demi-millimètre. « En fait mon plan c'est zustement qu'on se les fasse à deux ».

Il s'éberlua. « Ben vi on s'éclipse discrètement, on rase tout et on accueille les troupes à leur arrivée. T'en es ? » Elle le regardait en jubilant de son plan, des étincelles dans les yeux.


Le dræneï prit un air amusé et griffonna une page de cahier, qu'il lui tendit. « Au fond tu penses même pouvoir tout raser toute seule, mais tu te cherches un complice, c'est ça ? » Elle releva le nez du papier et lui sourit de toutes ses dents. « Z'avoue. Tu m'en veux ? » Il lui fit signe que non, hilare.

Les deux cents autres soldats les observaient avec grande perplexité.

Strongleg arriva en s'annonçant de lui-même par sa voix détonante. « Bon la bande de ramollis, aujourd'hui on commence toute une campagne cont'les gangr'orcs et vous en êtes le fer de lance ». Certains soldats ouvrirent de grands yeux. « En effet ! Vous savez tous qu'un orc devient un gangr'orc sous l'influence de sang d'démon. Et pas d'n'importe quel démon. Il s'agissait de Mannoroth. L'aut' là, Grom Hellmachin, l'a buté, fin de l'histoire. Mais en fait non. On a mis un moment à s'en rendre compte, parce qu'on sait pas combien il en restait sur Draénor, des gangr'orcs, mais maintenant c'est sûr, leur nombre grandit. C'était déjà pas terrible que, libérés de la domination du démon Magtheridon, ils s'retrouvent sous la coupe d'son vainqueur – Illidan – mais si en plus ce dernier a trouvé un aut'démon à saigner, là on va pas rester les bras croisés. Aujourd'hui l'objectif est d'raser des ruines pleines d'orcs du clan Bonechewer – enfin si ça a encore un sens de rappeler leur clan. Ils y récupèrent des débris d'machines de guerre. On va pas faire dans le furtif, hein, c'est pas loin. On y va, on encercle, on tue tout et on repart. Pour ceux qui connaissent pas encore ces bestioles, ça vous permettra d'faire connaissance. Allez zou ».

Ils marchèrent deux petites heures. Strongleg fit signe à un moment de s'arrêter. Il divisa la troupe en quatre groupes où les représentants des différentes disciplines étaient bien répartis. Il rappela le mot d'ordre : ne laisser aucun orc s'enfuir. Puis il demanda à des éclaireurs de faire contourner les ruines par trois des groupes pour les placer à l'est, à l'ouest et au sud du camp. Le groupe de Stropovitch patienta, le temps que les éclaireurs confirment que tout le monde était en position.

Le dræneï, en retrait, en profita pour regarder les membres de son groupe. L'un d'eux surtout. Un elfe de la nuit qui avait l'équipement et l'allure d'un assassin, un de ces êtres spécialisés dans les opérations furtives – il n'était pas dans son élément et ça se voyait à son expression. Mais ce qui intéressait surtout Stropovitch, c'était son pansement au flanc, sanglé de bandages. Exactement là où il avait blessé son fameux voleur, à Rempart-du-Néant.
L'elfe sentit le regard du guerrier et tourna la tête. Leurs regards se croisèrent une demi-seconde, puis l'assassin détourna les yeux.

Stropovitch sourit. C'est lui.

Des fusées s'élevèrent dans le ciel pour confirmer les positions. Strongleg en alluma une autre pour donner le signal de l'attaque.

Stropovitch courut. Ce n'était pas pour le « plan » de Thiwwina, ce fut un élan soudain, une exaltation. Il dépassa tous ses camarades et pénétra en trombe dans la clairière.
Des orcs à la peau et aux yeux rouge vif. De longues pointes le long de la colonne vertébrale et sur le dos de la main. Juste devant, là, une dizaine d'entre eux démontait un engin de siège. Ils étaient torse nu. Juste bons à se faire hacher.
Le guerrier fondit sur eux, et fit entrer une épée en oblique dans le crâne du premier.
Elle n'alla pas bien loin. Le cuir était si épais que la lame avait perdu toute sa force à le trancher et était restée encastrée dans la boîte cranienne.

Stropovitch fit un bond en arrière, abandonnant son arme, pour éviter le coup de poing qu'allait lui décocher l'orc en retour. Les dix bêtes grognèrent. Leurs yeux s'allumèrent. Une sentinelle arrivait à la rescousse en criant l'alerte.

En effet, c'est plus coriace que prévu.

Mais au moment où les orcs allaient se ruer sur lui, leurs pieds furent gelés au sol. Thiwwina venait de se téléporter à côté de Stropovitch. « Faut se réveiller mon grand, dit-elle de sa voix fluette en transformant en tortue la sentinelle. T'as quand même pas l'intention de me laisser la place de star de la zournée ? » Elle lui décocha un grand sourire étincelant, tandis que, sans avoir l'air d'y regarder, elle enveloppait les dix orcs d'une chape de froid. Frigorifiés, ils n'arrivaient même plus à mettre un pied devant l'autre. « Zoupla c'est parti !! Et de dix brossettes d'orc, dix ! » A un rythme dément, elle se mit à faire apparaître dans ses mains des javelots de glace qu'elle balançait avant même qu'ils soient complètement formés. Transpercés de part en part, un moment hébétés, les orcs s'abattirent tous d'un bloc avec de faibles gémissements.

« Trop facile », conclut-elle en infligeant le même sort à la sentinelle.

Stropovitch, blessé dans son orgueil, alla retirer son arme du crâne gelé de l'orc. Des clameurs retentissaient dans les ruines. Les orcs s'armaient, préparaient une défense. Dans son dos, le guerrier entendit le reste du groupe pénétrer dans la clairière.

Soudain, des centaines de gangr'orcs sortirent des ruines et se ruèrent dans leur direction en hurlant. Toute la forêt en retentit.


Stropovitch entendit Strongleg crier : « Bon, ça c'était pas prévu, le nombre, et qu'ils nous fassent le coup de la charge. Tenez bon jusqu'à ce que les autres groupes rejoignent la mêlée. »


Le choc fut terrible. Les orcs tranchèrent dans le tas, mordirent, hurlèrent. En retour, des masses écrasèrent les crânes, des sorts carbonisèrent, gelèrent, empoisonnèrent, foudroyèrent, corrompirent.

Le cuir est épais, mes coups doivent être appropriés. Stropovitch ne frappa plus du tranchant ; il pointait sa lame et la faisait entrer d'un coup sec dans la chair. C'est ainsi qu'il entama sa danse macabre. Avec une rapidité en théorie impossible à atteindre vêtu de plaque.


Celui-là me porte un coup oblique, épée courte, main droite – basique. Je pare, pointe, ma lame plonge dans le cœur, les os du thorax craquent. C'est de la viande solide comme du roc. Mon poignet fatiguera vite. Un grand coup horizontal de hache à deux mains – je me jette à genoux, me renverse en arrière – le tranchant me frôle le nez – aussitôt qu'il passe, je me redresse – dans la fin du mouvement, il a le bras droit le long de la poitrine – pas grave, gorge offerte – gorge ouverte. J'entends le reste de mon groupe moissonner derrière. Je roule de côté pour éviter un autre coup. Je me retrouve dans leurs jambes. Je tranche quelques tendons. Cris de souffrance aigüe. Me redresse. Un orc lève les bras pour abattre sur moi une grande épée. J'arrête son geste en bloquant ses poignets au-dessus de sa tête du tranchant de ma lame gauche ; de la pointe de la droite lui crève les deux yeux ; il ouvre la bouche pour crier ; lui enfonce la lame dans la bouche, traverse le palais, un moulinet dans le cerveau, mort. Deux derrière lui, qui frappent en même temps. Me jette au sol la tête en avant, roulade entre les deux. Leurs lames se sont abattues. Une demi-seconde de répit avant qu'ils ne les relèvent. Je pointe et enfonce ma lame droite dans le dos de l'un, à l'endroit du cœur – l'autre se tourne et frappe à nouveau – j'abandonne mon arme – la retirer d'une viande pareille prend bien deux secondes, pas le temps – pare de la lame gauche, lui balance mon poing dans la figure, ça lui pète le nez. Le temps qu'il s'en remette, je retire ma lame, un bond en arrière pour éviter le coup d'un nouveau participant, lui tranche l'intérieur du coude au passage – la chair y est plus tendre – il râle, baissé, le sang coule en quantité – je lui balance un bon coup de sabot dans la tête – je reviens sur le précédent, me jette à genoux pour esquiver son coup horizontal, lui enfonce en les croisant mes deux lames en plein dans le bide – les écarte – m'entends crier sous l'effort – l'éventre complètement. Du sang épais et bouillonnant gicle sur moi et se répand en flots à terre. Derrière moi, les soldats de Strongleg décime les lignes ennemies. Je conserve mon avance. Je traverse. En égorge, en étripe, tranche, transperce, empale. Mes poignets fatiguent. Là je pare une grande lame de mes épées croisées, en accueillant le tranchant au croisement de mes armes ; l'orc appuie de toute sa force pour me mettre à genoux ; il me sous-estime ; je tiens bon, peux même lever une jambe et lui balancer un coup de sabot sur le genou gauche. Bien administré, ça pète l'articulation. Il s'effondre en beuglant, une jambe pliée à l'envers. Enfin je suis passé. Je vois le chef derrière, qui gueule, qui hurle des sons inarticulés. Il me voit. Il empoigne une gigantesque hache, l'abat sur moi de toute sa rage. Je ne pourrai jamais parer ça à une main ; je croise encore mes lames pour parer avec les deux ; mais je n'ai vraiment plus de poignets ; il réussit, lui, à me faire mettre genou à terre ; mes bras tremblent ; le tranchant de la hache se rapproche de mon visage.
Mais soudain l'orc crie et s'effondre mollement. L'elfe… comment a-t-il réussi à traverser les lignes, lui ? Et à se glisser dans le dos du chef ?
Il vient m'aider à me relever. Il a un air grave. Il me dit : « Je m'appelle Farôn. C'est un honneur pour moi de faire ta connaissance ».


Ce genre d'énergumène ne prend jamais la parole qu'en des circonstances importantes. Stropovitch hocha la tête avec respect et s'inclina du mieux qu'il put, malgré qu'il soit fourbu. Derrière lui le silence se fit quelques secondes, suivi de clameurs. Ils avaient gagné – et devant le dræneï les trois autres groupes arrivaient à peine.

Chapitre 12

Darotân fit une grosse erreur – chose qu'il ne reconnaîtra jamais – en empêchant Hama de me voir cet après-midi-là. Ce fut le début de la dégradation de leur relation. À partir de ce jour, Hama eut une tendance grandissante à passer de longs moments pensive. Aussi bien pendant les cours qu'en-dehors, elle avait l'esprit ailleurs. Avec le recul, je pense qu'elle commençait à se rendre compte que sa relation avec Darotân n'était qu'une habitude prise. Que les sentiments qu'on leur prêtait n'avaient en fait jamais existé. Que leur projet de mariage, et leur avenir en général, que Darotân lui peignait d'un pinceau idyllique sur fond de paradis terrestre – personne ne mettait en doute que le vaisseau atteindrait une nouvelle patrie un jour, puisque les naarus le leur avaient promis –, tout cela elle ne l'avait jamais voulu que par procuration, pour faire plaisir – des rêves d'emprunt. Je ne peux dire si elle se formulait cela ainsi. Après tout, elle avait tellement tout intériorisé, c'était à ce point devenu son univers et son horizon, que ses longues rêveries se passaient sans doute de mots, et reflétaient seulement un long et difficile, plus ou moins conscient, travail intérieur.

Darotân les premières fois l'apostropha d'un ton goguenard, pour la sortir de telles méditations. Mais elle s'en réveillait en posant soudain sur lui un regard étrange, comme s'il lui était devenu tout d'un coup inconnu – ou pire, elle se fendait lentement d'un sourire forcé. Alors il sentit le danger. Il n'osait imaginer de quoi il retournait, mais il se mit à trembler de nervosité à chaque fois qu'elle partait, rageant de son impuissance. Darotân ne pouvait supporter l'idée de ne pas avoir toute la personne d'Hama sous son contrôle. Quand elle revenait il lui demandait à quoi elle pensait. Elle prenait un air ennuyé, en répondant « Je ne sais pas » ou « Rien, laisse-moi tranquille ».

De plus, elle me porta un intérêt grandissant. Grâce à Darotân, en fait. Je le voyais souvent lui parler avec véhémence, en me désignant du regard. Depuis qu'elle avait voulu assister à mon cours, il cherchait à lui démontrer que j'étais LA personne la plus vile, misérable et inintéressante du vaisseau, pire, que m'adresser la parole était une honte, une infamie, une souillure. J'étais un Sans-Lumière muet, une aberration, un parasite inutile juste bon à manger leur pain, j'étais la part statistique irréductible de déchet, qu'il fallait au mieux éradiquer, au pire cacher aux yeux des dræneïs normaux, et dont on devait uniquement à la faiblesse de Velen de devoir supporter la vue.
Ainsi Hama prit pleinement conscience du fait que j'étais une exception, un être unique et mystérieux. Elle put se rendre compte à quel point Darotân en fait ignorait tout de moi, et qu'il en était ainsi de tous ses camarades. Elle posait parfois des questions à l'un ou à l'autre, mais personne ne pouvait y apporter de réponses.

Un soir Ondraïev m'accueillit avec un air goguenard pour le dîner. Je levai un sourcil. Il lissa sa barbichette et me dit : « Il y a la petite Hama qui est passée y a pas une heure ». Je me figeai. Il rit de mon expression. « Hé hé ça t'intéresse hein ? Je ne peux pas t'en vouloir ». Il faisait durer. Je m'énervai. Il vit mon regard et s'esclaffa. « Oh mais c'est qu'il mordrait ! C'est bon rien de méchant elle m'a juste posé des questions ». Et il me servit en sifflottant. Il faisait exprès de distiller les informations. Je ne sus pas me maîtriser. Je marchai vers lui et le soulevai par le col. Cette fois il eut peur. Je ne devais pas avoir l'air engageant. « Elle m'a demandé si t'étais muet de naissance ». Je le lâchai. « Je lui ai dit que non, mais que je ne savais pas comment tu l'étais devenu. Après elle m'a demandé pourquoi tu avais un précepteur particulier – en se répandant en précautions et excuses en disant que ce n'était pas contre moi etc. Je lui ai répondu que ça ne la regardait pas. Elle m'a dit qu'elle supposait que la raison de tes entrevues régulières avec Velen ne la regardait pas non plus. J'ai confirmé. Elle a hésité à partir. Elle me regardait avec ses yeux de biche, là, pfiou, je lui aurais bien raconté des trucs juste pour la garder un peu, mais bon, tu sais, j'ai des ordres. Elle a commencé à baragouiner une dernière question, je crois sur la rumeur de la corruption mais elle s'est interrompue au milieu, courbette au revoir merci tout ça et pschiit disparue. Elle avait sûrement compris qu'elle n'obtiendrait rien – et puis y a l'autre qui allait pas tarder à se demander où elle était hin hin hin ».
Je mangeai, l'air sombre. Soudain on toqua à la porte. Je me levai d'un bond – Ondraïev ouvrit. Darotân. Il demanda à mon précepteur, d'un ton sec – l'air vibrait : « Où est-elle ? »
Ondraïev resta figé quelques secondes. Je compris en un éclair : elle était allée continuer son enquête ailleurs. Quant à Darotân, c'était sa jalousie qui l'avait conduit ici.
« De qui parles-tu ? répondit Ondraïev, faussement innocent.
— De Hama.
— Je ne l'ai pas vue désolé.
— On l'a vue frapper à cette porte. »
Silence. La tension était telle que l'eau ondulait dans les verres.
« Oui maintenant que tu le dis elle est passée, mais je ne l'ai pas reconnue, je ne la connais pas vraiment…

— Elle voulait quoi ?
— Rien du tout, elle s'est trompée de porte.
— Toi tu vas pas me prendre pour une buse longtemps ». Darotân entra dans la pièce en empoignant Ondraïev par les épaules et en le plaquant contre le mur du couloir. « Je lui demanderai moi-même pourquoi elle est venue mais toi, tu me racontes encore un bobard et je m'occupe de ton cas. Alors tu vas gentiment me dire où elle est partie en sortant de chez vous ». Je me dirigeai vers eux. Darotân se tourna vers moi et me foudroya du regard. « Toi, tu t'avises de me toucher, t'es mort ». Je soutins son regard et m'approchai lentement, sur mes gardes.
Là Ondraïev se redressa en repoussant doucement Darotân, le ton joyeux. « Allons allons les enfants cessons les enfantillages. Que tu me croies ou pas, je m'en fiche, mon jeune ami, et tes menaces ne me font pas frémir. Alors réfrène ta fougue et va quérir ton amie du côté de Kalten, j'ai cru comprendre qu'elle avait des questions à lui poser. Puisse-t-elle t'apaiser ! »
Darotân partit sans un mot, très vite.
Ondraïev remit une seconde fois son col en place en maugréant sur les valeurs de respect qui se perdent tout ça. Puis il me regarda sérieusement et me dit : « Je l'ai envoyé à l'autre bout du vaisseau, le temps que tu puisses rejoindre Hama à l'hôpital. C'est vers là qu'elle allait. Va la prévenir que Darotân est dans une humeur actuellement dangereuse pour elle. Fais-lui part de la version de l'histoire que j'ai donnée, pour qu'elle raconte la même, et conseille-lui d'inventer des excuses béton pour ses déplacements ; ça lui sauvera sa soirée, qui s'annonce pas terrible pour l'instant. Et dis-lui d'arrêter de s'intéresser à ton cas, ça ne donnera rien à part des embrouilles. Ah oui, et conseille-lui aussi de ma part de laisser tomber l'autre excité là. Ce sera peut-être un champion, mais les plus grands héros sont solitaires. Pour la simple et bonne raison qu'ils sont toujours positivement insupportables. Allez file ».

Je courus à l'hôpital, en griffonnant à la va-vite un « Je cherche Hama » sur une page de carnet. Une fois sur place, je la tendis à tout le personnel que je croisais. Ils ne savaient pas qui c'était, ou ne l'avaient pas vue. Puis enfin une garde-malade m'indiqua qu'elle avait demandé une entrevue avec Londan. Bien évidemment. Le médecin qui s'était occupé de moi après mon « accident ».
Je courus à son bureau, en me faufilant du mieux que je pouvais entre les malades et le personnel médical qui envahissaient les couloirs. Je toquai et entrai sans attendre de réponse.

Hama et Londan écarquillèrent les yeux en me voyant. Elle, elle eut même peur, ayant l'habitude de la tyrannie de Darotân, elle commençait déjà à m'implorer des yeux en bredouillant des excuses. Je la rassurai d'un geste, repris mon souffle et refermai calmement la porte. Je m'assis en faisant des signes de main à Londan, pour lui demander pardon de l'intrusion et lui dire que c'était important. Il hocha la tête et choisit de ressortir, nous laissant.
Hama s'inquiétait. « Que se passe-t-il ? » me demanda-t-elle. Je la regardai avec compassion. Ses grands yeux étaient si purs ? J'aurais tant aimé lui parler, lui prendre les mains… Mais j'étais muet et mes mains remplissaient à grande vitesse des feuilles de carnet que je lui tendais à mesure.
« Darotân te cherche partout. Il sait que tu es venue chez moi. Il est extrêmement énervé. Ondraïev m'a demandé de te trouver. Il a dit à Darotân que tu t'étais trompée de porte. Il lui a dit aussi que tu étais allée voir Kalten. Essaie de trouver des excuses pour ces déplacements, et donne la même version de l'histoire. Arrête de te renseigner sur mon compte ». Je n'eus pas l'audace de lui transmettre le dernier conseil de mon précepteur. Je conclus juste par : « Hama, nous nous inquiétons pour toi ».

Elle se prit la tête dans les mains un moment. Quand elle la releva, elle avait les larmes aux yeux. « C'est très gentil de vouloir m'aider. De jouer son jeu comme si c'était normal. J'imagine que c'est par respect, pour ne pas avoir l'air de juger. Je me trompe ? » Sa voix était faible, claire, douce. Je n'osai rien répondre. Mais elle lut dans mon regard. « Evidemment, vous ne dîtes rien, mais n'en pensez pas moins. Et j'ai l'air de quoi, moi, hein ? Je suis quoi à vos yeux ? Une faible, une lâche ? » Je ne savais plus où me mettre. Le ton de sa voix monta. « C'est bien beau de respecter, de ne pas s'immiscer. Après tout, ce n'est rien de grave ! Ce n'est pas comme s'il me frappait, ou me séquestrait ! Et puis ce n'est pas le seul à être comme ça ! C'est juste de la jalousie tyrannique, ça arrive, et puis c'est un garçon estimé, traité avec déférence. On lui passera bien ce petit travers. Après tout, si je reste dans ses filets c'est que je le veux bien ! Si ça me gênait tant que ça, je pourrais y mettre un terme quand je veux ! Donc non seulement je ne suis pas à plaindre, mais je suis même à envier ! Un génie pareil, fierté de sa race ! Etre à ses côtés en digne épouse et assurer sa descendance, ça ne se compte pas, le nombre de jeunes femmes qui en rêveraient ! »
Je notai que ses longs moments pensifs avaient finalement abouti. Hama avait le cœur lourd. Elle se délivrait sur moi du poids des pensées qui l'obsédaient. Des larmes perlèrent de nouveau à ses yeux ? et étincelèrent en reflétant la lumière de son regard, telles des gouttes de cristal. Ce fut elle qui me prit les mains.
« Mais la réalité est que je suis faible, Stropovitch. Je me sens emprisonnée par les certitudes qu'ont tous les gens autour de moi. Le mariage se prépare déjà. Et depuis longtemps tout le monde parle et agit comme s'il était déjà conclu. Essaie de comprendre… Pour vous, j'imagine, il est aisé de cesser de fréquenter quelqu'un… C'est l'affaire de quelques mots, c'est l'affaire d'un instant. Mais moi, je sens une immense exigence peser sur moi. On me traite comme l'équivalent féminin de Darotân. On nous regarde comme deux symboles de perfection, comme deux bannières de tout un peuple. Comme le couple qui descendra en premier du vaisseau sur notre nouvelle terre, pionnier, bénissant le sol en une promesse de fécondité et de prospérité. Oui, Stropovitch, j'ai entendu de tels propos. Essaie de comprendre. Econduire Darotân aujourd'hui, ce ne serait pas seulement mettre fin à une relation. Ce serait comme se révolter contre la volonté de tout un peuple, briser le symbole, briser l'espoir ».
Je comprenais. J'avais moi aussi lu dans le regard des gens lorsqu'ils posaient les yeux sur le couple. Mais la façon dont elle en parlait était si pénétrante, je trouvais ses paroles tellement magnifiques, sa voix à ce point émouvante… Elle m'avait enchanté, lié, et elle m'emplissait de sa tristesse, de son désespoir, ses sentiments s'écoulaient depuis ses mains et ses yeux directement dans mon cœur. Irrésistiblement, je sentis mes propres yeux s'embuer. Elle eut un air surpris et ému. « Tu comprends vraiment ? » demanda-t-elle doucement. Je hochai lentement la tête. Elle eut un très léger sourire triste. Entourée de personnes aux convictions et aux visages fermés ? Darotân le premier ?, de gens qui partaient du principe qu'elle était heureuse à partir du moment où elle était belle ? alors que la beauté conduit bien plus sûrement à la solitude, une vraie et profonde solitude qui ne se dissipe même pas avec les relations –, elle voyait quelqu'un compatir pour la première fois. Ce léger sourire triste reflétait un éclair de vif, et intense, bonheur ? si léger sourire, mais qui restera pour moi le plus beau que je vis et verrai jamais.
« C'est pourquoi je voulais connaître ton histoire, Stropovitch. Toi dont le regard a toujours reflété solitude et souffrance, ce que personne n'a jamais vu ou voulu voir ». Je comprenais encore. Dans la magie du moment, je lisais dans ses yeux les mots avant qu'elle les prononce. « Car je l'ai bien compris quelque chose de terrible s'est passé, qui t'a rendu muet et qui d'une façon ou d'une autre représente toujours un danger pour toi, puisque tu es surveillé de près. Personne ne veut rien me dire mais dans leurs yeux je vois une inquiétude sincère, voire de la peur ; c'est désagréable pour eux d'aborder ce sujet. Et malgré le fait que tu aies souffert, que tu sois handicapé, et qu'une menace pèse toujours sur toi, malgré le fait qu'on t'ait longtemps fui et repoussé, et que maintenant tu affrontes l'indifférence générale voire le mépris, malgré tout cela, non seulement tu persévères, mais tu restes digne. Toi et moi chacun à notre façon nous sommes seuls ; sauf que moi je m'écrase, et toi tu restes debout. J'aimerais que tu me racontes ton histoire, mais surtout, j'aimerais savoir ce que tu te dis tous les matins qui te donne le courage de continuer, qui te donne l'espoir que tu deviendras quelqu'un malgré toutes les personnes autour de toi qui tous les jours prédisent le contraire ».

J'aurais tant aimé lui parler ses yeux dans les miens ses mains dans les miennes. Mais j'étais muet. Je dus m'arracher. M'arracher à ses mains et à son regard. Nous en éprouvâmes tous les deux de la peine. Je ramenai lentement les yeux et la main vers mon carnet, et écrivit.
« Un démoniste m'a immolé sur Draénor, peu de temps avant le départ. Depuis ce jour un mal est en moi dont la nature est inconnue, une corruption par le feu censée être impossible. Pendant trois mois je suis resté inconscient, toutes mes brûlures se sont inexplicablement dissipées, et j'ai manifesté pendant mes mauvais rêves divers symptômes de corruption, un souffle ardent, une force extraordinaire, ma peau devenait rouge, ce genre de choses – je pense que l'on ne m'a pas tout dit. On me surveille car très probablement un jour ce feu corrupteur s'étendra à mon être et me transformera en démon. Velen comptait sur la Lumière pour me délivrer, mais les pouvoirs du Prophète n'y ont rien fait et je me suis moi-même avéré incapable d'obtenir la grâce d'être investi par elle. Désormais je dois vivre avec mon angoisse, mais en la réprimant sans cesse, de peur qu'elle ne fasse s'étendre le mal. C'est pour cela que je me lève tous les matins pour aller au cours d'Arcân. J'y vais pour occuper mon corps et mon esprit, mais aussi les fortifier. J'y vais pour survivre. Le regard des autres m'importe peu. Ce sont les regards d'Arcân et de Velen qui comptent pour moi. Ils croient en moi. Ils tiennent à moi. Ils sont tout ce que j'ai ».
En lisant les premières lignes elle frémit. Elle s'attendait à quelque chose de terrible, mais rien n'est plus terrible dans l'esprit d'un dræneï que la menace de se transformer en démon. Mais sur les dernières lignes elle s'apaisa, et eut même de nouveau son magnifique sourire triste. Elle reprit doucement mes mains – m'inondant de bonheur. « Si Velen croit en toi, alors j'ai confiance. Tu as raison de n'accorder d'importance qu'à son jugement. Crois-tu qu'il me pardonnerait si je me désengageais de cette union ? » Je hochai la tête. Je tentai de lui faire lire dans mes yeux ce que je savais de Velen. Le Prophète n'est qu'amour et compassion, lui disaient mes mains. Il est au-dessus de tout ça ; ce mariage n'est sans doute rien pour lui ; il veut que chacun de ses enfants soit heureux ; il les aime quoi qu'ils fassent ; il n'impose rien à personne ; il ne verra dans la conduite d'Hama nulle faute à pardonner ; au contraire il serait triste pour elle, s'il sentait à son mariage qu'elle était malheureuse – car il voit dans les cœurs.
A-t-elle entendu ce que lui disait mon âme ? En tout cas elle ajouta : « Merci, Stropovitch. Je vais t'imiter. Je ne permettrai qu'à Velen de me juger. Les autres pourront penser ce qu'ils voudront. Mais j'ai peur d'affronter Darotân. Il… il a déjà eu des gestes… parfois je sens qu'il se retient de me faire mal ». Elle serra mes mains très fort, elle m'implora. « Viens avec moi. Il ne faut pas que je sois seule au moment où je lui dirai ce que j'ai sur le cœur. Aide-moi.
— Ce ne sera pas nécessaire ».
Hama sursauta et cria de peur.

Darotân était là, debout dans l'encadrure de la porte. Les bras croisés. Avec une expression de souverain mépris. Je me levai. Elle s'agrippa à mon bras, terrorisée.
« Regarde-toi, Hama. Tu…   “touches”  ce… cette… enfin ça, là. Tu te répands lamentablement devant lui. En faisant cela tu as définitivement perdu toute dignité, tout honneur. Toute valeur, Hama. Et pour moi, tout intérêt. Tu es de son espèce, si tu n'as pas la nausée à son contact. Moi j'ai du mal à me retenir de vomir, là, je peine, je te jure. On ne dira pas que je me suis trompé sur toi, hein, je ne me trompe pas, moi. Disons que tu as fait l'erreur de poser les yeux sur lui un nombre répété de fois. Cela t'a gâchée, en quelque sorte. Quand on s'habitue à vivre près de déchets, quand on se met à les tolérer, ça déteint, c'est normal. C'est dommage, Hama. Très dommage. Je suis contrarié. Mais le mal est fait, n'est-ce pas. Il n'y a plus rien à faire, et je n'aime pas perdre mon temps. Je me désintéresse de ton cas. Je te répudie, Hama. Et c'est une décision irrévocable – comme l'est chacune de mes décisions, d'ailleurs ».
Elle pleurait contre moi toutes les larmes de son corps. Elle pleurait de honte. Il la culpabilisait, l'humiliait, faisait peser sur elle toute l'opprobre, tout le mépris qu'elle redoutait d'affronter depuis toujours. Il leva les yeux vers moi – des yeux faussement calmes – et parla – d'une voix qu'il se forçait à rendre posée.

« Toi, comme d'habitude, tu ne réagis pas, hein. Je t'ai traîné dans la boue des milliers de fois, traité de tous les noms, devant tout le monde. Je te provoque, encore et toujours. Hama ne te laisse pas indifférent, j'imagine. Pourquoi tolères-tu toutes mes paroles, Stropovitch ? Pourquoi ne défends-tu jamais ton honneur ? Il n'y a qu'une seule raison à cela. Tu sais que j'ai raison. Tu ne protestes jamais parce qu'il n'y a rien à contredire. Tu ne défends pas ton honneur parce que tu n'en as pas. Un Sans-Lumière n'a pas de dignité. Il n'a rien à affirmer. Alors puisque tu sais que j'ai raison, explique-moi. Explique-moi pourquoi tu es encore là. Tu es peut-être trop bête pour en être venu à cette conclusion toi-même, mais je te signale que quand on est ce que je dis que tu es, il n'y a qu'une chose à faire, Stropovitch. Mettre fin à ses jours ».
Je restai immobile et soutins son regard. Comme d'habitude. Et comme d'habitude je le sentais s'énerver. Il se mettait toujours hors de lui de n'avoir jamais de réaction de ma part. Ce fut Hama qui répondit. En sanglotant, les mains toujours agrippées à mon bras, elle cria : « Il n'en a rien à faire de ton avis ! » Darotân écarquilla les yeux en la regardant parler. « S'il ne réagit jamais c'est qu'il s'en FOUT de ce que tu penses, et de ce que les autres pensent. Tu comprends, ça ? Tu l'INDIFFERES, Darotân. Tout le vaisseau te tourne autour, fait ton éloge, boit tes paroles. Sauf un homme : lui. Tu comprends ou pas ? Pour lui, te répondre ou se battre avec toi, ce serait t'ACCORDER DE L'IMPORTANCE. Or, pour Stropovitch, tu n'es rien, Darotân ». Il voulut vérifier dans mes yeux ce qu'elle disait. Je continuai à le fixer, impassible. « Et tu sais quoi ? Il a raison, et j'ai décidé de l'imiter ». Elle se leva, le visage mouillé de larmes, avança vers lui et lui cria dans la figure : « Alors là tu vois je te le dis franchement : j'en ai RIEN A FOUTRE de ce que tu penses de moi, Darotân. Et je suis HEUREUSE que tu me répudies. Alors casse-toi et oublie-moi ». Son regard était terrible et sans équivoque.
Alors Darotân se redressa et tourna la tête vers moi. « Stropovitch, je ne te pardonnerai pas de me l'avoir gâchée. Là il y a plein de gens qui vont débarquer à cause des cris, j'entends de l'agitement. Mais je te préviens, je vais te tuer. C'est une promesse. Tu es nuisible, tu me l'as démontré. Considère-toi d'ores et déjà comme mort, Stropovitch. Et Arcân aussi, par la même occasion. Et on ne retrouvera pas vos corps.
— DEGAAAAGE ! » hurla Hama.
Cette fois, tout le personnel déboulait en s'exclamant. Darotân s'éclipsa aussi discrètement qu'il put. Hama se retourna vers moi et me dit, en s'essuyant le visage : « Excuse-moi, je file chez moi. On se voit demain. Merci ». Le léger sourire triste. Elle fendit la foule, sans répondre aux questions des gens.
La menace de Darotân était sérieuse, je le savais. Mais qu'importe. Je profitai de l'instant, complètement indifférent au raffut général. J'avais goûté à la félicité, à un moment unique avec elle. Je nageais en pleine béatitude.
Londan s'avança vers moi, l'air inquiet. Je le rassurai en exécutant nonchalamment quelques signes de main. Et je repartis lentement, encore ivre d'amour.


Le lendemain de l'attaque des ruines, Stropovitch mangeait tranquillement sa gamelle assis sur une caisse dans un recoin de la Ville Basse. Il rêvait en regardant distraitement les passants, foule diverse et bariolée.

Soudain il sourit et se tourna vers le tas de sable adjacent. Farôn, le voleur, venait d'y apparaître. Il le salua d'un hochement de tête.
« Moi non plus je n'aime pas manger dans la caserne. Autant profiter du soleil quand on en a l'occasion ».
Le dræneï acquiesca.
« Il est étrange que tu ne me manifestes aucune rancune pour ce qui s'est passé à Rempart-du-Néant ». Le guerrier fronça un sourcil d'un demi-millimètre. Il but la sauce à même la gamelle, la reposa et considéra l'elfe.
Sa peau était d'un violet très clair. Il avait une longue chevelure blanche, laissée libre, qui semblait ne le gêner aucunement dans ses mouvements. Son visage mince était anguleux, taillé à coups de serpe. Il avait les yeux si peu ouverts qu'ils semblaient fermés – mais Stropovitch sentait qu'il voyait tout, et même davantage que la plupart des gens. Il était vêtu de soie noire et ample et de mocassins noirs – élégance et discrétion. On devinait sous la soie un corps svelte et musculeux.
Le dræneï dégaina son carnet. Mais l'elfe répondit lui-même à sa question. « Pendant notre affrontement tu n'as manifesté nulle haine. Quand je t'ai rendu ta bourse tu as cessé le combat. Habituellement les gens hurlent et me pourchassent sans relâche quand je les détrousse, et n'ont d'autre sentiment que l'envie de me voir au bout d'une corde. Toi tu as remarqué en moi le combattant, non le criminel. Dans ton regard j'ai vu estime et respect ».
Il tourna la tête vers Stropovitch et ouvrit les yeux.
« Sache que c'est réciproque, guerrier ».
Le dræneï hocha la tête. Les paupières de l'elfe se rabaissèrent.

Un elfe accordant de la considération à quelqu'un qui n'était pas des siens, voilà un événement rare qu'il ne fallait pas mépriser.
« Tu m'en vois honoré, écrivit-il en réponse. Je n'ai pas eu le temps de me présenter en retour hier : j'ai pour nom Stropovitch – mais tu le savais sûrement déjà.
— Oui, je le savais – mais je te sais gré d'y avoir pensé », répondit l'elfe sans avoir, en apparence, regardé le carnet.
Le guerrier leva un sourcil d'un demi-millimètre. Il commença à écrire, mais Farôn poursuivit.
« Je sais ce que tu vas me demander ». Stropovitch fixa Farôn. « Tu trouves que je corresponds peu au cadre, n'est-ce pas, que mon genre d'individu devrait plutôt se trouver dans des groupes d'intervention spéciaux, des unités d'infiltration et d'espionnage ». Le dræneï écoutait, impassible. « Eh bien je fais en effet partie de ce genre d'unités ». Le guerrier fronça un sourcil d'un demi-millimètre. « J'ai infiltré l'unité d'élite hier en tant qu'espion, pour enquêter sur toi ».
Il y eut un silence – qui en disait long. Evidemment, Farôn ne devait absolument pas révéler cela. Il serait destitué et même très probablement exécuté si ses supérieurs apprenaient la trahison. Il venait en quelques mots d'établir un rapport de confiance absolue entre Stropovitch et lui.
« Le Maréchal Darotân a déclaré en haut lieu t'avoir vu manifester des signes de transformation en démon. J'ai ordre de guetter une nouvelle apparition de ces signes et de t'éliminer séance tenante ».
Quand ? Avant-hier ? Impossible. O'ros m'a dit que j'étais purifié de tout mal. Un naaru ne peut se tromper. Darotân a juste imaginé des choses. Je l'ai mal regardé et il a ressorti la vieille rumeur entendue enfant. Oui, c'est sûrement cela. Mais s'il n'a rien vu de réellement suspect, comment compte-t-il me faire éliminer ?

Stropovitch leva soudain la tête, saisi d'un soupçon terrible. Encore une fois l'elfe reprit la parole au moment où il posait la mine sur le papier.
« Oui, tu as bien deviné. Darotân est venu me voir personnellement après, avec une grosse somme d'argent. En me demandant de t'assassiner sous une semaine même si tu ne manifestais aucun signe. Et en m'assurant de son soutien ».
L'enflure.
« Donc nous sommes tous les deux dans une situation délicate. Puisque Darotân, en guise de  “soutien” , me fera sans aucun doute assassiner à mon tour une fois ton meurtre conclu. Pour clore l'affaire ».
Evidemment.
« Or tout cela me sied à merveille. Car la raison de ma présence dans l'armée est précisément la vengeance. Contre Darotân ».
Stropovitch leva les deux sourcils.
« Le Maréchal dirige souvent les opérations de grande ampleur menées par l'unité d'élite. Or c'est un incapable. Dès qu'apparaît le moindre imprévu, il ne sait plus quoi faire, et commet d'énormes erreurs. Qui ont déjà coûté la vie à de nombreux soldats. Dont mon frère, il y a trois mois ».

Un des deux sourcils se rabaissa.
« Le problème est qu'il parvient toujours dans ses rapports à maquiller les erreurs et à expliquer le nombre de morts en exagérant l'ampleur qu'avaient ces imprévus ».
Léger silence.
« Tu l'as compris, le seul moyen pour nous deux de sortir de la situation actuelle est de nous allier pour assassiner Darotân. Ainsi ma vengeance sera accomplie ; quant à toi, je pourrai continuer à te  “surveiller”  sans exigence de résultats, jusqu'à ce qu'on me retire l'enquête. Nous agirons lors de la prochaine grosse opération, qui aura lieu dans deux ou trois jours à Zeth'Gor. Quand j'aurai plus de détails, nous mettrons au point le meurtre ».
Tout était dit. Stropovitch n'eut que le temps de cligner des yeux – l'elfe avait disparu, en ne laissant sur le tas de sable aucune empreinte, aucun signe visible qu'il y était assis.


Début d'après-midi. Tous les corps de disciplines de l'unité d'élite furent réunis.
Sur une grande table basse installée au milieu de la salle s'élevait la forteresse de Kil'Sorrow – en miniature. Strongleg venait de la décrire sobrement. Elle occupait toute une colline au sud-est de la plaine de Nagrand. A son sommet, la hutte du chef – dont l'identité était inconnue –, grande, pas très solide – terre cuite – mais entourée et parcourue de sentinelles et de patrouilles. Le tout cerclé d'une première palissade de bois. On en descend dans le camp à proprement parler. Evidemment ce niveau de la forteresse est aplati, nivelé. Les huttes s'y comptent par dizaines, les ennemeis par centaines. Ont été localisés et miniaturisés également les écuries, l'armurerie, les bâtiments consacrés aux pratiques occultes, ainsi que la grande tour de garde au nord. Pour clore le tout, une seconde et dernière palisssade.
« Alors les mous du bulbe, poursuivit le nain, com'vous l'voyez, niveau défenses, c'est zéro pointé. D'accord, le relief va nous contraindre à passer par devant, et donc à nous faire repérer par la tour de garde. Mais ce n'est que du bois et de la terre cuite. Les ennemis y sont à peine plus nombreux que dans les ruines hier. Alors les gens, c'est-y pas du tout-cuit ? »

L'assemblée approuva bruyamment, enthousiaste. Mais c'était une feinte – le sourire de Strongleg disparut soudain et il cria :
« Eh bien non les rigolos c'est loin, très loin d'être du tout-cuit. La forteresse de Kil'Sorrow est une des bases en Outreterre du Conseil des Ombres. Rien moins ! »
Cette fois les visages s'assombrirent. Le Conseil des Ombres… Des orcs (bien qu'ils aient plus tard recruté d'autres races) séides de Gul'dan, versés dans les arts démoniaques, voués corps et âme à la Légion Ardente, corrupteurs de la quasi-totalité des clans orcs à l'aube de la Première Guerre, initiateurs du génocide des Dræneïs, envahisseurs d'Azeroth – où leur influence et le nombre de leurs vassaux demeurent immenses et difficiles à estimer.
« Je constate que vous voyez tous de quoi je parle. Demain matin, à l'aube, nous allons affronter par centaines des brutes de base… mais aussi et surtout des démonistes ».
Stropovitch fut saisi d'une angoisse. Sa poitrine se serra, sa respiration devint difficile. Joannes et Thiwwina le regardèrent avec inquiétude.
« Les démonistes sont capables de distiller dans les âmes l'horreur et la panique. Ils corrompent les chairs pour qu'elles se désagrègent d'elles-mêmes. Ils plongent les groupes dans des pluies de flammes et sèment des graines de l'enfer dans les cœurs qui font exploser les soldats sur leurs camarades. Ils invoquent des batteries de démons capables de diverses tortures mentales et physiques. Ce qui vous attend demain c'est l'horreur, la souffrance et le désespoir ».
Stropovitch tomba sur un genou. Il suffoquait. Joannes se pencha en murmurant : « Que se passe-t-il, ça ne va pas ? » Réalisant qu'il n'aurait pas de réponse, il ferma les yeux et pria pour instaurer paix et confiance dans le cœur du dræneï. Ce dernier sentit la Lumière l'emplir, ainsi qu'une irrésistible, impérieuse douceur.
« Le Branleur ! Laissez le Barge tranquille ! » cria Strongleg, l'œil sévère.
« C'est à chacun de vous, tout seul comme un grand, de se préparer mentalement pour demain. Je sais que vous vaincrez, mais à deux conditions : que vous ne sous-estimiez pas l'ennemi – je pense que ce point est acquis – et surtout, que vous fassiez preuve d'une volonté et d'une force d'âme à toute épreuve ».

Stropovitch se redressa avec effort. « T'en fais pas Stropo, lui glissa la gnomette. Ils auront à peine le temps de réazir qu'on aura tout dégommé. Ils auront du mal à faire leurs petits tours quand z'aurai tout conzelé ».
Je les découperai. Membre par membre. Je les désosserai. Ils paieront pour celui qui m'a immolé. Je leur arracherai les yeux. Je ne les tuerai pas rapidement. Je les laisserai se tordre de douleur à terre en me suppliant de les achever.
« Bon, reprit Strongleg. Sans attendre davantage je vous présente mon cousin, membre de l'unité spéciale d'intervention, Barthum  “Gunny”  Bearstrength.
Un nain sortit de l'assemblée. Il avait le poil d'un roux flamboyant. Les cheveux encore épargnés par sa calvitie étaient réunis en une queue de cheval. Sa barbe luxuriante était domptée en deux longues et épaisses tresses. Il avait l'œil fou – et il était armé de pied en cap.
Pas une seule lame. Dans le dos, croisés, un grand fusil de tireur d'élite, lunette intégrée, et un tromblon, dévastateur en corps-à-corps. En bandoulière, trois cartouchières, une pour les munitions du fusil, une pour celles du tromblon, et une dernière remplie de de gadgets divers, télécommande universelle, poulettisateur, défibrillateur, détonateurs, fusées. Au cou, des lunettes-jumelles réglables. A la taille, deux ceintures croisées lestées de grenades. La veste et le pantalon bardés de poches bourrées d'objets plus ou moins utiles, dont son indispensable brosse à barbe et cinq flasques de rhum – on ne sait jamais.
Il nous expliqua le déroulement des opérations de sa voix grasse et de façon très expressive (  “Et alors là, KABOOM ! har har harrr” ), avec des roulements d'yeux et des éclats déments dans le regard.
L'assemblée en demeura plus ou moins perplexe. Seule Thiwwina trouva l'enthousiasme du nain communicatif, et ne cessa de rire et de glousser d'impatience. Elle répéta même un  “KABOOM ! ”  avec entrain, de sa petite voix flûtée. Gunny lui lança un regard attendri. C'est le coup de foudre je vois. Ils se sont bien trouvés.

Une fois l'explication terminée, Strongleg reprit la parole.
  “Bon voilà alors, il vous reste très exactement vingt minutes pour vous préparer et vous regrouper à la sortie est de la ville. Nous marcherons jusqu'aux abords de Kil'Sorrow. Attaque à l'aube, comme vous le savez déjà. Au cas où il faille le préciser, vous ne dormirez pas cette nuit. Rompez ! ” 


Quand Stropovitch ressortit de son dortoir avec ses affaires, il se retrouva au milieu d'une grande cohue. Ce n'était pas seulement l'unité d'élite, c'était toute l'armée qui se regroupait. Il fut happé par la vague d'hommes, qui le transporta dans les couloirs, l'ascenseur, la ville basse, la porte est.

Il fut ébloui.

Des milliers d'hommes attendaient au pied des remparts, leurs armures flamboyant sous le soleil. Des officiers hurlaient pour ordonner le tout. Le dræneï rejoignit son unité, où Joannes l'accueillit, débordant d'enthousiasme.   “C'est un grand jour” , lâcha-t-il avec exaltation. L'ambiance générale était électrique. La somme de tous les murmures formait une énorme rumeur qui gonflait telle une vague au-dessus de la mer d'hommes, emplissant les bois d'un écho surnaturel.

Soudain Joannes poussa un cri de joie et désigna au guerrier le haut de la grande muraille. Les milliers de combattants levèrent la tête. Greathand se dressait, revêtu de son armure étincelante, la poitrine bardée de galons.


  “Fière Alliance ! cria-t-il – et toute l'armée en réponse poussa un cri martial. Votre dernière nuit paisible, vous venez de la passer. Votre dernier repas correct, vous venez de le dévorer. Et n'espérez plus vous asseoir avant que ce ne soit au banquet des morts. Car aujourd'hui mes braves, commence la Guerre de Libération de l'Outreterre ! ”  Il hurla ces derniers mots, et tous hurlèrent en réponse, faisant vibrer le sol.  »Nos ennemis, nous en avons la certitude, n'y sont pas préparés. En une semaine, nous allons tout raser, tout épurer. Les fleuves charrieront du sang. Le Néant distordu résonnera des plaintes des damnés. Leurs corps formeront l'humus d'un nouveau printemps pour cette terre.

Les Naarus et les généraux de l'Alliance et de la Horde ont tout planifié.

Dans chaque région, nous avons discrètement renforcé et armé les forces locales – camps et bastions – pour qu'elles nettoient leurs zones elles-mêmes de tous les ennemis mineurs représentant des menaces à faible rayon d'action.

Les unités d'élite et autres groupes spéciaux d'intervention vont raser dans le même mouvement tous les points chauds, les bases secondaires de nos principaux ennemis.

Quant aux armées régulières, elles ont hérité de la tâche suprême : dévaster les bases principales ennemies et éliminer leurs chefs. A tous ceux qui veulent nous écraser de leur masse et de leur pouvoir de destruction, nous opposerons nous-mêmes la masse et la destruction ! Ceux qui veulent envahir Azeroth, nous les envahirons ! Ceux qui veulent dissoudre nos mondes dans le Néant, nous les y renverrons !

Au moment même où je vous parle, l'armée de la Horde se réunit à la porte nord de la ville. Car dans dix minutes exactement, elle va envahir le marécage de Zangar et investir le Réservoir de Glissecroc. Saluons leur courage, car le nombre d'informations dont nous disposons sur ce lieu approche du rien. Il est à craindre qu'ils aient à affronter la multi-millénaire Dame Vashj elle-même. S'ils ressortent de ces abîmes vivants, leur priorité sera le Donjon de la Tempête. Où, de même, personne ne sait exactement ce qui les y attend« .


Les soldats frémirent, en proie à des sentiments partagés. D'une part ils trouvaient la Horde inconsciente, folle. D'autre part ils les enviaient de se réserver une si belle part du gâteau. Les rumeurs disaient que c'était effectivement Dame Vashj la maîtresse du Réservoir, et que son but était de contrôler toute l'eau potable d'Outreterre, voire peut-être de créer pour Illidan un nouveau Puits d'Eternité. Quant au Donjon de la Tempête, chef-d'œuvre de l'architecture dræneï, on disait que c'était Kæl'Thas qui l'occupait, et qu'il s'était allié lui et son armée à Illidan – les elfes de sang en avaient sûrement fait une affaire personnelle.

  “Une semaine, c'est ce dont nous disposons nous-mêmes de notre côté pour notre part de travail. Notre premier objectif est Auchindoun, la base principale du Conseil des Ombres”.

Il était vrai qu'il y avait fort à faire à Auchindoun. Le Conseil s'était approprié cet ancien lieu de culte dræneï après leur génocide et leur exil. Il y avait apparemment réveillé une grande et ancienne puissance – réveil qui réduisit le lieu à un tas de ruines et le périmètre à un désert. Il fallait donc non seulement décimer le Conseil et les dirigeants qui s'y trouveraient et neutraliser l'entité éveillée, mais aussi exterminer les arakkoas dissidents et leur roi Ikiss, qui croyaient que l'explosion était un signe du retour de leur dieu Terokk et qui s'y étaient installés ; décimer les rangs des éthériens de Shaffar qui y cherchaient de la magie à pomper ; enfin, éliminer les créatures démoniaques de la Légion qui empêchaient les esprits des dræneïs morts de reposer en paix.

 »La Citadelle des Flammes Infernales, nous la laisserons aux forces de Thrallmar et du Bastion de l'Honneur. La forteresse étant abandonnée, ce ne sont pas les gangr'orcs qui y traînent encore qui nécessiteront un détour de l'armée entière. Nous mettrons donc le cap directement sur Ombrelune. La région est tellement infestée d'armées de démons et de gangr'orcs que les Marteaux-Hardis, malgré toute leur bravoure, auront une marge de manœuvre très limitée en attendant notre arrivée. Nous sécuriserons les abords du Temple Noir ainsi que les deux Terrasses extérieures. Si la Horde a rempli ses objectifs à ce moment, nos démonistes téléporteront leurs forces via portails dimensionnels. Mais après ce qu'ils auront fait, leur nombre sera réduit et les survivants seront éreintés – l'Alliance formera le corps principal de l'armée qui attaquera le Temple Noir.

Je ne vous le cache pas, cette guerre-éclair est notre seule chance de réussite, et elle demeure bien mince. Les pertes seront immenses. Pour ceux d'entre vous qui se sentiraient peu concernés par ce bout de monde déchiré, sachez que le sort d'Azeroth va se jouer également dans la bataille. Je vous rappelle que tout échec entraînera la destruction des deux mondes. Quelle que soit votre terre natale, elle sera envahie et consumée. Si elle l'est déjà, faites-le pour les générations à venir.
Mes braves ! Le sort de deux mondes est donc dans vos mains. Rappelez-vous les héros chantés dans les épopées : considérez-les comme vos frères ! Car c'est bien la gloire éternelle qui vous attend ! « 


Un concert de vociférations enthousiastes accueillit ces dernières paroles. Tous ceux qui avaient des boucliers les frappèrent de leurs masses et épées. Ce vacarme exalté dura longtemps. Stropovitch, étant muet, ne put y participer, mais étrangement, il ne parvint pas à sortir de sa relative indifférence. L'habitude du mercenaire. L'issue et la cause des guerres l'intéressaient assez peu, comme s'il était extérieur à tout. C'était d'autant plus étonnant qu'il n'y était pas extérieur, justement, il s'agissait de sa terre natale, dont le spectacle l'avait tant ému au sortir du portail. Mais spontanément, il était presque contrarié que des Azerothiens s'en mêlent. Il était conscient qu'il était stupide de penser ainsi, mais ç'avait été sa réaction première. Et puis, sans qu'il parvienne à s'expliquer en quoi elle consistait, il sentait planer sur tout cela une confuse absurdité.

L'unité d'élite accompagna l'armée vers le sud, puis leurs chemins se séparèrent dans le Désert des Ossements. Les milliers d'hommes s'engouffrèrent dans les entrailles d'Auchindoun. Les premiers échos de la bataille résonnèrent aux oreilles du guerrier.
Ils échauffèrent leurs lames sur quelques camps d'arakkoa en bordure du désert. Ils en croisèrent même des esprits – décidément même après avoir péri les hommes-oiseaux s'acharnaient dans leur stupidité. La bêtise est plus forte que la mort, faut-il croire.

Thiwwina passa tout le trajet avec Gunny, qui lui montra et lui expliqua le fonctionnement de tous ses bidules. Stropovitch eut donc pour compagnon de route Joannes, qui, le brave garçon, lui raconta sa vie. Le guerrier se demandait bien l'intérêt de faire des confidences à un muet, mais de toute évidence – il le lut dans ses yeux – le paladin s'était persuadé en écoutant Greathand qu'il ne survivrait pas à cette guerre, et il faisait du dræneï son ultime confident, en quelque sorte. Somme toute, sa vie était celle d'un gentil garçon de bonne famille. De naissance noble, il avait rejoint tout jeune un monastère pour y apprendre la théologie, la morale et accessoirement le combat – de plus en plus intensivement au fil des années. Mais au grand dam de ses parents il avait un peu trop intériorisé les idéaux de la Lumière et s'était enrôlé dans l'Ordre. Il avait été de toutes les batailles, jusqu'au désastre de Lordæron. Depuis lors, il était demeuré l'un des derniers paladins à n'avoir jamais eu le moindre doute vis-à-vis de son enseignement et à faire comme s'il ne s'était jamais rien passé de grave, alors même qu'il avait tout vécu. La Lumière ne recule que pour mieux vaincre, telle était sa devise. C'était vraiment un bon garçon. Il avait toujours attendri ses supérieurs et ses camarades par son innocence, sa foi, son indéfectible optimisme. Un grand enfant de quarante ans, que ni les souffrances ni les pires épreuves n'avaient ébranlé.

Ils franchirent la frontière au milieu de la nuit – nuit toute relative bien sûr. Elle demeurait bien suffisamment éclairée pour repérer la forteresse de Kil'Sorrow. Quand ils furent arrivés en vue de celle-ci, le jour n'allait pas tarder. Gunny rappela les objectifs. Plusieurs personnes avaient reçu des missions spéciales complémentaires, dont Joannes – à cause de son surnom.   “Y en a un qui s'appelle le Branleur j'ai entendu, on va l'faire bosser har har harrrr. Vous vous y connaissez en explosifs ? Non ? Ben vous allez apprendre ! ”  Farôn également eut pour mission – non des moindres – d'infiltrer la hutte du chef et de l'assassiner. Rien moins ! Alors qu'on n'en connaissait pas même l'identité. Gunny s'attribua une mission à lui-même, aussi.   “Affaire de professionnel hin hin”  – en roulant des yeux.

Il alla l'exécuter directement, d'ailleurs, en demandant à l'unité d'approcher jusqu'à parvenir à deux cents mètres de la forteresse puis d'attendre le signal de l'attaque.   “Quand ça fait boom, foncez ! ”  – l'ordre avait le mérite d'être plutôt clair.


Ils se déplacèrent le plus discrètement qu'ils purent, et en bordure de la route. Tous revêtirent de grandes capes sombres pour éviter que les armures ne reflètent les étoiles et lunes. Les gangr'orcs n'avaient pas l'ouïe très aiguisée, disait-on.

Gunny, lui, avait couru en démontrant son art – se déplacer avec tout son barda sans émettre le moindre son. Il dégomma silencieusement les sentinelles somnolentes avec son fusil de tireur d'élite à vision nocturne. Puis il plaça des charges d'explosifs ( »De la poudre raffinée issue du fleuron de l'artillerie gobeline, oui mam'zelle ! ") au pied de la grande porte de bois et recula en ricanant – il n'avait pas l'air de se rendre compte que les ricanements étaient incompatibles avec la furtivité –, le détonateur à la main.

Puis boom.

Chapitre 13

Le lendemain des événements de l'hôpital, je me levai très tôt avec la peur au ventre. La menace de Darotân avait parcouru telle une musique lancinante des rêves incohérents, sans substance.

« Et on ne retrouvera pas vos corps », avait-il ajouté. Pour être sûr qu'il n'y aurait pas de résurrection tentée. Son but était donc de nous tuer à un moment et un endroit où il n'y aurait aucun témoin, et de dissimuler nos cadavres dans un lieu où personne ne les chercherait.

Sans oublier l'odeur de la décomposition.

Le problème était ardu. Darotân allait certainement prendre quelques jours de réflexion pour peaufiner les détails.


En attendant, j'avais le temps de prévenir Arcân.

Je me préparai rapidement et sortis avant même qu'Ondraïev ne s'éveille.

Sur le chemin du Hall des Ressources je griffonnai mon avertissement pour mon maître. Je ne perdais pas une seconde alors que j'avais au moins une heure d'avance – mais le sentiment d'urgence ne me quittait pas.

C'est Hama que je trouvai adossée à la porte de la réserve d'armes d'entraînement. Quand elle sourit, je dus détourner les yeux, incapable de supporter un tel rayonnement de beauté. Elle se redressa et s'approcha de moi, puis hésita sur la façon de me saluer. Je la vis tentée ainsi entre rire et larmes, tentée aussi bien par le salut respectueux que par l'étreinte émue. Mais comme de mon côté je restais bêtement immobile et raide, elle s'agita un peu, eut un petit sourire inquiet et me demanda platement comment j'allais – ce à quoi elle répondit immédiatement : « Question stupide, désolée », avec un air triste.

« Je suis dans tous mes états depuis hier, confessa-t-elle. Je n'arrivais pas à dormir alors je suis venue t'attendre ici. En fait, vis-à-vis de sa menace, on fait quoi ? Je veux dire, doit-on prévenir nos maîtres ? Voire Velen ? »

J'y avais pensé, mais quelque chose me déplaisait dans ce procédé. Je fronçai les sourcils.


« Je veux dire, qu'ils nous croient ou pas sur le moment, ce n'est pas important. L'essentiel est que Darotân sache qu'on leur en a parlé. Car si Arcân ou toi disparaissez, il saura qu'ils penseront immédiatement à lui. Donc il sera bloqué, il ne pourra rien faire ».

Je hochai la tête. Effectivement, c'était bien pensé. Mais cela me contrariait de reconnaître qu'elle avait raison. Au fond, je désirais que cela reste entre Darotân, Arcân et moi. Je désirais vraiment que ce paladin se ramène un jour devant mon maître ou moi. Et se fasse exploser.

C'était stupide de ma part, je le savais. C'était une réaction primaire. Et puis Hama, rassurée par mon hochement de tête, m'avait de nouveau souri. Voilà qui valait bien une petite concession.

« Ah, vous êtes déjà là ? »

Nous nous figeâmes.

Darotân, l'air de rien, arrivait à petites foulées en sifflotant, avec ses poids pour la gymnastique.


« Je viens toujours une petite heure en avance pour me mettre en condition et travailler un peu plus », fit-il légèrement, sur le ton de la conversation, tout en exécutant quelques flexions.

J'avais envie de lui carrer mon poing dans la mâchoire, et je me retins à grand'peine. Hama le fixait, interdite.

« Ah au fait, ajouta-t-il avec l'air d'avoir oublié un petit détail anodin, j'espère que tu n'as pas pris la menace d'hier au sérieux, Stropovitch – il enchaîna sur des pompes, ses paroles désagréablement coupées par des expirations rythmées. Ce serait parfaitement absurde et indigne de ma part d'aller ainsi à l'encontre de tous les principes de la Lumière et de notre peuple. Je l'ai dit hier, si Hama ne s'intéresse pas à ma personne, si elle est aveugle au point de ne pas voir l'abîme qui nous sépare, c'est qu'au fond, elle ne me mérite pas. Elle n'est rien pour moi. Je vous souhaite plein de bonheur ».

Et il repartit à petites foulées faire le tour du Hall.
Je jubilai intérieurement. J'écrivis à Hama : « Ce n'est pas la peine de prévenir les maîtres. Je vais en glisser un mot à Ondraïev et Arcân quand même, au cas où. Il a compris tout seul qu'il ne pouvait rien faire sans se compromettre. Or ce à quoi il tiendra toujours le plus, c'est à sa réputation et à sa place de futur champion de notre race ».

Hama lut mais n'en fut visiblement qu'à demi rassurée.


Et pour cause ! Si de mon côté j'avais peine à contenir ma joie, c'était parce que j'avais bien compris que Darotân n'avait pas abandonné. Son discours d'hier était clair. Pour lui, je souillais de ma présence les êtres qui m'entouraient. La « corruption » d'Hama, il me l'imputait comme un crime caractérisé. Darotân avait pris acte, jugé et rendu la sentence. Et il l'exécuterait. Il voulait juste gagner du temps – et je m'arrangeais pour lui en donner.

« Je veux bien ne prévenir personne si tu penses que ça ira », chuchota Hama. J'adoptai un air qui se voulait rassurant et confiant. « Ce qui me met hors de moi, c'est qu'il fasse comme si je l'avais »échangé«  avec toi. Alors que nous deux avons eu seulement hier notre premier moment ensemble. Je ne sais pas comment lui expliquer que je me suis laborieusement délivrée de lui moi-même, de mon plein gré, et que tu n'as fait que m'aider à franchir le dernier pas.
— La vraie question est de savoir si ça vaut vraiment la peine d'essayer de lui expliquer, lui écrivis-je.
— Oui, acquiesca-t-elle. Il doit songer à une espèce de complot tissé en douce depuis des mois ou je ne sais quoi… C'est la seule façon qu'il a trouvée d'accepter la chose. Mais je trouve ça malsain. Je préfère la vérité.
— Il vaut mieux le laisser se conforter dans une idée qu'il supporte. Si nous tentons de lui imposer une vérité qu'il n'accepte pas, il deviendra dangereux, répondit le carnet.
— Tu veux dire plus dangereux qu'il n'est déjà ? » rétorqua-t-elle avec humeur.

Darotân dans sa course repassa devant nous au petit trot, l'air de ne rien voir.


« Il m'énerve, chuchota-t-elle en grinçant des dents, il m'énerve ! Bon je m'éclipse, je reviens tout-à-l'heure, je vais en profiter pour manger un bout chez moi ».

Elle s'éloigna d'un pas exaspéré. Je ne pus détourner les yeux du mouvement de ses hanches et de ses cuisses fuselées. C'était sûrement les discours réguliers d'Arcân sur ses nombreuses conquêtes – récits toujours très détaillés – qui avaient fini par m'échauffer le sang et aiguiser mon regard. Et puis comme disait mon maître : « Savoir observer les bonnes choses, c'est commencer d'apprendre à les déguster ».

Un instant après qu'elle fut sortie c'est Arcân qui entra, d'ailleurs. Avec un seau et un balai. La personne préposée au nettoyage du Hall avait eu une indisposition.

Je m'écroulai de rire en le voyant. Il s'approcha de moi, posa le seau et me tendit le balai : « Tiens, vu qu't'es en avance, voilà de quoi t'occuper, hop ». Je me levai, soudain moins joyeux, et me prit une beigne par la même occasion. « Et ça, c'est pour t'apprendre à te foutre de ma gueule », conclut-il.

Je passerai sur le plaisir immense que j'ai eu à laver le sol avec un gnon sur la figure devant Darotân puis les autres qui arrivaient progressivement.

A la fin de la séance, je tendis à Arcân la liasse de feuilles que j'avais préparée pour lui. Il lut attentivement pendant que le flot d'élèves s'écoulait dehors.


En lisant les dernières phrases il éclata d'un grand rire.

« Eh bien ! s'exclama-t-il, ce serait bien dommage de le contrarier, ce brave Darotân ! On dit rien à personne et on attend ! Et s'il se pointe un jour pour m'buter, fit-il en se frappant le poing droit dans l'autre main, je lui décalque la tronche dans le mur on y moulera sa statue plus tard ».

Ce qui était génial avec mon maître, c'est qu'on réfléchissait pareil.


La première chose que vit Thiwwina en pénétrant dans l'enceinte fut un groupe d'une trentaine de gardes gangr'orcs courir vers la porte, mal réveillés, certains encore appliqués à boucler leur ceinture. « Oulala ça commence fort », lâcha-t-elle – avant de prononcer quelques mots d'incantation.
Une nuée bleutée se forma en avant des orcs. Lorsque la troupe passa dessous, une pluie de glace mi-magique mi-matérielle s'abattit drue sur eux. Leurs jambes devinrent lourdes. Une pellicule d'eau se forma sur leur peau et gela instantanément. Leurs corps s'engourdirent. Le regard bête et douloureux, ils s'arrêtèrent, incapables de réagir.
« C'est qu'ils me mettraient la larme à l'œil », pensa-t-elle ironiquement avec un sourire carnassier. Ses petits doigts de fée s'agitèrent – elle courut vers eux en bondissant et balançant des volées de javelots de glace qui transpercèrent les chairs – les orcs ne lâchèrent que de faibles plaintes. Arrivée au contact, elle s'assura de leur mort en leur incantant à bout portant un cône de givre. Plus rien ne bougea ni n'émit le moindre son – ils étaient littéralement statufiés et fondraient doucement sous le soleil de l'après-midi.


Gunny ne perdit pas de temps. Sitôt la porte passée, il bifurqua à droite et courut vers la grande tour de garde. Arrivé à trente mètres, il vit en sortir plusieurs orcs à l'œil rouge. Ils écopèrent d'une grenade étourdissante suivie d'un chapelet de diverses bombes de tout calibre, que Gunny avec art avait dégoupillées en chaîne d'un seul mouvement alors qu'elles étaient encore en bandoulière, et avaient balancées de même toutes ensemble en détachant la lanière de cuir et en faisant un mouvement de coup de fouet en direction des orcs.
Le nain ricana, hilare, en entendant les explosions assourdissantes suivies d'une pluie de membres et de viscères.
Puis il bondit sur le côté et balança un fumigène à l'intérieur. Des bruits de toux en sortirent – ainsi qu'une nouvelle symphonie en boom majeur.
« Har har harrrr », fit Gunny en s'engouffrant dans la tour. Il dut faire attention à ne pas se laisser déséquilibrer par les quartiers de viande rouge, les mares de sang, les crânes où se voyaient encore quelques morceaux de visages ébahis.
Il roula des yeux satisfaits en voyant les grandes lézardes que ses bombes avaient laissées dans la pierre. « C'est du carton leur truc ! » marmonna-t-il, guilleret, dans sa barbe rousse.


Stropovitch et son groupe s'engouffrèrent et repérèrent les tentes et baraquements qui constituaient leur objectif – toute la partie est du camp. Une vingtaine d'orcs s'étaient réunis et se ruaient sur eux. La plupart n'avaient pu se vêtir que de la moitié de leur armure. Le temps que les guerriers et paladins arrivent au contact, la vague d'ennemis était déjà criblée de flèches et prise dans divers sorts de pluies de feu, affaiblissements, attaques mentales, chaînes d'éclairs, en bref, Stropovitch n'eut plus qu'à égorger ceux qui bougeaient encore.
Le massacre commençait bien.
Mais de fait ces orcs n'avaient fait que se sacrifier pour laisser le temps aux arrières de s'organiser. Le long des baraquements est, achevait de se dresser une barricade faite de tentes abattues, de tronçons de bois et de mobilier rustique. Des soldats armés de lances et d'arcs s'étaient alignés derrière. Le dispositif était mis en place dans le but précis de protéger une nuée de démonistes du Conseil pendant qu'ils décimeraient l'unité d'élite de leurs sorts redoutables.
Stropovitch eut un frisson. Arcân ne l'avait jamais préparé à ce type de bataille.
Ses poings se serrèrent sur les gardes de ses épées.
Il courut comme un fou, sans attendre d'ordre.


La partie supérieure de la forteresse était surélevée par rapport à l'inférieure. Tout était nivelé dans cette dernière exceptée la pente qui menait, donc, au sommet, laquelle pente était contenue entre deux murs de pierre.
Dans la confusion générale, aucun orc n'avait repéré Farôn traverser la cour et gravir le mur ouest. De toute façon, aucun œil même expérimenté n'aurait pu le voir. L'elfe maîtrisait l'art de l'invisibilité non magique. On pouvait y déceler un art de vivre, voire davantage. Farôn avait pour ainsi dire une existence partielle. Il s'éclipsait de la réalité, et n'y revenait que quand il le désirait, devant les personnes qu'il jugeait dignes de le voir. Un maître assassin n'est fondamentalement plus de ce monde. Il est dans son univers propre. Un univers épuré, serein, où règne la paix de l'âme et la maîtrise totale de soi. Un univers en marge…
… sauf pour ces saletés de clebs.
Farôn, contrarié, avait passé la tête au-dessus du mur à mi-pente. Devant la porte étaient postés deux démonistes, dix soldats mais aussi deux maîtres-chiens avec leurs sales bêtes dotées de leur sale flair. Ils avaient déjà la truffe agitée et l'air soupçonneux, d'ailleurs. Un pas de plus et ils aboieraient, les yeux rivés sur sa position.
L'enceinte autour de la porte n'était pas escaladable. La pente était large et nue. Le terrain était découvert. En un mot, la partie était ardue.
Farôn se baissa, dégaina lentement et avec mille précautions son arbalète et – incompréhensiblement – se retourna d'un bond, alors qu'il avait les mains sur l'arme et que ses pieds reposaient uniquement sur des aspérités de la roche. Continuant à se moquer éperdument des contraintes physiques de sa position, il arma tranquillement, dos au mur, son arbalète, puis se retourna d'un nouveau bond souple et silencieux.
Les chiens étaient protégés par des plastrons et des masques de cuir lourd clouté.
Et le cuir, ça suffit rarement contre un carreau d'arbalète bien placé.

Tout en visant, il réfléchit calmement à comment il allait gérer ensuite les quatorze orcs et le chien restant. Rien que de très stimulant, comme problème, à première vue.


Joannes geignit. Porter une armure de plaques, passe encore. Un bouclier de trois tonnes, pourquoi pas, question d'habitude. Une masse aussi lourde qu'inutile, on n'est plus à ça près. Mais en plus de tout cela, une énorme caisse d'explosifs à transporter, en devant se battre en même temps, « et en ne devant SURTOUT PAS trop secouer l'bazar » – dixit Gunny –, là c'était trop.
Pendant que le reste du corps d'élite investissait la forteresse, il essayait des arrangements. Bouclier dans le dos, caisse sur l'épaule soutenue par un bras : trop fatigant, faudrait alterner d'épaule en cours de route, perte de temps et d'énergie. Caisse portée devant soi à deux bras : empêchait totalement le maniement des armes. Caisse dans le dos sur le bouclier, maintenue par des bandoulières : bloquait le bouclier, puis fallait les trouver et les attacher, les bandoulières.
Ceci dit s'il tenait le bouclier en main gauche, ça restait la meilleure solution.
Mais à force de réfléchir à des questions de transport il avait oublié les explications – au demeurant très succinctes – de Gunny concernant l'utilisation des explosifs une fois arrivé à destination. Et il s'en rendit compte avec épouvante.
Il aperçut du coin de l'œil le nain courir vers la tour de garde. Il saisit à bout de bras la caisse et courut derrière lui en s'égosillant pour l'appeler – mais le poids de la caisse lui coupa rapidement le souffle – et les jambes.
Il commença à désespérer.

Mais soudain, son visage fut baigné de félicité céleste : Gunny avait laissé derrière lui, à terre, deux bandoulières tout à l'heure encore lestées de grenades.
Un tel heureux hasard ne pouvait être pure coïncidence : rassuré en son for intérieur par les encouragements et l'aide que lui prodiguait la Lumière pour sa mission, Joannes entreprit de nouer ces fameuses lanières de cuir aux anses de cette maudite caisse.


Thiwwina vit elle aussi une barricade se dresser, mais à l'ouest – la situation se présentait mal. Ceci dit même si les orcs se défendaient de façon symétrique en ne laissant que la place centrale aux Alliés, la composition de leurs forces n'était pas, elle, symétrique. A l'est, là où Stropovitch, loin devant son groupe, avait déjà sauté par-dessus la barrière – exploit inexplicable vu qu'il était revêtu de plaques – et commencé son carnage, il y avait quasiment tous les démonistes de la forteresse, avec, tout au fond contre la muraille est, le bâtiment dédié aux pratiques occultes. A l'ouest, symétriquement, c'était l'armurerie – qui d'ailleurs allait normalement, si Joannes réussissait sa mission spéciale, bientôt sauter.

Autre avantage, la barricade se dressait entre le surplomb du chef au nord et les écuries au sud. Si Thiwwina et son groupe traversaient les écuries, ils se retrouvaient de l'autre côté de la barrière.

Aussitôt pensé, aussitôt exécuté – Thiwwina ne passait jamais plus de deux secondes à réfléchir. Elle courut vers les écuries sous une pluie de flèches et bondit gracieusement par une petite fenêtre. Son groupe batailla pour atteindre la porte – Gunny lui en avait confié le commandement, et elle n'avait donné qu'une seule consigne : « Suivez-moi et admirez ».

Elle n'avait pas posé le pied à terre à l'intérieur qu'une armée de molosses lui sautait dessus.


Quelques secondes plus tard, son groupe avait atteint la porte des écuries, non sans avoir dû combattre une nuée d'orcs qui voulait les en empêcher. Ils s'apprêtaient à la défoncer, des flèches pleuvant dru sur eux, quand Thiwwina leur ouvrit tranquillement. Elle les introduisit d'une courbette et prit des airs de guide touristique – ils s'engouffrèrent et refermèrent.

« Tout de suite sur votre gausse, vous pouvez admirer l'œuvre Zaillissement du soi, représentant un sien-loup en plein bond. Ze vous laisse noter le réalisme étonnant de la posture et de la mâssoire ouverte sur des crocs menaçants. A côté la célèbre scène de groupe Pique-nique cynique, où trois molosses claquent en même temps leurs mâssoires sur du vide, symbolisant l'inanité inhérente à toute action. Sur votre droite, un autre sef-d'œuvre de sculpture glacée, Promesse d'infini, où un maître-sien, le regard déterminé fixé vers l'horizon, pointe un doigt qui ne désigne rien. La question est : désignait-il quelque sose, ou ne fait-il que le vouloir désespérément ? »


Gunny entreprit de placer d'énormes charges à l'intérieur de la tour. Mais soudain, son corps fut parcouru d'un frémissement surnaturel. Le gémissement de son âme retentit douloureusement dans ses entrailles. De la magie démoniaque.


Le nain se retourna et leva la tête, de la sueur froide perlant déjà à son front. Un escalier courait le long des murs de la tour. Dix mètres au-dessus de lui, il aperçut un orc au moment où il reculait pour se mettre hors de vue.

Encore plus haut, deux autres têtes apparurent brièvement, incantant en deux mots des sorts d'affliction sur lui.

Gunny bondit se terrer sous l'escalier à son tour. Il lui fallait trouver un plan rapidement. Mais déjà les sorts agissaient. Son âme était torturée. L'angoisse lui étreignait le cœur et le faisait suffoquer. Il tomba à genoux et sentit le froid de la mort lui faire trembler les mains convulsivement.

Des pas résonnèrent dans l'escalier. Le nain décela d'après le bruit trois créatures, dont une minuscule et une lourde.

« Mosh'kal ! » s'écria joyeusement une petite voix grinçante. Gunny sursauta. Un diablotin perché au-dessus de sa cachette lui souriait de toutes ses dents.


Les deux autres passèrent au-dessus de lui et apparurent en bas. Ils le repérèrent immédiatement.

Une succube dénudée passa la langue sur ses lèvres et claqua son fouet.

Un gangregarde massif s'approcha lentement de lui à pas lourds, brandissant une gigantesque hache à deux mains.

Il tremblait de façon impressionnante. De grosses gouttes de sueur sillonnaient son visage pâle comme la mort. Sa vie défila devant ses yeux. Dans son délire, il revit ses parents, la fabrique familiale de bière, ses dizaines de cousins et leurs virées nocturnes, ses frères d'armes de toutes les guerres, ses voyages pour la Ligue des Explorateurs, sa fiancée morte sous l'emprise du Fléau à cinq mois de grossesse. Son premier et dernier amour.

Muhra. La bonté et la douceur incarnées. Celle à qui il avait promis sur son lit de mort.

Qu'il ne mourrait pas avant d'avoir fait sauter tous les démons de toutes les planètes, qu'il ne mourrait pas avant de les avoir tous renvoyés en charpie dans le Néant distordu.


Il se releva. Les tremblements s'affaiblirent. Le regard s'affermit.

Son nom est Barthum Bearstrength, décoré par Magni Bronzebeard en personne pour avoir sauvé avec ses explosifs une unité de cent combattants à Lordæron, expert mondial réputé en ingénierie et inventeur reconnu, vainqueur de toutes les compétitions de tir de tout Azeroth depuis cinq ans, membre du groupe spécial d'intervention de l'armée alliée de libération de l'Outreterre, promu lieutenant-commandant pour sa participation décisive à l'établissement des forces alliées de l'autre côté de la Porte.

Et là où je passe il ne doit rester que ruines fumantes.

Le gangregarde leva sa hache. Gunny lui lança un regard de défi en se fendant d'un rictus goguenard.


Aucun mortel, quelle que soit sa race, ne pouvait sauter au-dessus de cette barricade vêtu de plaque. Mais Stropovitch ne se contrôlait déjà plus. Il avait maîtrisé sa peur de la magie démoniaque en en faisant de la rage. Et plus il s'approchait de l'ennemi, plus l'angoisse augmentait, exponentiellement. Et plus il enrageait.

Le bond était magistral. Il s'envola littéralement au-dessus de la barrière, une expression terrible sur le visage. Les orcs de l'autre côté eurent le pressentiment qu'ils allaient mourir.

Le dræneï leur apporta une confirmation immédiate.

En un éclair cinq archers étaient morts. Le guerrier émit un cri démentiel qui effraya même les démonistes proches. Pendant quelques instants, aucun orc ne l'attaqua. Ils le regardaient, pétrifiés de peur, réduire en charpie tout ce qui lui tombait sous la main.

Le reste du groupe profita de la percée effectuée de l'autre côté pour brûler à grand renfort de magie le morceau de barricade que Stropovitch avait franchi.

Pendant ce temps, le dræneï faisait voler les membres. Ses lames se mouvaient trop vite pour que leur trajectoire soit visible. Ce que les orcs voyaient, c'était un colosse se déplacer à une vitesse ahurissante le long de leurs rangées, et leurs camarades tomber en chaîne comme des files de quilles, diversement étripés et égorgés, ou se tordant de douleur au sol, avec des yeux crevés, des tendons sectionnés, ou des plaies béantes dans le torse et les cuisses.


Des cris fusèrent chez les orcs pour contre-attaquer. Ils commençaient à se ressaisir. Un groupe d'une dizaine de démonistes cibla le météore vivant pendant que les autres accueillaient l'unité d'élite qui avait percé la barricade.

Stropovitch sentit une boule de feu lui picoter le dos à travers l'armure. Il se retourna et avisa divers démons mineurs qui se dirigeaient vers lui. Il courut à leur rencontre. Mais il sentit soudain une gêne. Une gêne générale.

Ses mouvements devenaient pénibles et lents. Sa vue se brouillait légèrement.

Hache parée, lames croisées plongées dans la poitrine du gangregarde. Diablotin tranché en deux d'un coup. Fouet arrêté de la lame droite – il s'enroule –, succube éviscérée de la gauche. Là-bas, leurs maîtres…

Derrière, le fracas assourdissant de la bataille engagée avec l'unité d'élite.

Sa respiration devenait difficile. La magie démoniaque l'oppressait. Les démonistes coururent pour rester à distance du guerrier pendant que leur corruption agissait.


Inutile.

Il trouva la force de les rattraper. Ses lames sectionnèrent la nuque d'un fuyard. Les autres se retournèrent en grognant diversement. Ils se mirent à incanter leurs sorts les plus puissants pour l'achever.

Ben voyons.

Il planta ses lames dans deux bouches en même temps. Les orcs gémirent et s'effondrèrent mollement, pendant que Stropovitch martelait de coups de poing la figure d'un autre. Un quatrième se prit un coup de sabot si puissant dans le ventre qu'il tomba à terre, le souffle coupé, vomissant du sang mêlé de substances indéfinissables.

Mais les sorts des autres arrivèrent à destination.


C'est mon âme que je sens crier en moi. Comme ce jour près de Telredor. Mon corps m'échappe, mes jambes flageolent, je suis faible et impuissant. Ma volonté fléchit, l'angoisse étreint mon cœur pour l'empêcher de battre.

Un gémissement sortit du corps de Stropovitch. La vie en lui était corrompue et travaillait à sa propre perte. Quoi qu'il fasse désormais, même s'il tuait ses adversaires, il allait mourir.

Les orcs encore debout se mirent à sucer la vie qui lui restait, attendant qu'il tombe. Le guerrier hurla. La sensation était horrible, insoutenable.

Derrière lui l'unité d'élite, encerclée de solides gangr'orcs armés et carapaçonnés, était prise sous des pluies de feu et des dizaines de petites graines de l'enfer qui faisaient imploser les corps.

L'air était chargé de mort et de désespoir.


La lueur des yeux de Stropovitch devint rouge.


Farôn tira. Le carreau d'arbalète atteignit le chien en plein cœur, qui couina à peine sous le choc. Aussitôt l'elfe se retourna d'un bond, se baissa et mit en place un autre carreau, en faisant toujours montre de son équilibre surnaturel.

On ne l'avait pas vu. Le groupe de gardes émit cris et grognements. Le second chien fut envoyé en avant pour trouver sa trace.

Bond, repérage, tir. Second chien éliminé.

Farôn sauta souplement sur la pente, un couteau de lancer dans chaque main. Les orcs se jetèrent sur lui. Puis s'ébahirent. L'elfe avait complètement disparu. Et contre la porte, les deux démonistes s'effondrèrent, avec chacun un couteau enfoncé dans l'œil jusqu'à la cervelle.

Les guerriers commencèrent à paniquer. Ils scrutèrent fébrilement le sol dans l'espoir vain d'y trouver des traces de pas. Ils épiaient, les nerfs à fleur de peau.


L'un d'eux gémit soudain et tomba, le cou à demi ouvert par derrière.

Les autres eurent peur.

C'est le moment que choisit Farôn pour apparaître. Il tourna silencieusement et rapidement autour de chacun d'eux. Paniqués et surpris, ils firent des mouvements de bras stupides comme pour se débarrasser d'une mouche. Pendant ce temps, des talons, des genoux et des cous prenaient des coups de dague d'une précision radicale.

Il esquiva de justesse une hache qui s'abattait sur lui – laquelle, à la fin de sa trajectoire, acheva un orc gémissant qui tentait de contenir l'hémorragie d'une artère sectionnée au genou droit.

Farôn jeta aux yeux de l'orc combattif une poudre aveuglante. Le guerrier se prit la tête dans les mains en criant, lâchant son arme.

Ils étaient encore bien quatre à être en état de se battre. Avec des armures.


Il entama contre eux une danse qu'ils ne comprirent pas. Ils pensaient le frapper, le toucher, mais il esquivait tout. Et ce, sans qu'ils le voient jamais bouger. Lui en revanche planta un couteau dans un œil, envoya un coup de pied dans la face d'un autre, puis sembla se téléporter dans son dos et lui planta sèchement ses dagues dans les deux aisselles, jusqu'à la garde, en fouillant de ses lames la large poitrine. L'orc hurla. Et mourut. Mais quand il tomba, l'elfe n'était plus derrière lui.

Il était déjà derrière le troisième. Il lui ôta le casque d'un geste vif, avant de le décapiter proprement en plantant sa dague dans la nuque et en lui imprimant un mouvement circulaire d'une précision chirurgicale.

Le dernier s'enfuit en hurlant. Il se prit quelques secondes plus tard un carreau d'arbalète mortel.

Il restait à achever l'aveugle et les estropiés, ce que l'elfe fit avec une certaine répugnance.


Joannes remarqua que l'écurie ne collait pas tout à fait la muraille. Il y avait une largeur suffisante pour qu'un homme y passe. Il avait vu Thiwwina et son groupe pénétrer dans l'écurie, mais il avait préféré ne pas les suivre. Aussi improbable que cela paraisse, on lui avait donné, à lui, un paladin, une mission requérant de la discrétion.


Il contourna donc le bâtiment, non sans que la caisse dans son dos frotte entre le mur de l'écurie et la muraille, menaçant de se bloquer à tout instant.

Mais elle passa, au grand soulagement du paladin. Ceci dit, quand il chercha des yeux la direction de l'armurerie, il se rendit compte que le mur ouest de l'écurie était littéralement assiégé par des dizaines de gangr'orcs qui attendaient que Thiwwina et son groupe sortent.

Ils le virent, hurlèrent et l'attaquèrent.

Il n'avait bien sûr aucune chance contre autant d'ennemis. Il s'enferma aussitôt en lui-même et pria la Lumière. Aussitôt une douce et lumineuse bulle d'invincibilité le recouvrit, qui provoqua l'ahurissement des orcs.

Joannes était absolument insensible. Les sorts des démonistes ne l'atteignaient pas. Les armes glissaient sur lui.

Mais ça ne durerait pas longtemps. Joannes le savait. Il fallait attendre la cavalerie – en l'occurrence la gnomette. Elle ne devrait plus tarder.


En effet aussitôt la bulle enclenchée le mur fut fracassé par une bourrasque de gel et tout le groupe de l'unité d'élite… passa à côté de Joannes sans le voir et partit de l'autre côté entamer le carnage.

La bulle commença de s'affaiblir. Les orcs qui étaient restés grognèrent de satisfaction.

Joannes se résolut. Il posa la caisse à terre. Et commença le combat. Il alterna les moments où il se battait de la masse et du bouclier et ceux où il priait.

Et quand il priait, il était absolument concentré. Pendant qu'il croulait sous les coups et les sorts, ses blessures se refermaient aussitôt infligées, les sorts d'affliction disparaissaient ou se dissipaient. Tel était la puissance de la Lumière. Et il n'existait pas d'âme plus pure que celle de Joannes, plus susceptible de la maîtriser totalement. Il ne se laissait déconcentrer ni par la douleur physique, ni par les souffrances mentales.

Mais même le Branleur, lui qui avait survécu à toutes les guerres, ne pouvait tenir éternellement. Il sentit la fin proche. Il avait renvoyé les démons au Néant – il avait ce pouvoir – et mis à terre les démonistes, mais il restait trois guerriers.
Les orcs s'acharnèrent, mis en rage par l'inefficacité de leurs coups.

Il pria encore ! La Lumière ne pouvait l'abandonner. Il trouva la force d'âme de s'enrober d'une nouvelle bulle lumineuse sur laquelle glissèrent de nouveau les haches. Les orcs s'énervèrent réellement.
A l'abri, Joannes détacha des pièces d'armure. La bulle s'affaiblissait encore plus vite que la première.

Joannes se redressa fièrement, blessé à de multiples endroits, des pièces d'armure cabossées à ses pieds. Du sang coulait sur toute sa peau, le recouvrant de rigoles rouges. Quand il détacha son libram de la chaîne d'or qui le retenait à sa ceinture, il sentit la Grâce l'envahir. Les orcs manifestèrent soudain une espèce de fascination. Le livre à la couverture ciselée de dorures s'ouvrit de lui-même à la page souhaitée. Joannes ferma les yeux, se laissant envahir par la Lumière. Il lâcha le livre, qui resta suspendu en l'air. Les pages s'illuminèrent. Le paladin leva ses yeux fermés vers le ciel, et joignit les mains sur le cœur.

Les blessures se refermèrent toutes, soudainement et parfaitement. Sa peau devint blanche et scintillante.

Il semblait un ange.

Joannes rabaissa lentement la tête, rouvrit lentement les yeux. La bulle se dissipa tout à fait. Un des orcs hésita et balança un coup de hache sur le torse nu, avant de s'ébahir. C'est à peine s'il avait égratigné le paladin.


« Venez à moi, murmura ce dernier. C'est l'heure du jugement ».


Thiwwina fracassa le mur du fond d'un cône de gel et gela les jambes des dizaines d'orcs derrière. Son groupe et elle les décimèrent sans faire dans le détail et bifurquèrent immédiatement à droite.

Les orcs derrière la barricade s'étaient rapidement regroupés. Ce fut un choc frontal.

Thiwwina déchaîna ses pouvoirs. Le froid pinçait les peaux, glaçait la chair, pénétrait les os et les faisait vibrer douloureusement, gelait la mœlle. L'ensemble des orcs fut saisi d'une irrésistible vague de froid. Certains tentèrent de trouver dans la mêlée la cause de ce fléau. Mais la responsable était une gnominette minuscule et insaisissable qui bondissait et se faufilait partout en s'esclaffant et gazouillant.

Un archer elfe près d'elle soudain laissa échapper un cri étouffé, et porta la main à son cœur, serrant sa poitrine convulsivement. Il tomba à genoux, suffoquant, tendit l'autre main en avant, demandant de l'aide. Thiwwina vit dans ses yeux soudain ternes et voilés la souffrance aigüe et la peur de la mort. Il implosa. Elle sentit quelque chose crier en elle.

L'implosion n'était pas physique mais magique. Le cadavre de l'elfe n'avait pas de blessure visible. C'était son âme qui était morte. Et l'onde produite affectait les âmes des mortels proches.


Une prêtresse humaine implosa ainsi à son tour. Puis un guerrier nain. D'autres personnes autour d'eux s'en trouvèrent soudain hors de combat. Leurs membres ne bougeaient plus. Leur force vitale avait été annihilée.

Et Thiwwina la vit.

La graine.

Une petite, toute petite sphère verdâtre entourée d'une aura de décrépitude. La gnomette la vit au moment où elle pénétrait en elle sans bruit, sans heurt, la condamnant sans cérémonie.

La bataille prenait un tour incertain. Les prêtres et paladins en arrière prièrent la Lumière pour fortifier les âmes. Les orcs profitèrent de cet instant de désarroi dans les rangs alliés pour tenter de prendre l'avantage. Des membres et des têtes volèrent. Le groupe se fit lentement encercler.

Et une pluie de feu entreprit de tous les réduire en cendres.


Thiwwina trouva la force de s'entourer d'une barrière de glace. Ces satanés démonistes se trouvaient quelque part en retrait et étaient en train de les décimer. Et c'était à elle de trouver la solution.


La décharge de plombs fit un large trou béant dans la poitrine du gangregarde et termina sa course dans le crâne de la succube. Le diablotin eut à peine le temps d'abandonner son sourire – on le choppa et lui enfonça une grenade dans la bouche.

« Retour à l'expéditeur har har harrrrrr ! » Gunny bondit au centre et balança le démon en hauteur, là où il avait vu le démoniste perché le plus bas dans l'escalier.

Il y eut un boom suivi d'une pluie de pierres et de sang.

Mais le nain était déjà en train de gravir les marches quatre à quatre. Il put voir le résultat de son lancer : un démoniste orc suant et haletant se tenait l'épaule gauche où ne se trouvait plus de bras. Malgré ses efforts, il ne parvenait pas à arrêter une hémorragie affolante. La moitié gauche de son visage était brûlée. Il regarda le nain sans expression particulière. Il était résigné à la mort.


Gunny rechargea tranquillement son tromblon à côté de lui. Les sorts d'affliction qui l'affectaient tout à l'heure semblaient avoir disparu. Bien qu'affaibli, il affichait un entrain invincible.

Il renvoya le tromblon chargé dans son dos et prit en main le fusil de précision. Il laissa l'orc se vider de son sang et continua de monter mais lentement, marche par marche, sans bruit, dos au mur et se déplaçant latéralement, le fusil braqué légèrement vers le haut sur les marches lui faisant face.

Il s'immobilisa totalement lorsqu'il entendit des voix chuchoter au-dessus de lui. Les deux autres démonistes se concertaient. Pour les avoir en ligne de mire, il fallait atteindre le côté opposé. Le plus silencieusement du monde, il atteignit le coin. Puis se décala millimètre par millimètre, l'œil vissé au viseur.

Une oreille rouge. Une tête d'orc qui parle. Qui s'arrête de parler. Une tête d'orc trouée. Un corps qui chute mollement. Qui bascule dans le vide. Et va s'écraser tout en bas dans un bruit mat.

Pas de trace du dernier. Aucun bruit.

Il veut jouer à chat ? J'ai ce qu'il faut pour les petites souris har har har.


Les démonistes qui aspiraient la vie de Stropovitch sentirent soudain leurs corps brûler de l'intérieur. Ils durent arrêter, la douleur devenant insoutenable.

Les yeux du dræneï flamboyaient d'un rouge démoniaque.

Et soudain il se redressa et cria. Il y eut comme une onde de choc qui renversa ses adversaires, suivie d'une vague de chaleur ardente.

Le cri fut long et bestial.

Les démonistes se relevèrent, abasourdis. Les sorts d'affliction qu'ils tentèrent furent vains. La peur qu'ils voulurent distiller dans son âme n'eut aucun effet.


Alors qu'il était à l'article de la mort tout à l'heure, le dræneï irradiait désormais la vie, et une vie bien plus intense qu'au début. Une vie infernale. Incorruptible. Une vie purifiée et nourrie par le feu.

Il cessa enfin de crier et rabaissa la tête quelques secondes. Le sol vibrait sous lui. Son armure se fonçait sous l'effet de la chaleur.

Soudain il choppa un démoniste à la gorge de la main droite. Il serra, le regard dur. L'orc émit des sons étranglés, la face écarlate, les yeux révulsés. Un craquement, un froissement de chair. Le guerrier lâcha le cadavre.

Il se tourna vers un autre et lui décocha un coup de poing terrible, qui lui explosa littéralement le crâne. Des morceaux de mâchoire et des lambeaux de cervelle allèrent décorer les robes de ses voisins.

Le dræneï alla calmement ramasser ses deux épées toujours fichées dans les bouches de deux cadavres.

A ce moment, les autres orcs, pétrifiés de peur, parvinrent à se retourner et à s'enfuir. Vers le Cercle Occulte, le grand bâtiment en forme de pentagone à l'est du camp.


Stropovitch marcha tranquillement dans leur direction. Les robes des démonistes morts s'enflammèrent sous ses sabots.

Derrière lui, la bataille sur la barricade restait d'une issue incertaine, et extrêmement mortelle. Il y avait déjà plus de morts que de vivants de chaque côté.


Farôn constata que la porte de l'enceinte interne était effectivement escaladable. Paradoxalement, plus les portes étaient renforcées, plus il les passait facilement. Il y avait toujours des cordes, mécanismes et autres armatures qui constituaient d'excellentes prises.

Il se hissa souplement et jeta un œil de l'autre côté.

Il y avait là une véritable armée. Des dizaines de guerriers et de démonistes d'élite. Ils étaient parfaitement préparés à accueillir – et achever – ce qu'il resterait de l'unité alliée.


Ils avaient même prévu l'option de l'assassin. Tous les démonistes patrouillaient toute la zone autour de la grande hutte du chef accompagnés de leurs traqueurs, des démons mineurs ressemblant vaguement à de gros chiens à courtes pattes avec des antennes sur la tête. Capables de sentir sa présence.

Ils le sous-estimaient.

Farôn sauta de l'autre côté de la porte, parfaitement visible. Deux gardes crièrent aussitôt l'alerte. Tous les orcs tournèrent la tête dans sa direction. Ils ne virent personne.

On fit quadriller la zone par des traqueurs. Ils ne trouvèrent rien.

On s'agita. La garde rapprochée du chef fut renforcée. Toutes les sentinelles ouvrirent l'œil, à l'affût du moindre signe visible d'une présence hostile.

Farôn observait tout cela depuis le toit de chaume de la hutte sur lequel il avait grimpé au nez et à la barbe de tous ces empotés.


Allongé, il fouilla le chaume de ses dagues au niveau de l'arête centrale du toit. Il rencontra du bois, et s'y attaqua pareillement. Il était patient et efficace. De toute façon, c'était très loin d'être solide. Il creusa obliquement de ses lames l'épaisseur du bois par un interstice. Puis se servant d'une dague comme levier au niveau où la planche était fixée, il arracha lentement les énormes clous. Les muscles de ses bras apparurent, fins et dessinés, dans l'effort.

Au bout de longues minutes, il réussit à la soulever suffisamment et à la déplacer sur le côté. Il se faufila silencieusement dans l'ouverture créée. Il était dans la grande salle, à dix mètres du sol. Il se reçut en équilibre souplement sur une poutre.

En contrebas, le chef, un énorme gangr'orc à la robe magnificente – un dignitaire du Conseil manifestement, rien moins – recevait chaque minute des nouvelles du front par des messagers. Faisant barrière autour de lui, des dizaines d'orcs, guerriers et surtout démonistes, s'agitaient en scrutant les deux entrées de la salle. Paradoxalement, c'était justement leur nombre et leur agitation – bruits de pas, de voix, cliquetis d'armures – qui les avaient empêchés d'entendre Farôn arracher à moitié une planche du toit.

Il arma silencieusement son arbalète, en équilibre sur la poutre, dissimulé dans l'ombre.


Joannes respira. A ses pieds, des cadavres méconnaissables, martelés de dizaines de coups de masse.


Il avait encore survécu. Par la grâce de la Lumière.

Il ferma les yeux quelques instants pour reprendre des forces. De la force d'âme, s'entend. Là où d'autres se battaient avec leur force physique, leurs techniques et leurs incantations, Joannes se battait avec sa détermination, sa concentration et sa foi. Telle était l'essence du Sacré. Donc là où ces autres devaient se reposer et se nourrir entre deux batailles, Joannes n'avait qu'à faire quelques instants la paix dans son âme.

Il ne se laissa pas distraire une seule seconde par la bataille qui faisait rage non loin de là.

Il se releva lentement et réajusta son armure. Il reprit la caisse sur son dos et se dirigea vers l'armurerie. Il se débarrassa de deux orcs qui gardaient l'entrée – et ouvrit.

A l'intérieur, en même temps qu'il entrait, une dizaine d'énormes guerriers ennemis surgit d'une trappe du sol. A leur armure et leur stature, on pouvait deviner qu'ils étaient l'élite du camp. Il n'y avait a priori aucune raison qu'ils se trouvent là.

« Mais pourquoi moi… » gémit d'abord le paladin.


Il se concentra du moins derechef et déposa une nouvelle fois la caisse. Il devait absolument réussir. Il consacra d'un mot le sol sous le regard des orcs. Il se trouvait au centre d'un grand cercle de terre lumineuse baignée de magie du Sacré.

« Tout mortel pénétrant dans ce cercle recevra la punition de ses péchés, dit-il d'une voix forte et impérieuse. Si vous n'avez pas fait pénitence, si votre conscience n'est pas pure, vous exposerez votre vie au jugement sans merci de la Lumière. Moi Joannes Bluemill je le jure, si votre âme ne connaît pas la paix, je vais l'y faire régner pour toujours ».


Il fallait réagir vite. Thiwwina se faufila entre les jambes des orcs, en bondissant, esquivant les lames et les mouvements. Tel un feu follet, elle traversa les lignes ennemies, fuyant l'encerclement.

Elle atterrit d'un bond au milieu des démonistes.

Ils n'étaient que cinq. Mais ce nombre suffisait à décimer les rangs de l'unité encerclée. L'un d'eux incantait une nouvelle graine.


« Tut tut tut », fit Thiwwina en verrouillant ses lèvres magiquement.

Les visages des démonistes se tournèrent vers elle.

« Ze m'amusais bien zusqu'à maintenant, mais vous m'avez énervée, dit-elle d'un air sérieux. Toi, tu es une tortue ! »

Un second orc se métamorphosa en tortue. Les trois derniers se mirent aussitôt à la marteler de sorts d'affliction.

Consciente de n'avoir que peu de temps avant l'implosion, elle avait décidé de tout donner. Elle s'entoura d'un bouclier magique qui la protègerait de tous les sorts, mais qui en contrepartie la viderait progressivement de sa propre réserve de magie. Les corruptions des démonistes n'agirent pas sur elle. Elle annula leurs malédictions. Puis elle ferma les yeux.

Des éclairs l'entourèrent. Pas des éclairs naturels. C'était de la puissance magique pure. Les orcs restèrent un instant interdits.


Elle rouvrit les yeux. Ils étaient passés du noisette au bleu clair. Et ils brillaient.

Décrire le massacre qui suivit serait difficile tant il fut rapide. En quelques secondes, les cinq démonistes furent réduits en miettes de glace éparpillées par le vent.

Thiwwina mit un genou à terre, complètement vidée. Mais la partie n'était pas terminée. Elle avait des dizaines d'hommes à sauver. Avant la fin.

Elle se concentra encore, et communiqua directement avec le plan de la magie. Une tornade bleue l'entoura, l'irradiant de magie pure.

Quand elle se redressa, elle inspira profondément. Elle était de nouveau en pleine possession de ses moyens.

Elle se retourna vers les guerriers orcs, qui lui tournaient toujours le dos, n'ayant rien remarqué de la mort des démonistes. En quelques mots une bourrasque de gel s'abattit sur eux, ralentissant leurs mouvements. Délivrée des graines et des pluies de feu, la troupe d'élite mobilisa ses dernières forces pour renverser définitivement le cours de la bataille. Thiwwina maintint la bourrasque jusqu'à ce que ses forces l'abandonnent une seconde fois.


Elle sentit soudain les tréfonds de son âme trembler. Elle jeta un dernier regard soucieux sur l'affrontement. Elle avait accompli sa mission.

« C'était quand même une belle ballade », pensa-t-elle.

Personne ne la vit s'effondrer sans bruit. Il n'y a rien qui ne sache mieux capter l'attention qu'une gnominette exubérante de vie ; mais il n'y a rien de plus discret qu'une gnominette qui meurt.


Gunny continua de gravir lentement les marches, plaqué contre le mur, le fusil braqué progressivement sur chaque portion d'escalier découverte. Il parvint ainsi au sommet. Des sons rauques se faisaient entendre. Une batterie d'orcs incantait des sorts sans interruption.

Le nain comprit immédiatement. Il y avait là-haut un groupe de démonistes qui, en sûreté, exterminait le groupe chargé de la partie est du camp, en contrebas.


Soudain, une énorme boule d'ombre avec ce qui semblait deux yeux – deux tâches de feu sur une excroissance qui tenait lieu de tête – se matérialisa devant lui. « Mash'linnkaroth ! » dit fortement la boule d'une voix caverneuse.

Tous les démonistes se ruèrent dans l'escalier pour tuer l'intrus. Une bonne quinzaine.

« Wouh pétard ! » lâcha Gunny en se délestant fébrilement de grenades de toutes sortes, avant de sauter dans le vide… en déployant sa cape-parachute – qu'il avait lui-même inventée.

Un tonnerre assourdissant d'explosions retentit. Le sommet de la tour s'effondra. Une pluie de pierres s'abattit à l'intérieur, rebondissant sur les marches, détruisant l'escalier.

Alors Gunny tenta une action désespérée avant de mourir écrasé.


Il sortit un poignard et trancha net le parachute. Et en tombant, il actionna ses bottes-fusées.

A l'extérieur, orcs comme alliés virent la tour s'effondrer et, à la dernière milliseconde avant de se faire écraser, un nain-missile sortir par la porte en baissant la tête, volant à un mètre du sol. Gunny, absolument hilare, mit le cap sur la bataille de la partie est.

La réserve de carburant prit fin. Le nain se reçut au sol, dégaina son tromblon et le déchargea dans les entrailles d'un guerrier orc. Les plombs le traversèrent et abattirent encore deux orcs derrière. Le sol était jonché de cadavres.

« Allez ! fit Gunny en rechargeant. On a une bataille à gagner les gars ! Le premier que je vois qui arrête de se battre, il se prend un coup de pétoire ! »


Stropovitch se dirigeait à pas lents vers la grande bâtisse noire. Sur son passage, les tentes prenaient feu, le sable grésillait.


Il avait toujours le plein contrôle de sa conscience. Sa peau n'avait pas changé de couleur. Il ne s'était même pas rendu compte que ses yeux flamboyaient. Il se sentait simplement parfaitement bien.

Il entra.

Dans une grande salle en forme de pentagone, une quarantaine de démonistes était en plein rituel d'invocation.

Non.

Ils invoquaient un démon pour les aider dans la bataille. Dont on pouvait déjà voir se profiler la silhouette dans la pénombre. Une chose énorme. Un monstre d'une quinzaine de mètres de haut, semblable à une femme à la peau sombre, nantie de six bras armés chacun d'une grande épée ; aux yeux flamboyants de colère. Une machine de mort. Une faucheuse d'âmes.


Stropovith se rua dans le cercle des démonistes. Insensible à leurs sorts par la puissance du feu qui s'éveillait en lui, il les réduisit en charpie. Certains tentèrent de fuir, mais leurs robes et leurs entraînements ne les rendaient pas aptes à semer le dræneï. Il les déchiqueta tous, les débita en fines tranches fumantes, cuites par les lames chauffées à blanc. Deux d'entre eux semblaient être des dignitaires, des démonistes de haut rang. Ceux-là constatèrent calmement l'inefficacité totale de leurs sorts. Ensemble, ils invoquèrent un Infernal.

Un gros démon constitué de rocs animés d'un feu jaune. Comme ceux que le guerrier avait aperçus en passant la Porte. Il se précipita sur la chose et planta férocement ses lames dans le roc qui tenait lieu de torse. Il sentait qu'il en avait la force. Les épées pénétrèrent en effet la pierre. Les démonistes en restèrent coi. Le dræneï tenta de les écarter pour briser littéralement le démon. Il s'entendit crier sous l'effort. Ses muscles se bandèrent à l'extrême, faisant apparaître des veines noires sur la peau. L'Infernal était parcouru de tremblements, incapable de riposter. Le feu jaune qui liait les rocs entre eux devint rouge. Le déchaînement de Stropovitch faisait pénétrer son feu dans le démon via ses lames. Lequel finit par exploser. Des fragments de roche à demi fondue jonchèrent le sol. Le dræneï prit enfin conscience qu'il manifestait les symptômes. Il s'en étonna, mais n'en fut pas effrayé. Il se sentait trop bien pour s'inquiéter. C'était surprenant que le démon intérieur ait survécu à la mort du dræneï dans l'Exodar et ait échappé à l'inspection de son âme par O'ros ; mais dans la situation actuelle, s'en plaindre ne lui serait jamais venu à l'idée. Il ne ressentait que maîtrise et puissance.

Stropovitch fondit sur les deux démonistes, une épée dans chaque cœur. Leurs robes s'enflammèrent. En mourant, l'un d'eux planta ses yeux dans ceux du guerrier. Et soudain sembla le reconnaître. Ses lèvres tremblèrent. Il s'exalta, et sembla presque heureux.

« Mok graghor an, Ar… chim…  », lâcha-t-il en expirant, un sourire sur les lèvres.

Stropovitch en fut troublé. Mais il sentit une présence derrière lui. Il se retourna.


La faucheuse d'âmes était invoquée. Et le regardait étrangement, comme si elle hésitait.

« Vash'kor Eredar ?  » demanda-t-elle d'une voix grave, empreinte de doute.

Le dræneï fut saisi d'une grande colère. Ses yeux lancèrent de longues flammes. Sa peau se recouvrit de veines noires. En un clin d'œil il se trouva aux pieds de la créature, et lui cingla les chevilles de coups d'épées sauvages. Elle poussa un cri terrible et tomba à genoux. Furieuse, elle le cribla de coups à son tour de ses six bras, avec toute la force que peut déployer un démon de quinze mètres de haut. Mais il para tout. La vitesse des mouvements du guerrier était décuplée par la rage. Les chocs des lames étaient si puissants que les sabots de Stropovitch s'enfonçaient dans le sol et que le bâtiment tremblait ; si détonants qu'on les entendit dans l'ensemble de la forteresse. Tous les combattants comprirent que quelque chose qui ne concernait pas les mortels se passait près d'eux.

L'expression du guerrier se durcit. Les veines de ses tempes frémirent. Les muscles de ses cuisses se tendirent. Il cria longuement, et au milieu de deux parades, bondit à la poitrine de la faucheuse, à la vitesse d'une téléportation, et y planta ses lames. Le cri qu'elle poussa fut suraigu et surpuissant. Elle se renversa en arrière. Il prit appui de ses sabots sur le torse incliné, retira ses épées et d'un mouvement vif et précis la décapita.


Farôn tira. Le carreau traversa la tête du chef par l'occiput. La pointe ressortit dans la bouche, par le palais.


Mais il ne tomba pas. Il leva les yeux vers Farôn avec un regard terrible. De la fumée noire se dégageait de son corps. Ce n'était pas vraiment un gangr'orc. C'était un démon.

L'elfe sauta d'un bond sur le toit en évitant de justesse la pluie de flèches qui s'était abattue sur la poutre.

Des dizaines de guerriers et de démonistes sortaient de la hutte pour lui faire la peau. Des échelles furent levées. Farôn sauta du toit et disparut. Mais il savait que ce ne serait que provisoire. Ces fichus démons traqueurs couraient dans tous les sens. Ils finiraient par le trouver.

L'elfe était parfaitement invisible aux yeux des orcs. Accroupi contre un mur, il les regardait tous courir en tous sens en criant des ordres. De toute évidence, cette agitation n'était pas due quà sa présence.

En effet, les deux groupes de l'unité d'élite avaient remporté leurs batailles et, sous la direction de Gunny, défoncèrent la porte menant à la hutte du chef. La bataille commença aussitôt, impitoyable, déchaînement final de toute la fureur accumulée des deux côtés. Les troupes d'élite de Kil'Sorrow, bien que fraîches, fléchirent rapidement. En deux minutes, des dizaines d'orcs moururent, contre une poignée d'alliés. Mais les démonistes s'organisèrent et commencèrent de plonger les alliés dans des cycles de désespoir et de mort.

Farôn, avec tout l'art d'un maître assassin, fit un pas et se retrouva à vingt mètres de là, dans le dos d'un démoniste. L'enserra doucement de ses bras. L'éviscéra.


Un autre tenta de lui insuffler une peur irrésistible. Son incantation fut interrompue par un vigoureux coup de pied dans la mâchoire. Ses dagues dansèrent dans le groupe de démonistes. Mais inévitablement, il fut corrompu et sa vie fut aspirée hors de son corps. A ce rythme, il mourrait avant d'en avoir tué la moitié.

Il lui fallait retourner dans son univers.

Il disparut aux yeux de tous dans un mouvement de cape, comme s'il partait dans un autre plan de réalité. Et c'était en quelque sorte le cas. Un plan sans magie. Un plan où son corps retrouva pureté et force. Tel était l'art du maître assassin. Il avait conservé à sa façon l'immortalité perdue de sa race. On ne pouvait l'atteindre que s'il le voulait bien. Il se concentra et fit un pas. Il était derrière les alliés, dans la pente. Il enduisit ses lames de poison frais. Si le problème était les démonistes, il allait s'en occuper personnellement.

Il s'en retourna calmement dans la mêlée, subtilisa la dernière grenade de Gunny et traversa une nouvelle fois les lignes de guerriers orcs comme s'il était un spectre. Il balança la grenade au milieu des démonistes – c'était une aveuglante. Un grand flash de lumière les éblouit tous.

Ce fut à leur tour de connaître la peur. Une pluie de coups de dagues incisifs et précis s'abattit sur eux. Il n'y avait que deux lames, maniées par un seul combattant, mais elles semblaient mille. Il en tomba les trois quarts, égorgés ou éventrés. Le sable s'imbiba de sang. Derrière, l'unité d'élite put enfin briser les lignes ennemies. Et pénétrer dans la hutte.

Laquelle était pleine d'orcs, mais vide de chef. En plein milieu de la salle, une grande trappe était ouverte, un carreau d'arbalète brisé gisant au bord. Il s'était enfui.


La bataille reprit de plus belle.


Joannes s'abattit au sol, exténué. Les dix guerriers orcs gisaient au sol, jugés. Il avait survécu. La Lumière ne l'avait toujours pas abandonné. Mais il savait que son jour viendrait. Joannes était humble. Profondément et sincèrement. Il ne se jugeait jamais assez digne d'être sauvé.

Il se recueillit encore, longuement. Ses forces revinrent peu à peu. Dehors, le fracas des batailles grondait. Pendant quelques instants, le sol avait même tremblé et un cri suraigu avait retenti. Apparemment quelques forces surnaturelles avaient participé à l'affrontement.

Il se releva et mit en place les explosifs. Il était censé au départ faire sauter l'armurerie pour empêcher des orcs encore désarmés et mal réveillés de s'équiper. C'était très largement un échec. Non seulement la bataille avait commencé depuis belle lurette, mais elle allait se finir que l'armurerie était toujours debout. Il était devenu parfaitement inutile de la faire sauter. Mais c'était sa mission, et on ne savait jamais. Après tout, ces orcs-là venaient sûrement prendre des armes. Il y avait une trappe au sol, d'où ils étaient sortis. Très vraisemblablement ils venaient du surplomb.

Il fit courir sur le sol des traînées de poudre à partir des trois coins où il avait placé des explosifs, et les fit se rejoindre à l'extérieur. Il suffisait de mettre le feu à la poudre, et la flamme courrait sur le sable jusqu'aux charges. Enfantin.


Sauf que Gunny lui avait donné un engin qui était censé produire du feu, et qu'il ne se souvenait plus comment ça marchait. C'était grossièrement une boule, avec des trous, des boutons, des interrupteurs et une grille minuscule. Il tenta diverses combinaisons. En vain.

Joannes geignit. Mais pourquoi ce bidule était-il si compliqué alors que sa fonction première était si simple ?

Soudain il eut un éclair d'intelligence. Il alla ramasser un morceau de bois du mur déchiqueté de l'écurie, et l'enflammer sur une tente qui brûlait non loin. Il jeta le brandon sur la poudre et courut se mettre à l'abri.

Gunny avait été généreux sur les charges.

L'explosion non seulement fut assourdissante, explosa l'armurerie en envoyant valdinguer des armes qui fusèrent de partout comme des missiles, mais fit également un cratère dans le sol de douze mètres de rayon.

Joannes se releva de derrière la pierre où il s'était abrité. Ses tympans sonnaient encore, mais il entendait une voix grondante provenir du cratère. Au moment de l'explosion, il y avait quelqu'un dans le tunnel. Il s'approcha.


Au milieu de cadavres d'orcs à moitié ensevelis, un démon terrifiant sortait de terre en s'ébrouant et en rageant. Il avait l'allure d'un Eredar, avec des sabots, mais il avait la peau rose, des petites cornes fines et des ailes… Il faisait bien six mètres de haut.

Nathrezim. Un Seigneur de l'effroi.

Le sang de Joannes ne fit qu'un tour. Il se rua sur lui.

« Par la Lumière ! Démon, ici et maintenant, tu as trouvé ton juge ! » D'un mot il imprégna le corps du démon d'une faiblesse à la Lumière.

« Que mon arme acquière la force de ma foi ! » Sa masse s'illumina d'une aura scintillante.


Le démon, redressé, le regarda comme on considère un insecte échoué dans un verre de vin.

« Que la Lumière te renvoie au Néant ! » Un puissant sort du Sacré ébranla les entrailles du Seigneur. Sous le coup de la tentative de renvoi, il dut mettre un genou à terre. Cette fois, il s'énerva.

Il balança un coup de main griffue au paladin, qui y opposa son bouclier. Les griffes y creusèrent de profonds sillons. Il riposta de sa masse dans les jambes du démon. Les coups n'étaient pas puissants mais chacun résonnait dans tout le corps du Seigneur. Et Joannes consacra de nouveau le sol. Le Sacré emplissait le corps du Nathrezim, repoussant l'Ombre. C'était un déchirement intérieur. Il trouva la force d'envoyer valdinguer le paladin d'un coup de sabot, et voulut prendre son envol.

Joannes n'était pas de cet avis. « La Justice n'attend pas, démon ! » D'un mot il l'étourdit. Le Seigneur retomba. Le paladin retenta un renvoi. Ses forces s'épuisaient déjà. Il fallait faire vite, et profiter de ce que le démon l'avait sous-estimé. Il lui avait laissé l'avantage, il fallait le lui faire regretter.

Les entrailles du Nathrezim furent encore secouées atrocement. Mais il était puissant. Il résistait à la magie du paladin. Et il était vraiment furieux.

Il fondit sur Joannes et le martela de coups. Ses griffes réduisirent en charpie le bouclier, creusèrent les plaques de son armure, le blessèrent profondément en de multiples endroits. Le paladin dut faire face à la réalité. La différence de puissance était nette. C'était plus qu'incertain qu'il survive cette fois.


Alors qu'un ultime coup de griffe allait lui arracher la tête, Joannes s'entoura d'une bulle d'invincibilité et pria. Toutes ses blessures se refermèrent. Le démon attendit, le regard terrible.

L'armure tomba littéralement en miettes.

Le paladin détacha de nouveau son libram. Le livre s'ouvrit, inondant Joannes d'une douce lumière. La Grâce l'envahit.

« Que la colère divine s'abatte ! » Il incanta son plus puissant sort. Un météore de Lumière frappa le Seigneur, le faisant tomber à la renverse. Joannes, la bulle dissipée, en profita pour consacrer de nouveau le sol. Il sauta sur le torse du Nathrezim, qui voulut se redresser d'un coup d'aile. Joannes appliqua la main sur la poitrine du démon et y libéra une décharge de Lumière pure. Le Seigneur hurla, et planta ses griffes dans les flancs du paladin. Profondément.

Joannes tomba à genoux sur le vaste torse. Il n'avait plus assez de forces. Il devait choisir entre achever le démon et se soigner. Mais se soigner ne le sauverait pas.

D'un mot il jugea une dernière fois le Nathrezim. Ce dernier sentit toute la pureté d'âme du paladin se transformer en vague dévastatrice dans les tréfonds de son âme démoniaque. Il tuait le démon en refusant ce qu'il représentait. Il niait tant l'existence du Seigneur que dans sa ferveur, dans chaque coup de masse, cette existence se trouvait refoulée, poussée au non-être.


La vue du démon se brouilla. Il ne pouvait plus bouger. Les griffes glissèrent hors du torse de Joannes, libérant un flot de sang. Le paladin, lâchant sa masse, les dents rougies par des hoquets sanguinolents, se concentra une dernière fois. Une autre masse apparut dans sa main droite, faite de Lumière pure. Il la balança dans la tête du Nathrezim, projetant définitivement son âme damnée dans le Néant. Son corps s'effaça, laissant Joannes étendu sur un plastron vide.

Il semblerait que mon heure soit enfin venue.

Sa vue se brouilla, et il s'endormit d'un sommeil sans rêves, baignant dans la mare de son sang.

Là-haut, les derniers orcs étaient massacrés. La bataille était gagnée.


Gunny avait rassemblé tous les survivants sur la place centrale de Kil'Sorrow. Le bilan était mitigé. Certes ils avaient vaincu, mais les pertes étaient très lourdes. Seule la moitié des combattants était encore debout. Des chamans, paladins et prêtres passaient en revue tous les corps étendus pour tenter d'en sauver le plus grand nombre. Gunny commanda de dresser un grand bûcher au milieu de la place. Des soldats y jetèrent les cadavres de ceux qu'on ne pouvait rappeler. Le lieutenant-commandant pour chacun prononçait quelques phrases et clamait leur nom, pour que leurs camarades s'en souviennent – et prient pour leur âme, s'ils avaient un dieu à prier. La scène était belle et calme. Personne ne pleurait. L'unité d'élite se reposait et pansait ses blessures en silence. Dignité et fermeté d'âme avant tout.


On apporta le petit corps de Thiwwina sur un brancard. Gunny s'émut mais n'en laissa rien paraître, et chercha quelques phrases d'éloge. Les soldats allaient livrer le cadavre aux flammes.

« Attendez ! », fit une voix impérieuse.

Joannes, soutenu par un camarade, arrivait en titubant, presque nu, le regard brillant de souffrance. On l'avait sauvé. Il parvint au brancard. Il posa la main sur le front de la gnomette et ferma les yeux. Tous le regardèrent, muets. Ils savaient déjà qu'il avait vaincu, seul, un puissant Nathrezim. Le Branleur avait en ce moment l'aura d'un héros. Il n'inspirait plus que respect et admiration.

« Je vois, murmura-t-il. L'âme a été brisée ». Il se tourna vers Gunny. « Si vous permettez mon Lieutenant-Commandant, je vais la ramener.
— Je ne vois aucune objection à ce que vous essayiez, mon vieux », dit le nain, la voix tremblante.

Joannes ferma les yeux et pria. Le corps de Thiwwina fut entouré d'une aura lumineuse. Le paladin communiqua avec le plan de la Lumière. Il intercéda pour la rédemption. Il l'obtint. Il put sentir la plaie béante de l'âme, la voir. Il demanda la guérison.


Tous virent soudain comme de fines poussières lumineuses apparaître dans l'air et se précipiter dans le corps de Thiwwina via la main de Joannes. C'étaient les miettes d'âme éparpillées par la graine. Le paladin la reconstruisait. Personne n'avait jamais vu ça.

Joannes rouvrit les yeux. Il se tourna vers Gunny – il avait le visage d'un saint – et dit : « Mon combat contre le démon et ma demi-mort m'ont mis en état de Grâce, mon Lieutenant. Je ne sais combien de temps la Lumière me jugera digne d'y rester, mais pour l'heure, je suis capable d'obtenir le rappel d'âmes perdues.
— Eh bien au boulot alors », répondit Gunny en souriant.

Le visage de Thiwwina reprit des couleurs. Elle était revenue à la vie. Elle dormait paisiblement.

La bataille avait révélé un héros. Le nain se jura que s'il y avait un jour une fin à cette guerre, le nom de Joannes Bluemill se ferait entendre dans les réunions de généraux.

Le tunnel après enquête s'avérait partir loin vers le nord-est. Dans la direction exacte d'Auchindoun. De fait, le Nathrezim n'avait pas fui les alliés. Ce n'est pas un groupe de deux cents mortels qui effraie un Seigneur de l'effroi à la tête d'une armée de gangr'orcs. L'hypothèse retenue était qu'il avait été informé d'une façon ou d'une autre de l'attaque de l'armée alliée sur Auchindoun, et qu'il avait sans attendre entrepris de rejoindre discrètement le Labyrinthe, base principale du Conseil des Ombres, pour aider dans la bataille, voire qu'il en avait reçu l'ordre impérieux par un supérieur. Il n'avait donc pas voulu perdre davantage de temps à Kil'Sorrow.


Oui, c'était l'explication la plus probable. Dans tous les cas, le fait était qu'il rejoignait Auchindoun, et qu'il y aurait fait un massacre. Joannes, seul, avait sauvé des dizaines voire des centaines de vies.

Un autre soldat cependant faisait l'objet des conversations entre survivants. On avait retrouvé Stropovitch méditant assis contre un mur du bâtiment des pratiques occultes. Dans la salle, des dizaines de cadavres de démonistes et de démons mineurs, des restes d'Infernal, et surtout, l'immense corps décapité d'une Shivarra. L'exploit était encore deux à trois fois plus impresionnant que celui de Joannes. C'est-à-dire absolument inexplicable. Quel que soit le temps qu'on pouvait passer à tenter de comprendre, c'était vain. Le massacre perpétré par le dræneï était très loin au-dessus des capacités des mortels. Mais encore une fois, sans doute fallait-il pour l'unité d'élite se contenter de constater qu'il les avait tous sauvés.

Le guerrier revenait d'ailleurs du pentagone, escorté de soldats intimidés. Il marchait lentement, perdu dans ses pensées. Il alla s'asseoir avec les autres. Personne ne l'avait vu manifester les symptômes, et ils s'étaient dissipés. Mais tous les yeux étaient rivés sur lui. Des yeux incompréhensifs. Autant Joannes avait l'aura d'un saint, autant Stropovitch avait l'aura d'une puissance terrifiante voire démoniaque.

Ce dernier, lui, rêvait toujours.

Elle a prononcé le mot Eredar. Elle me demandait si j'en étais un. Elle doutait. Je sentais le démon à plein nez. Et cet orc qui me reconnaissait… qui était heureux… Peut-être était-il au courant du projet dont je suis la victime. Serait-ce le Conseil qui l'a organisé ? C'est très probable. C'est l'un d'eux qui a implanté ce démon en moi. Velen a dit qu'il ignorait s'il s'agissait d'un nouveau démon ou d'un ancien qu'ils tentaient de ramener. Et cet orc a semblé vouloir prononcer un nom…


Soudain, sa pensée se brouilla. Son esprit refusait catégoriquement d'y penser.

« Finalement, Darotân n'avait peut-être pas menti », souffla une voix à son oreille.

Le dræneï sursauta. Farôn se tenait à sa droite et mangeait tranquillement une pomme – dont on se demandait bien où il l'avait trouvée.

« Qu'importe, ajouta l'elfe. Quel que soit ce que tu caches, ça ne changera rien à mon estime. Nous sommes frères d'armes – et complices. D'ici peu nous nous mettrons en route pour le Bastion de l'Honneur à la Péninsule ».

Stropovitch comprit. L'attaque de Zeth'Gor. L'assassinat de Darotân.

« Garde ta fabuleuse énergie pour notre vengeance, dræneï, dit Farôn non sans une légère pointe d'ironie. Tu devras même la contenir pour l'affrontement. Regarde Joannes. Un paladin est puissant contre un démon ».


Tu ne comprends pas, Farôn. Je ne suis pas un démon. Si ma conscience se laisse envahir, mon corps risque de se faire posséder par celui qui dort en moi. Tant que je garde le contrôle, je pourrai déployer ma puissance sans qu'un paladin puisse riposter. D'autant plus que mon démon est d'un genre particulier. Il n'a jamais manifesté de pouvoir lié à l'Ombre. Il préfère carboniser.

Stropovitch eut un léger sourire. Il n'avait plus peur. Il possédait la puissance et le contrôle. Il n'avait rien à craindre.

« Tu penses tellement fort que je peux t'entendre, lança calmement l'elfe en sortant une seconde pomme de sa giberne. Malgré ce que tu crois, tu ne contrôles pas. Tu es en train de changer, Stropovitch. Tu deviens orgueilleux. Tu vas commencer à aimer le sang. A la base, tu es un combattant respectable, juste et droit, mesuré et stratège. Tu vas devenir impitoyable, sauvage et barbare. Ne m'oblige pas à accomplir la mission que l'on m'a donnée ».

Comme si tes menaces pouvaient me faire peur.

Farôn disparut. Stropovitch leva les sourcils.


« Je suis de ceux qui choisissent le moment pour leurs proies de mourir… », murmura-t-on à son oreille gauche. Le dræneï sursauta et voulut se retourner – mais le tranchant d'une dague était appliqué contre la peau de son cou. Il voulut saisir rageusement la main qui tenait l'arme, mais elle n'y était plus. L'elfe était de nouveau assis à sa droite, continuant de manger sa pomme, les dagues rentrées dans leurs fourreaux. « … ainsi que celui de leur propre mort », ajouta-t-il d'un ton léger.


Une armée de griffons attendait l'unité d'élite à Telaar. Bien qu'entièrement remis sur pied par les soigneurs, les combattants commençaient à ressentir les effets de la nuit blanche. Il devenait urgent pour eux de se reposer.

Ils arrivèrent au Bastion de l'Honneur en fin d'après-midi. Gunny, lui-même éreinté, organisa rapidement l'établissement d'un camp en plein milieu du Bastion – la caserne était déjà pleine, d'autant plus que la garnison avait été renforcée. Darotân allait diriger l'opération personnellement, il arriverait en soirée. L'attaque de Zeth'Gor était prévue pour le lendemain à l'aube.

Gunny convoqua Thiwwina, Joannes, Stropovitch et Farôn. « Comme vous vous êtes particulièrement illustrés à Kil'Sorrow, j'ai réservé des chambres pour vous à l'auberge. Un bon lit, c'est le mieux qu'on a à vous offrir pour l'instant. Reposez-vous bien, le Maréchal Darotân réveillera tout le monde au milieu de la nuit pour expliquer le déroulement des opérations avant l'attaque. Allez ouste ».

Ils le remercièrent et se dirigèrent vers l'auberge.


« C'est absolument zénial, dit la gnomette, toute fraîche et reposée, elle, en gravissant l'escalier menant aux chambres. Il avait l'air de s'excuser de n'avoir que ça à nous offrir, mais en ce moment, entre une médaille et un lit, beaucoup soisiraient le lit, bon moi ça va, ze suis un peu morte tout ça, mine de rien ça vaut trois nuits de sommeil de crever, pis ze suis revenue de vassement loin, encore un record à mon actif ze dirais, faudra que ze fasse une liste un zour, histoire que les biographes oublient rien, on sait zamais, sont touzours forts pour dénisser des histoires de cœur qui n'ont zamais existé, les écrivains, mais pour le reste, on peut pas leur faire confiance, en fait ze devrais écrire moi-même ma vie, t'en penses quoi Strop… bonzour madame la sèvre ! donc ze disais… »

Stropovitch, qui avait les yeux rivés sur les marches, analysa le mot. « Sèvre », ça doit vouloir dire « Chèvre ». Une madame Chèvre, ça pourrait être une consœur dræneï – ce surnom, il l'avait déjà entendu dans la bouche d'Azerothiens.

Il leva des yeux ensommeillés. Qui s'écarquillèrent. Il manqua tomber à la renverse dans l'escalier.

En face de lui, la dræneï le regardait avec des yeux embués, figée, incrédule.

Hama.

Chapitre 14

Nous prîmes l'habitude Hama et moi de manger ensemble le soir. Je pensais avoir droit à d'âpres négociations avec Ondraïev, mais il n'en fut rien. Il s'en réjouit grandement, même. Il n'attendait que cela, une occasion de se dégager des responsabilités que lui avaient données Velen, pour pouvoir passer des soirées avec ses collègues.

Il n'y avait rien de bien exceptionnel à faire dans l'Exodar en matière de dîner. Nous étions rationnés, d'une part. Et puis la nourriture n'était pas très variée. Les chasseurs, au moment du départ, avaient parcouru Nagrand en toute hâte, en capturant la quasi-intégralité des troupeaux de sabots-fourchus et de talbuks. Nous avions ainsi le lait et la viande. Quant aux fruits, des parterres de vignes telaari ceignaient les différents halls. La magie des Naarus préservait nos bêtes et nos arbres des maladies. Pour l'eau, celle invoquée par les mages était trop pure, et en prévision de cela, avant de partir, ils avaient ouvert un portail dans une rivière souterraine de Nagrand. Ainsi l'eau était apportée directement de la rivière dans l'Exodar via un second portail établi dans le vaisseau, maintenu sans discontinuer par des mages qui se relayaient. Il en était de même pour l'air. Plusieurs gigantesques portails à plusieurs endroits du vaisseau faisaient office de bouches d'aération. La magie donnait vraiment des possibilités illimitées.

Pour égayer un peu l'éternel steak de talbuk et l'éternel bol de raisins, j'avais donc apporté un peu de gâteries invoquées par Ondraïev (qui m'avait bien caché ce talent l'enflure, « pour ne pas faire de moi un enfant gâté » soi-disant, ben voyons…), en l'occurrence des roulés à la canelle, sa spécialité. Ce n'était pas nourrissant mais l'artifice était parfait. Hama était ravie.
Ses parents, tous deux hauts dignitaires de la Main, ne comprenaient pas ce qui se passait. Leur fille avait vécu dans une bulle jusque là. Admirée mais jalousée ou considérée comme inaccessible, elle n'avait toujours eu comme réelle compagnie que celle de Darotân et de ses deux sbires. La voir parler avec un rustre réputé être le seul disciple d'Arcân le Sans-Lumière, ce qui impliquait aux yeux de la bonne société qu'il avait à peu près tous les pires défauts et pas la moindre qualité compensatoire, c'était inexplicable. Et puis évidemment le fait que je sois muet ne les aidait pas à comprendre. La patience dont faisait preuve Hama en me regardant écrire pour la moindre remarque les ébahissait.


Elle me demanda à brûle-pourpoint le second soir si ça m'était arrivé d'écrire des poèmes. Apparemment cette question la démangeait depuis la veille, où elle avait déploré le manque de sensibilité flagrant de la quasi-totalité de nos camarades. J'hésitai puis répondis par l'affirmative. Elle prit une mine heureuse, me pris par la main et m'entraîna dans son univers – sa chambre séparée du reste du monde par de lourds rideaux, chose qui n'est absolument pas pratiquée par notre peuple. Elle se coupait complètement de la lumière des cristaux et s'éclairait à la bougie.

Elle me fit découvrir un trésor. Elle écrivait depuis petite des poèmes longs et magnifiques. Elle avait lu toute la bibliothèque de Kalten. Des livres sur Argus elle tirait des vers nostalgiques sur un paradis terrestre perdu. Elle chantait la féerie d'un monde enchanté, où l'horizon souriait, où les arbres se penchaient vers les passants, où les montagnes échangeaient des cantiques. Des livres sur la corruption d'Archimonde et Kil'Jæden et le premier exil, elle tirait des vers tragiques sur la trahison d'un idéal, la grandeur de Velen dans la souffrance, la perte de l'espoir et la peur de la fin du monde. De Draénor, elle chantait les vallées et les rivières, les peuples pacifiques, la paix du ciel et de la nature. Elle savait également l'art de l'épopée, en contant la résistance âpre mais vaine de notre peuple contre les démons et les orcs corrompus. Là elle chantait le sang, elle chantait le sifflement des lames et les échos des sorts, la fumée des brasiers et le silence des ruines, les cris et les larmes, la danse de la vie et de la mort. Et pour ce nouvel exil elle se refusait aux pleurs. Elle chantait les Naarus et la Lumière, elle chantait l'espoir, la foi et l'amour.

Quand elle psalmodiait doucement ses vers en s'accompagnant d'une cithare, je sortais du temps. C'était un enchantement comme jamais je n'aurais imaginé en vivre. J'avais en même temps l'impression d'être indigne de telles faveurs. Mais elle faisait ces merveilles avec tant de simplicité et de modestie, qu'elle ouvrit de grands yeux quand je lui fis part de ma honte. « Darotân a toujours trouvé mes œuvres médiocres et sans intérêt », confia-t-elle. « Je pensais bien que ce ne devait pas être si mauvais, mais es-tu sûr que tu ne tombes pas dans l'excès inverse ? » demanda-t-elle ensuite avec un sourire ému. Je défaillais régulièrement d'un trop-plein d'émerveillement. Elle riait parfois de mes mines atterrées. Elle ne me croyait pas quand je disais manquer de m'évanouir devant tant de beauté, de talent et de sensibilité. Elle était devenue à mes yeux plus divine que les naarus.

Elle me demanda tous les jours de lui présenter mes propres vers. Je repoussai longtemps, mais dus m'exécuter. Ce fut avec grande honte que je lui tendis un soir une liasse d'extraits recopiés – les manuscrits originaux étant illisibles. Elle m'arracha le tout des mains avec un gloussement de triomphe et lut à voix haute.

« Mon rire est plein de pleurs et mes larmes ricanent.
Je suis celui qui crie dans le vent boursouflé
Où le Néant chantait des cantiques profanes,
Où les morts lancinants me donnaient des soufflets ».

Elle leva des sourcils incompréhensifs.

« Je suis un lourd chaos boitant sur ses chevilles.
Mes mains furent brûlées par un fleuve de plomb ;
Elles creusent la terre où dorment les charmilles,
Mais ne peuvent sentir ni saisir de bourgeons. »

Elle était émue.

« Je fus le noir souci des orgues infernales :
Elles hurlaient parfois et roucoulaient toujours.
Dites-moi la beauté des ombres sépulcrales
Pour que leur fils revienne en leurs froides amours »

Elle pleurait. Elle me rendit la liasse et me prit dans ses bras.

Tout était dans la même veine. Mais comment lui dire… Je ne savais comment décrire les sensations qui accompagnaient mes jours depuis mon immolation. Une angoisse permanente m'étreignait le cœur. Une peur ancrée profondément en moi, qui troublait mes pensées, hantait mes nuits. Une souffrance perpétuelle dans mon âme, comme un crissement discontinu de griffes sur une table de verre. Et puis cette solitude terrible, insupportable, que la compagnie pince-sans-rire d'Ondraïev n'effaçait jamais. Cette suspicion et ce mépris permanents dans les regards des autres. Hama pensait que je ne m'en préoccupais pas, mais c'était inexact. Je voulais au plus profond de moi n'accorder d'importance qu'aux jugements de Velen et d'Arcân. Mais je n'y suis jamais parvenu. Avec mon maître et le Prophète, je gardais une distance infranchissable, celle du respect infini que je leur devais. L'âme torturée et le cœur vide, je luttais tous les jours contre la folie. J'en obtenais un recul permanent sur ce qui se passait autour de moi. Tout tournait comme dans une pièce de théâtre. Le vrombissement dans mon crâne me distrayait sans cesse, me tirait un peu en marge de la réalité, juste ce qu'il fallait pour être étranger aux autres. Les considérer, silencieux, analyser leurs manèges quotidiens. Etre là dans l'indifférence et la pénombre. Et écouter son cœur gémir faiblement.

Mais tout changea. Nous devînmes inséparables. Elle me fit beaucoup lire. Je fus initié à son monde, un monde où tout sentiment est un poème, toute sensation une note de cithare. Je naviguais donc entre deux univers contraires, le sien le soir et celui d'Arcân le jour. Je lui demandai une fois si cela ne la dérangeait pas de fréquenter un guerrier inapte à la magie et à la Lumière – et dont l'éducation était entièrement à faire. Elle me répondit mystérieusement, gênée. « Je ne vois pas pourquoi ta voie me dérangerait. La sensibilité, ce n'est pas la voie choisie qui la crée ; la lecture, tous également peuvent la pratiquer, et elle embellit le cœur de chacun sans distinction ; et il y a des avantages à toutes les disciplines ». Des avantages… « Au fait, dit-elle en se forçant à adopter un ton anodin, je n'ai toujours pas pu assister à un de tes entraînements, et justement Kalten est convoqué avec les autres maîtres par O'ros demain après-midi. Il n'y a comme toujours qu'Arcân, en tant que Sans-Lumière, qui est dispensé des réunions générales – car elles sont sacrées. C'est une excellente occasion, non ? » Elle vint donc. Et je crus comprendre.

Hama adorait les exercices qu'Arcân m'imposait. Elle admirait la force et l'endurance déployées. Elle nous dévorait des yeux quand nous nous affrontions dans des fracas assourdissants de lames et des expressions terribles sur le visage. Elle scrutait le jeu des muscles dans les mouvements. Je compris de quels avantages elle parlait. Aussi contradictoire que cela puisse paraître, la douce et cultivée Hama, nourrie de poésie, chanteuse d'espoir et de foi, se mordait la lèvre inférieure devant les deux mâles les plus musclés du vaisseau. Et c'est toute chose qu'elle m'accueillit à la fin du cours, ravie, des étoiles dans les yeux, la voix traînante. J'en restai complètement perplexe.
Arcân me fit un clin d'œil d'un air goguenard quand nous repartîmes. Il ajouta un signe de main assez explicite. J'en rougis presque.
Chez elle, il n'y avait personne. La réunion durait, et ses parents, en tant que hauts dignitaires de la Main d'Argus, y étaient conviés. Elle me guida nonchalamment dans sa chambre, comme d'habitude. Sauf qu'elle resta debout et posa une main sur ma chemise encore moite de sueur. Elle trembla de nervosité et nos yeux se rencontrèrent. Son regard était coupable, et demandait l'indulgence. Elle avait peur de ce que je pouvais penser. Elle continua pourtant, avec toujours l'air de demander pardon.
Elle glissa sa main sous la chemise et me carressa le torse lentement, en frissonnant. Je sentis son désir. Une pulsion me prit. D'un bras je la saisis à la taille, la soulevai et l'embrassai longuement et fiévreusement.
Quand je la lâchai, ses jambes ne la tinrent pas. Elle s'étendit mollement.
Il était temps de bouleverser définitivement ma vie. D'en changer le thème, comme d'un poème. Les sensations s'enchaînèrent en douces notes de cithare, et le lendemain j'en fis des mots.

La lueur des bougies semble être une complice,
Tant elle correspond à nos tacites vœux ;

Contempler ton grand corps m'est alors un délice,
Et mon regard intense en est l'ardent aveu.

Ta frayeur est légère, et ton rire adorable,
Lorsqu'un élan soudain me projette sur toi,
Et dans cet océan de chaleur malléable
J'enivre tous mes sens en invincible émoi.

Mon esprit devient flou, les mots l'ont déserté.
J'ai laissé sur le seuil mes pensées pour autrui.

Un éternel présent porte notre unité :
Ce despote, le Temps, a pris congé sans bruit.

Mes lèvres et mes mains te veulent tout entière,
Je presse et je pétris, je caresse et je mords.
Mes baisers font frémir l'étendue de ta chair.
La chaleur de ta peau irradie tout mon corps.

L'amour et le désir conjuguent en nos cœurs
Une force infinie qu'ils tiennent l'un de l'autre,

Et dans le tourbillon d'une commune ardeur,
Nous sentons l'absolu, et nous le faisons nôtre.



Stropovitch, sous les yeux étonnés de ses compagnons d'armes, amena doucement Hama contre lui et disparut avec elle dans sa chambre, fermant la porte à double tour.

Il ne lui posa de questions. Elle avait disparu au moment où le vaisseau s'était écrasé, et avait été portée au nombre des victimes. Elle était vivante, c'était la seule chose qui comptait. Elle non plus ne dit rien. Elle se pelotonna contre lui et le sentit s'endormir dans leur bulle de tendresse. Elle promena sa main longtemps sur le grand corps du guerrier, pensive.

Au milieu de la nuit, les cors retentirent. La garnison du Bastion et l'unité d'élite se rassemblèrent sur la place centrale. Stropovitch et Hama s'éveillèrent et échangèrent un long regard, où ils se dirent tout leur amour. Elle le regarda s'équiper. Il sortit de la pièce sans se retourner.


Donjon du Bastion, salle du commandant.
« Non, dit sèchement Darotân.
— Mais il a parfaitement accompli sa mission à Kil'Sorrow, insista Gunny. Je réponds de lui, il est absolument fiable, et c'est le meilleur.
— L'assassinat du chef est une méthode éprouvée et extrêmement efficace contre les gangr'orcs, ajouta Danath Trollbane, commandant en chef du Bastion. Ils sont tellement bêtes que le chef est le plus souvent le seul cerveau, le seul stratège, la seule réelle source de commandement. Laissons le dénommé Farôn infiltrer sa hutte et lui régler son compte. Le nombre de pertes sera réduit de moitié par rapport à une offensive normale.
— C'est moi qui dirige cette opération, trancha Darotân. D'après votre propre rapport, Lieutenant-Commandant Bearstrength, sa mission à Kil'Sorrow s'est soldée par un échec, et sans ce Joannes Bluemill l'armée régulière aurait eu un Nathrezim à Auchindoun. De plus, j'ai horreur de ce genre de procédés. C'est une guerre sainte, je vous le rappelle. Et comme l'a si bien prouvé Joannes, la Lumière n'a pas besoin de ruses ignobles pour triompher.
— Certes, mais comme je vous le disais, répéta doucement Danath, ce n'est pas tant une question de victoire que de nombre de morts. Si nous décapitons l'armée ennemie, leur défense deviendra désorganisée et hésitante. Sans vouloir vous contredire mon Maréchal, la guerre sainte sera celle menée au Temple Noir. Epargnons autant d'hommes que nous le pourrons en vue de l'affrontement final.
— Rappelez-moi comment un orc devient un gangr'orc, Commandant Trollbane ?
— Par l'injection de sang de démon dans leurs veines, mon Maréchal.
— Eh bien lutter contre les puissances démoniaques est une mission sacrée. En avant, nous avons perdu assez de temps ».


Pour mener à bien cette opération, Darotân avait sous ses ordres pas moins d'un millier d'hommes. Ils étaient tous réunis en cercle sur la place du Bastion. Le paladin fit sécarter la foule pour rejoindre le centre, et expliqua la bataille d'une voix forte et claire, une main dans son dos cambré, l'autre traçant des signes sur le sol au moyen d'un long bâton.

« Alors comme vous le savez déjà, cette opération est l'échauffement avant le nettoyage de la Citadelle. La victoire sera écrasante, mais toute erreur vous coûtera un peu des précieuses forces que vous devez conserver pour la suite. C'est pourquoi je la dirige personnellement.

La forteresse de Zeth'Gor est la dernière base du clan orc de l'Orbite-Sanglante, maintenant réduit à une bande de brutes écervelées. Elle est très grande et contient, d'après les renseignements établis par nos griffonniers, environ cinq cents orcs. Ce sera donc du un contre deux – notre avantage est énorme. De plus, la seule difficulté pour nous sera ces six tours de garde, quatre contre le rempart sud – c'est-à-dire deux de chaque côté de la porte – et deux autres, plus petites, encadrant la hutte du chef, qui est attenante au rempart nord. Nous ne savons par quel miracle, ces bêtes sont équipées d'armes à feu, et en font usage avec une certaine efficacité. Leurs fusiliers sont nombreux et tireront à travers des meurtrières. Il faudra donc concentrer la puissance de feu des mages sur l'entrée pour envahir la forteresse le plus vite possible. Une fois à l'intérieur, les tours seront la priorité. Je laisserai vos supérieurs directs expliquer à chaque régiment son rôle spécifique. Les griffonniers n'ont pas repéré d'enceinte interne, mais la grande hutte sera très certainement cernée de barricades à notre arrivée. Une fois les troupes neutralisées, ce sera encore une fois aux mages de réduire en cendres leurs fortifications improvisées. Restera à nettoyer. Le mot d'ordre : aucun rescapé, aucun prisonnier. Si vous avez des questions, posez-les à vos chefs en route. Nous sommes partis ».


De la fenêtre de l'auberge, Hama regardait Darotân. Calmement. Elle maîtrisait parfaitement sa haine. Son visage était sans expression.

Un gnome à l'âge indéfinissable, aux yeux caves soulignés de cernes noires et la peau très blanche, s'approcha d'elle. Il caressa sa fine barbichette noire et s'adressa à elle en démonique.

« J'ai senti une présence démoniaque particulière cette nuit dans ta chambre, dit-il d'un air finaud. T'essaierais-tu en cachette à exercer mon art ?
— Je ne l'ai pas invoqué, répondit-elle dans la même langue. C'est un ancien amour perdu et retrouvé.
— Oh, voilà qui est étonnant ! La sombre et impitoyable Hama ! Des sentiments ! – il ricana. Tu ne pouvais en effet aimer qu'un démon.
— Ce n'est pas un démon.
— Ah bon ? C'est bien étrange alors, fit-il incrédule. Je peux tenter de l'asservir, ainsi nous serons fixés.

— Essaie et tu es mort, dit-elle d'un ton neutre, les yeux toujours fixés sur le paladin.
— Quel dommage, fit-il, sincèrement déçu. Dans tous les cas, je suis venu t'informer, puisque tu n'as pas daigné te présenter, que notre unité ne partait pas à Zeth'Gor, mais faisait partie des forces désignées pour assurer la protection du Bastion. En bref, on va s'ennuyer. Cela me manque de jouer avec les âmes de pauvres mortels incapables d'opposer la moindre résistance…
— En même temps, dit Hama avec un sourire diabolique, m'en prendre aux âmes des gangr'orcs m'a lassée. Je me demande comment crie celle d'un vilain petit gnome lorsqu'on la plie lentement jusqu'à la rompre… »

Le démoniste miniature ne trouva pas la plaisanterie à son goût. Il redescendit en soupirant, perdu dans d'obscures pensées. Il s'arrêta cependant à mi-chemin et demanda : « C'est cet amant qui t'a mise sur la voie de l'Ombre ?
— Non. En fait… , ajouta-t-elle après un long moment d'hésitation, il me croit prêtresse de la Lumière. »

Le gnome éclata d'un grand rire moqueur. Il en avait les larmes aux yeux. « Et il va réagir comment quand il va voir ce que tu es devenue ? fit-il avec des yeux brillants de sarcasme.
— Je n'en ai absolument aucune idée », dit-elle en soupirant et en détournant ses yeux tristes de la fenêtre, d'où l'on pouvait voir l'armée partir vers Zeth'Gor.


Sous les pas de l'armée la terre sèche et rouge de la Péninsule s'effritait et se tassait. Les craquelures du sol se comblaient d'une fine poussière. La troupe marchait dans une nuée hostile. Le sable soulevé pénétrait les poumons et torturait les yeux. Tous étaient silencieux. Le plan de bataille exposé par Darotân était trop simple. Personne n'osait croire que tout allait se dérouler aussi aisément. Les combattants, l'air grave, se préparaient mentalement à l'apparition de difficultés inattendues.

« C'est ce soir », entendit Stropovitch.

Farôn venait d'apparaître à sa droite. L'elfe parla de façon décontractée et nette. Il savait l'art de ne se faire entendre que d'une seule personne.

« Cette bataille va nécessairement être plus difficile que prévu. L'armée ne pourra pas enchaîner sur la Citadelle avant demain. »

Le dræneï écoutait avec attention, le visage impassible.

« La Péninsule est parcourue de dunes et de crevasses. Nous aurions pu nous dissimuler à la vue de la Forteresse jusqu'à l'approcher de trois cents mètres. Là, ils vont nous repérer à plus d'un kilomètre, puisque Darotân nous fait marcher à découvert. Les orcs vont avoir au moins un quart d'heure de préparation avant que nous n'atteignions les murs. Il n'y a rien qui puisse justifier une attaque à l'aube si l'ennemi nous accueille préparé. »


Stropovitch fronça un sourcil d'un demi-millimètre.

« Cette nuit je donnerai rendez-vous à Darotân à l'extérieur du Bastion, en prétextant vouloir lui faire mon rapport sur la mission qu'il m'a donnée – t'assassiner. Nous serons deux à l'accueillir. J'effacerai les traces. »

C'était clair et concis.

« Danath ouvrira une enquête immédiate mais ne pourra pas retarder l'attaque de la Citadelle, car ce serait désobéir aux lois de la guerre-éclair édictées par le Conseil. Comme je me serai arrangé pour ne laisser aucun indice, cette première enquête ne donnera rien. En revanche, une seconde sera certainement ouverte après la guerre. Si tu veux jouer la prudence, il serait sage de  “disparaître”  dans une bataille entretemps. Je t'arrangerai le coup si tu fais ce choix. »

Stropovitch sourit. Il était hors de question qu'il abandonne la guerre ou se terre quelque part dans la honte et le déshonneur. Il venait de retrouver Hama. Mais justement, il ne pouvait rester près d'elle pour l'instant.

Il se devait d'offrir à leur amour un monde pacifié.


Il serra les poings. Jusqu'à présent il s'était battu sans but réel. Revoir Hama avait instillé dans son cœur un formidable espoir. Un espoir d'avenir, de bonheur. De rédemption.

Et tous ceux qui se dressaient encore entre lui et cet avenir, il était, plus que jamais, prêt à en faire de la charpie, et de la charpie bien lisse, bien homogène, écrasée et malaxée avec art et application.

Au détour d'une dune, Zeth'Gor apparut au loin.


Les gangr'orcs de la forteresse divisaient la « nuit », si l'on pouvait parler de nuit dans la Péninsule, en quatre tours de garde, chacun assuré par une équipe de dix orcs chapeautée par un sous-officier.

On arrivait à la fin du dernier tour. Le sous-officier monta mollement, en bâillant, les marches de l'escalier de bois menant au sommet de la tour ouest. Il saisit l'embouchure de la grande corne qui s'y trouvait, prit une profonde inspiration et souffla.


Au sein de la caserne, d'où sortaient des odeurs de bête et des ronflements sonores, les hamacs remuèrent en grommelant. Et il en sortit par chapelets des gangr'orcs aux yeux rouges bouffis de sommeil.

Gorzu, lui, se rendormit aussitôt. Il avait un peu trop profité la veille au soir de la réserve secrète d'eau-de-vie de pomme de Chundrak, apportée d'Azeroth sous le manteau par des messagers zélés.

Le sous-officier entra dans la pièce et distribua généreusement des coups de matraque dans les hamacs encore occupés, dans un concert de grognements de douleur et de protestations. Quand il vit Gorzu ronfler béatement, la bouche grande ouverte et l'haleine nauséabonde, la lueur rouge de ses yeux s'alluma, et il le rossa avec délectation.

C'est donc recouvert d'hématomes que Gorzu se traîna à son poste cinq minutes plus tard – l'entrée même du camp. Ses camarades de corvée rirent et se moquèrent de leurs voix bourrues en le voyant grimacer à chaque mouvement. La journée commençait bien.

Pour le coup, il se posa la question « Pourquoi ? » Et il se figea. Depuis qu'on lui avait injecté du sang de démon dans les veines, il était, comme ses camarades, devenu beaucoup plus fort et endurant, sa peau s'était endurcie, mais il ne se posait plus de questions. Les jours se succédaient rythmés par la corne, et il obéissait par instinct à toute personne qui lui était donnée comme chef et qui le rosserait en cas d'impair.

Mais là, sous l'influence de l'alcool qui sait, il venait de se demander, en un éclait d'intelligence, pourquoi en fait il devait faire ça tous les jours. Cependant l'éclair avait été fugace, et il restait là, bouche bée, un filet de bave au menton, incapable de réfléchir à la question qui flottait, floue, dans sa conscience. Il sentit confusément qu'il était devenu idiot. Des bribes de souvenirs de sa vie passée lui revinrent. Il avait perdu quelque chose. Son identité, en fait, mais ce mot ne lui vint pas. Son regard se voila d'une grande tristesse. Ses trois compagnons de garde le fixèrent, incompréhensifs, avec des grognements interrogateurs.


Soudain quelque chose capta l'attention de Gorzu. Une perturbation dans l'horizon. Une étoile qui clignotait. Une ombre sur la grande ombre du ciel.

Il s'aplatit au sol et y colla son oreille. Un millier d'hommes. A trois kilomètres.

Il voulut crier l'alerte mais se ravisa. Ses camarades ne comprenaient rien à son comportement.

Il alla prévenir discrètement ses supérieurs. Les gangr'orcs s'organisèrent tranquillement pendant une demie-heure.


L'armée parvint à quelques dizaines de mètres des remparts de Zeth'Gor.


Elle reçut un formidable accueil.

Des dizaines de gangr'orcs apparurent sur les toits des tours de garde. Une clameur s'éleva de l'ensemble du camp orc. Des rugissements de défi. Longs, et joyeux. Sur les toits des tours, les archers dansaient ! et hurlaient et riaient en direction des Alliés. Ils leur dispensèrent généreusement des gestes grossiers et provocateurs.

Puis la clameur se fit chant martial. De l'autre côté de la grande porte, des centaines d'orcs martelèrent de leurs pieds le sol et émirent en cadence des sons rauques et puissants. Les secousses de la terre firent vibrer les cœurs des Alliés, et le chant enflamma leur ardeur. Les dræneïs, nains, humains, gnomes et elfes répondirent de toute leur âme à cette provocation, avec rage et fureur. Le ton était donné. L'atmosphère se chargea des grondements des poitrines. L'air pulsait.

Darotân fit sonner la charge. Les archers ennemis sautèrent à l'intérieur des tours par les trappes des toits et commencèrent derechef à cribler les Alliés de pluies de flèches, qui allèrent ricocher sur les armures ou pénétrer les chairs. Des cris de douleur aigüe fusèrent des rangs. Cela embrasa la colère de l'armée, qui répondit à ces cris par d'autres, qui s'amplifièrent et résonnèrent et couvrirent le chant des orcs. La bataille était déclenchée sous le signe du massacre impitoyable.

Les archers alliés décochèrent des flèches enflammées sur les tours, mais elles avaient été enduites de substance ignifuge. De plus, elles étaient renforcées et les orcs tiraient depuis des meurtrières.

Les mages arrivés à portée réduisirent en cendres volatiles la grande porte. L'armée s'engouffra dans le camp emportée par un élan incontrôlable.


Elan qui se brisa sur des barricades qui n'avaient rien d'improvisé. Ces dernières formaient un demi-cercle autour de la grande porte. En avant des barricades, une forêt de lourdes lances de bois brut enfoncées profondément dans le sol empalèrent la première ligne d'hommes qui, poussée par l'arrière, avait été incapable de s'arrêter à temps.

Les orcs savaient que les Alliés briseraient en quelques secondes les barrières à grand renfort de magie. Ils ne leur laissèrent même pas ce répit.

Les archers des tours troquèrent leurs arcs contre de lourds fusils à gros calibre. Ils firent pleuvoir la mort sur les rangs de leurs ennemis. En même temps, de façon synchronisée, l'armée orc, regroupée derrière les barricades ainsi que sur les toits des bâtiments qui entouraient la place centrale du camp, balança par quintaux des grenades explosives et des seaux d'acide.

Et surtout, tout en perpétrant ce massacre unilatéral et foudroyant, ils chantaient toujours de leurs voix rauques, la lueur de leurs yeux flamboyant de plaisir, un sourire carnassier aux lèvres. Et ils martelaient le sol de leurs pieds en accompagnement.

Pour les Alliés ce fut comme le chant qui accompagne les damnés sur le chemin de leurs supplices éternels, au plus profond des Enfers.

Les explosions déchiquetaient les corps et faisaient voler membres et viscères. En quelques instants tous les vivants étaient recouverts des lambeaux des corps des morts. L'armée alliée baigna dans le sang et devint écarlate.


L'acide traversait les armures et les chairs, torturant leurs victimes de souffrances inouïes. Les hommes furent plongés dans un concert d'outre-tombe, de cris horribles et d'explosions assourdissantes, le tout martelé furieusement par l'ennemi, instillant dans les cœurs un sentiment d'inéluctable.


Le gnome démoniste arriva complètement essoufflé dans la chambre d'Hama. Cette dernière était en pleine méditation au milieu d'un cercle d'Imprégnation de l'Ombre.

Un cercle entouré de bougies. Elle préférait toujours garder ses volets fermés et s'éclairer ainsi.

Elle ouvrit les yeux pour lui décocher un regard terrible. Elle détestait être dérangée dans une méditation, et avait déjà tué pour ça.

« Qu'y a-t-il Akmar ? demanda-t-elle d'une voix profonde et menaçante.

— Je suis désolé Hama, mais il y a urgence, dit le gnome, nous sommes attaqués par une grande armée ».
La dræneï se leva d'un bond et sortit de l'auberge à la vitesse d'une bourrasque d'ombre. Les forces de protection du Bastion se réunissaient, paniquées, sur la place. Elle parcourut du regard la Péninsule.

« Impossible… » murmura-t-elle.

Vomie par la Citadelle que l'on croyait abandonnée, une masse d'orcs et de monstres noircissait le Chemin de la Gloire et montait vers le Bastion via une crevasse.

Il y avait là peu d'ennemis – quelques centaines – mais dotés à première vue d'une grande puissance. Car il ne s'agissait pas seulement d'Orcs. Il y avait également des démons, des Gangregardes en grand nombre, des Ered'ruins aussi.

Soudain le bâtiment à la droite d'Hama explosa.


Une pluie de météores s'abattit sur le Bastion. Les tours, l'auberge, la caserne, le donjon, la forge, l'armurerie, les remparts, tout fut criblé d'énormes boules incandescentes, transformant en quelques instants la forteresse en ruines et incendies. Les combattants achevèrent de s'affoler. Les officiers hurlaient en vain.

Les météores étaient une invocation à grande échelle. Les boules se révélèrent être des rocs animés d'un feu jaune surnaturel. Qui s'assemblèrent. Des ruines sortirent des dizaines d'Infernaux.

Akmar rejoignit Hama en courant. « C'est l'apocalypse ! hurla-t-il. Il faut fuir, dépêche-toi ! Tous les traînards vont y rester ! C'est perdu d'avance !
— Crois-tu que les démons épargnent les fuyards, Akmar ? répondit-elle calmement.
— Oh non… » pensa tout haut Akmar.

Hama était recouverte d'une légère fumée noire. La lueur de ses yeux s'était éteinte – inversée, plus exactement. Ses orbites semblaient vides. Elle communiquait directement avec le plan de l'Ombre. Sa peau devenait transparente. Son visage perdit toute expression.

« Arrête ça ! cria Akmar. L'Ombre n'est pas un jeu, Hama ! Pourquoi crois-tu que nous autres démonistes nous contentons de la manipuler, sans nous laisser envahir par elle ? Tu ne peux pas impunément te laisser posséder ainsi ! Un jour tu te dissoudras complètement en elle, Hama ! Tu m'entends ? Hama ! »


Il était trop tard. La dræneï n'était plus qu'une grande ombre, partagée entre deux plans de réalité. Elle se retourna et avança lentement vers la place où la garnison alliée, réunie, luttait contre les Infernaux. Au passage, elle posa une main sur l'épaule du gnome éperdu. Une main qui avait perdu tout poids. Une main qui n'était plus qu'une caresse froide.

« J'ai parfaitement conscience du danger, chuchota-t-elle. Mais je ne peux pas me permettre de mourir aujourd'hui.
— Tu ne comprends pas, gémit Akmar. Quoi que tu fasses, nous allons mourir ».
Hama regarda dans la même direction que le gnome. L'armée de démons atteignait les portes – déjà ouvertes par les Infernaux. A vue d'œil, elle était cinq fois plus nombreuse que la garnison alliée.
« Il semble en effet, répondit-elle calmement. Après tout, tu avais raison ce matin. Le bonheur et l'amour ne sont pas faits pour moi. Il fallait que l'on vienne me les voler au moment où ils me revenaient ».

Une ombre ne pleure pas.

Elle s'abandonna à la puissance.


Ce jour fut un jour funeste qui engendra bien des larmes.


Gunny débarrassa rageusement son visage des tripes d'elfe qui s'y étaient violemment plaquées. Il cligna des yeux déjà cernés de sang à demi séché et hurla à l'oreille de Darotân : « La retraite ! Il faut sonner la retraite !
— La Lumière ne recule pas ! hurla le paladin en retour. Les mages, réduisez-moi cette barricade en cendres ! »

Le nain frappa du pied sur le sol, furieux, et courut en arrière. Le vacarme causé par les explosions était assourdissant. Des gouttes d'acide atterrirent sur sa barbe et mangèrent la moitié d'une tresse – ce qui acheva de l'enrager.

« Dix hommes avec moi ! hurla-t-il. Dehors ! Suivez-moi ! »

Il parvint à s'extirper du massacre. Une quinzaine d'hommes l'avait suivi. Ils coururent vers les engins de siège abandonnés en marge du Chemin de la Gloire.


« Fait chier ! lâcha-t-il en crachant une glaire sanguinolente. Salopards d'orcs, vais leur montrer ce que c'est des explosions moi ».


Les mages incendièrent les forêts de pieux et les barricades. Ils allaient enfin pouvoir se sortir du traquenard, mettre à bas les tours et avancer.

Mais là l'improbable se produisit.

Les orcs avaient prévu un système de défense inédit. Ils avaient creusé à même un petit cratère situé à cinq cents mètres au sud-ouest de la forteresse et installé un complexe de rigoles en khorium pur. Ils avaient envoyé un soldat se poster près des vannes, situées au niveau du cratère, et venaient de lui donner le signal. Un torrent de lave fluide se déversa, guidé par un large canal qui débouchait directement dans le camp, et se ramifiait au niveau de la barricade en cours de destruction.

Le torrent s'élargit donc et se déversa depuis la ligne de front en direction des Alliés.


Deux lignes d'hommes brûlèrent dans d'atroces souffrances avant que le phénomène ne soit remarqué. La lave saisissait les pieds et faisait tomber dans des cris horribles les pauvres combattants, qui ne tardaient pas à y mourir.

« Retraite ! hurla Darotân. Retraite ! »

La fuite avait déjà commencé. Une fuite éperdue et générale.

Une seule personne faisait encore face à la chape de lave qui, rapidement, se dirigeait vers elle.

Thiwwina – qui, tirant un petit bout de langue, se retroussait les manches. « Ok, fit-elle joyeusement, c'est un défi c'est ça ? Eh bien c'est parti ».

Elle s'entoura d'une barrière magique puissante la protégeant des flèches et des explosions. Elle ferma les yeux, fit le vide en elle.



Vingt-et-un.
Farôn, armé de son arbalète, visait un à un les lanceurs de grenades perchés sur les toits des bâtiments de l'autre côté de la barricade.

Vingt-deux.
Il était plaqué contre le rempart nord, près des débris de la grande porte, se cachait à chaque carreau tiré, et ne réapparaissait que pour tirer le suivant.

Vingt-trois.

Une marée hurlante soudain ressortit en trombe et dans le plus complet désordre. Il attendit à l'abri, en chargeant calmement le carreau suivant.
Il se retourna et vit la gnomette debout, immobile.

Le spectacle était horrible. La terre était imbibée de sang. Et recouverte de cadavres affreusement déchiquetés. Des corps bougeaient encore ; certains soldats rampaient même vers l'extérieur, traînant un ou plusieurs moignons en guise de membres. Il ne sortait de l'ensemble qu'un concert confus de gémissements, de râles et de cris. Le tout martelé en fond par le chant martial des orcs et, commençant à retentir et à s'enfler, leurs longs et puissants beuglements de victoire.

Vingt-quatre.
Il rechargea de nouveau, en jetant cette fois un œil du côté de l'armée. Cette dernière se rassemblait à deux cents mètres de là. Les officiers haranguaient les combattants. Il fallait se ressaisir, soigner rapidement les blessés. Danath s'approcha de Darotân. Il lui proposa de passer par ailleurs, de pratiquer une brèche dans le mur sud et de s'y engouffrer.
Le paladin était fébrile, ne savait que faire. Il piétinait de rage en regardant la lave, incapable de prendre une décision.

Comme d'habitude en cas d'imprévu, il n'y a plus rien à tirer de lui. C'est ce qui a coûté la vie à mon frère.


Farôn se retourna encore. Et son visage exprima – chose rare – l'étonnement.

Des éclairs environnaient Thiwwina. Elle avait rouvert les yeux, et ils étaient bleu orage. Elle se concentrait à l'extrême. Dans ses mains, des tourbillons de magie brute condensée. L'air vibrait autour d'elle. Les orcs des toits et des tours avaient abandonné l'idée de la tuer. Les bombes et les balles ne traversaient pas son bouclier. Tous regardaient, impuissants.
La lave avançait rapidement, fine couche fluide, recouvrant de rouge flamboyant le rouge ocre de la terre ensanglantée.

Vingt-cinq.
Farôn sourit et se tourna de nouveau.
A ce que je vois, ça va pas tarder à barder.


Il remarqua les airs ahuris de l'armée. Tous les regards des Alliés étaient également fixés sur Thiwwina. Farôn, tout en tendant la corde de l'arbalète au moyen de sa manivelle, pouvait entendre le sifflement de l'air qui tournait en cyclone autour de la gnomette. Des éclairs arcaniques la parcouraient, dans un grondement terrible.

Il se retourna et sursauta.
Un cri suraigu déchira l'air.

La lave atteignit les pieds de Thiwwina.
La mage balança soudain une bourrasque de gel devant elle. D'une puissance phénoménale.

Le flot de feu gela. En quelques secondes il s'arrêta, durcit, noircit et même se recouvrit de cristaux de givre. La vague de froid se communiqua aux rigoles et au canal qui sous l'effet du gel foudroyant se fissurèrent ! bien qu'ils soient faits du métal le plus dur de l'Outreterre.


Le cri suraigu ne s'arrêtait pas. Les combattants des deux côtés, fascinés, les tympans vibrant douloureusement, observaient.

Thiwwina était au centre d'un typhon de magie bleu électrique. On ne distinguait nettement d'elle au milieu des éclairs que ses yeux, qui émettaient un bleu encore plus clair, plus intense.

Elle leva la main génératrice de cataclysme.

Le cône de tempête s'éleva du sol et se déchaîna contre les restes calcinés de la barricade.
Tout s'envola, soldats et débris. Tous les orcs qui étaient à moins de cinquante mètres d'elle gelèrent intégralement et instantanément, ainsi que toute matière molle ou organique, le bois, les tissus, les cuirs. Les gangr'orcs, leurs armes et des tonnes de matériaux divers furent violemment projetés et allèrent se pulvériser en fine poussière gelée contre les murs des bâtiments entourant la place centrale.

Elle leva encore un peu le bras, pour le mettre totalement à l'horizontale. Portée maximale.


Le cri ne s'était toujours pas arrêté.
Une onde de choc parcourut le camp, soulevant le sable en un brouillard surnaturel. Thiwwina ajoutait un dernier regain d'énergie à son cône de mort.

Le vent s'empara du sable et le gela. La place centrale fut engloutie totalement sous une tempête de sable destructrice, qui transformait à son tour en poussière de glace tout ce qu'elle touchait. Les gangr'orcs, surpris, n'eurent pas même le temps de crier avant de se dissoudre littéralement dans la tempête et de la nourrir de leurs corps. Les silhouettes des baraquements s'effacèrent également progressivement, rongées en une minute par le fléau gelé. Lequel s'apaisa enfin. Le sable resta en suspens en l'air, comme le temps s'arrêtant après l'apocalypse.

Le cri s'arrêta. Le cyclone entourant la mage se dissipa. Avec le bouclier.

Farôn réagit immédiatement. Il fit un pas et fut derrière elle. Il disparut en l'emportant dans ses bras.
Il réapparut près de la grande porte, à l'extérieur.

Thiwwina était livide. Ses grands yeux, de nouveau noisette, peinaient à rester ouverts. Elle respirait difficilement.

Mais elle souriait.
« Vous pouvez les écraser désormais, dit-elle faiblement d'une voix brisée. Qui c'est la meilleure ?
— C'est toi », répondit tendrement l'elfe, comme on parle à un enfant.
Elle perdit connaissance, son beau sourire aux lèvres.


Sûr de la victoire, et convaincu d'investir un bastion déjà abandonné par des troupes en fuite – ce qui n'était pas loin d'être le cas –, le chef de l'armée d'orcs et de démons qui avait jailli par surprise de la Citadelle, un gangr'orc particulièrement massif, du genre à être devenu chef de régiment à coups de poing, débarqua dans la place à la tête de ses hommes. Parmi les décombres fumants, la silhouette austère d'Hama se découpait – seule, telle une âme en peine.

Il sourit de toutes ses dents – qu'il avait fort épaisses. Sa bouche s'ouvrit pour ordonner joyeusement le massacre des survivants, mais à la place elle s'étira et resta bée, tandis que ses yeux louchaient et que son visage pâlissait. Il tomba à genoux, suffoquant. Il pleura du sang. Les veines de son crâne chauve apparurent, sombres – sa tête vibrait de souffrance. Il eut un hoquet, et s'effondra enfin tout à fait, avec l'expression du plus profond désespoir.

La silhouette se dressait toujours. Un léger coup de vent balaya la fumée qui l'environnait.


Hama regardait l'armée, fixement, calmement.

Derrière elle, la garnison finissait de démanteler les Infernaux. Le plus gros de la troupe arrivait à la rencontre des ennemis. Lesquels, après quelques secondes d'incompréhension et de stupeur, se ressaisirent.

« Faites-moi de la charpie de ces être dégénérés, beugla en démonique un Ered'ruin carapaçonné. Il ne doit rien rester de cette minable petite forteresse.
Je me vois dans l'obligation de contrecarrer ces projets », lui répondit la dræneï ténébreuse dans le même langage.


Le démon fronça les sourcils. Un ennemi connaissant le démonique, voilà qui ne lui plaisait pas. La garnison achevait de s'organiser derrière elle. Les archers et lanceurs de sorts se dissimulèrent derrière des pans de mur effondrés. Les combattants de contact firent un demi-cercle autour d'elle.

« Vous feriez mieux de vous rendre, cria le démon qui semblait définitivement s'être improvisé chef à la place de l'ancien. Les forces sont trop inégales. Toi, femelle, ajouta-t-il à l'intention d'Hama, ton art m'intéresse, je veux bien te donner une chance de rejoindre nos rangs.
En effet, si je vous rejoignais, la bataille serait plus équitable, rétorqua l'ombre en souriant. Mais pardonnez mon manque de fair-play, je préfère rester dans le camp des vainqueurs ».


Sa voix, malgré l'ironie, était si froide, et résonnait si étrangement dans l'espace, que l'Ered'ruin se surprit à frissonner en l'entendant. Ses épais sourcils se froncèrent davantage.

Il hurla l'ordre d'attaque.


« C'était quoi ça ? cria Darotân.
— Qu'importe, répondit Danath, profitons-en, attaquons sans tarder, achevons d'enfoncer leurs lignes et finissons-en.
— Depuis quand les mages sont-ils capables de faire ça ? » continua de hurler le paladin, complètement fou. Il venait de voir quelqu'un de possiblement plus puissant que lui. Il était en plein drame existentiel, en plein déchirement intérieur. Il regardait la nuée glaciale dans laquelle était plongée Zeth'Gor, hagard, rageur, fulminant, niant.


Danath ne perdit pas une seconde et fit charger l'armée. Si Darotân était dans l'incapacité de commander, il le ferait à sa place. La priorité était la victoire. Le paladin suivit la troupe, perdu dans de furieuses pensées.

L'atmosphère était fraîche, mais le brouillard se dissipait très lentement. Les Alliés se ruèrent en avant, emplissant l'espace. Ce n'est qu'arrivés à un mètre de la barricade suivante qu'ils la remarquèrent.

Les gangr'orcs avaient prévu un second renforcement, un demi-cercle bien plus imposant que le premier, qui empruntait ce qui constituait les artères principales du camp en temps normal. Les tours à l'ouest et l'est restaient hors de portée tant qu'on n'avait pas passé la seconde barrière, de même que la hutte du chef au sud.

Du côté orc, on se remettait à grand'peine de l'étonnement suscité par Thiwwina. C'était Gorzu qui haranguait ses propres chefs, pour les réveiller de leur torpeur. De dépit, il hurlait des ordres de partout. Et dans le désarroi général, il fut écouté. Leur seule chance de salut était de faire de nouveau une surprise sanglante aux Alliés, avant qu'ils ne détruisent ces ultimes fortifications, ce qu'ils allaient faire dans la minute, le temps que les mages se placent et que la brume se dissipe encore un peu.

Les orcs des tours, toujours à l'abri derrière leurs meurtrières, reprirent leurs esprits en entendant les ordres. Ils saisirent des flèches spéciales, et les tirèrent un peu au petit bonheur dans la nuée, par dizaines. Les filets qui y étaient accrochés se détachèrent et se déployèrent à mi-course, empêtrant les Alliés par groupes de trois ou quatre. Ces derniers émirent des clameurs diverses. Les orcs postés en retrait près de la hutte du chef firent couler doucement sous les pieds de leurs ennemis, par le même système de rigoles se terminant en deltas, quelques hectolitres d'alcool.

Danath comprit immédiatement et hurla la retraite. Il avait fait une erreur en comptant sur l'effet de surprise engendré par l'exploit inouï de la gnomette.


Au moment même où le commandant en chef Trollbane ordonna la retraite, Gorzu, qui avait vaillamment contourné la brume au risque de se faire repérer, avait atteint l'entrée de la forteresse, et tirait sur un levier dissimulé un peu en retrait de la grande porte. Il s'égosilla en donnant le signal – et se mit à tourner frénétiquement, à deux bras, une énorme manivelle du lourd mécanisme attenant au levier.

Au moment du signal, les archers des tours avaient déjà les flèches enflammées encochées. Ils les tirèrent dans l'agglomérat des Alliés hurlant, empêtrés dans leurs filets. La plupart avaient échappé au piège immobilisant – ils coururent vers la grande porte et virent avec des yeux horrifiés une imposante herse d'acier s'élever doucement du sol en lieu et place de l'entrée, conçue pour coller au rempart nord sur une largeur double à celle de la porte, afin d'être sûr de couvrir l'éventuelle brèche pratiquée. La herse était grillagée de lames tranchantes, décourageant toute escalade.

Mais de fait elle le fut, escaladée, en une seconde par une silhouette fugace, qui était demeurée en retrait dehors.

Gorzu la vit, tournant toujours sa manivelle comme un forcené. Il eut un pressentiment. Il entendit la seconde suivante une voix lui murmurer à l'oreille : « Dis-moi, tu crois que je trouverai tout seul comment marche cette jolie machine ? »

Une dague se planta dans sa nuque et fit le tour de la gorge, en une rotation d'une netteté et d'une précision chirurgicales.

Derrière eux l'armée alliée fut plongée dans une mer de flammes et de cris d'horreur et de souffrance.


Quelques dernières connexions se firent dans le cerveau de Gorzu. Il se demanda… pourquoi il avait lutté. Mais il n'était plus temps de chercher des réponses. Il mourut en versant une larme.


Joannes, debout et immaculé dans la tourmente, pria.

Comme beaucoup, il n'avait été atteint ni par les filets ni par les flammes. L'attaque était puissante mais rien n'était terminé.

Du moins, si le soutien demandé lui était accordé.

Son vœu fut exaucé. Il sourit et rouvrit les yeux. La Lumière lui avait manifestement fait une grâce toute particulière pour cette guerre sainte.


Il parcourut lentement les rangs, et toucha de ses mains les combattants immobilisés qui mouraient en s'époumonant dans les flammes – lesquelles semblaient se dissiper à son passage.

Ceux qui étaient touchés étaient instantanément et complètement régénérés. Leur peau guérissait intégralement, même les cicatrices disparaissaient. Toute douleur cessait, et la plupart s'affaissaient momentanément, hébétés. Mieux, toute peur, tout désespoir s'envolaient. Il instaurait d'autorité et d'un seul geste la paix dans les corps et les âmes. Le feu brûlait les filets et libérait leurs prisonniers. La Lumière donnait une seconde chance aux Alliés. Les soigneurs encore en vie s'activaient dans les rangs.

Joannes frémit en voyant un dræneï massif tituber, à moitié brûlé, un bras ruisselant de sang, l'autre arrachant une à une trois flèches plantées dans le dos. Stropovitch, démontrant encore une fois sa force d'âme exceptionnelle, continuait de marcher vers l'ennemi, avec des blessures qui auraient directement cloué dans un cercueil le plus vigoureux des combattants.

Il posa doucement la main sur le grand corps haletant. Le guerrier s'arrêta mais n'accorda pas un seul regard au paladin. Ses yeux étaient fixés sur la barricade – ou plutôt sur ceux qu'il y avait derrière, comme s'il pouvait les voir. Des yeux…

Joannes fronça les sourcils.

Rouge sang.


Régénéré, le dræneï s'ébroua violemment et reprit sa marche. Une marche conquérante et furieuse. Il sembla à Joannes que sur son passage les flammes… étaient comme absorbées dans le corps du guerrier. Le paladin continua son œuvre salvatrice d'un air soucieux.

Il fallait neutraliser les archers des tours. S'ils avaient en réserve de quoi réitérer, c'en était fini d'eux. La Lumière avait beau l'habiter, il sentait ses forces diminuer.

Comme pour exaucer son souhait, la tour la plus à l'est fut pulvérisée par une explosion assourdissante, laissant les Alliés comme les orcs complètement ébahis.


« Har har harrrrrrrrr, en plein dans le mille ! »

Gunny était hilare. « Allez, tir suivant ! » Quatre hommes placèrent un tronc sur la baliste – que les connaissances de l'ingénieur et leurs muscles avaient réparée en quelques minutes avec des bricoles récupérées à côté. Deux autres soufflèrent comme des forçats pour tendre la corde.


Le nain pendant ce temps préparait déjà le troisième carreau – en l'occurrence un morceau d'un autre engin de siège abandonné au bord du Chemin de la Gloire. Il fixa solidement la charge au bout du rondin, un explosif spécial qu'il réservait pour de meilleures occasions, et qu'il avait mis au point juste avant le déclenchement de la guerre-éclair. C'était de la puissance à l'état pur, de très faibles quantités suffisaient pour réduire une de ces tours en miettes. Heureusement il ne se déplaçait jamais sans le matériel nécessaire pour fabriquer rapidement quelques ogives.

Une fois la corde tendue, il passa derrière la baliste et visa soigneusement. Il libéra la corde. Le carreau géant fila comme une fusée et pulvérisa la seconde tour est dans un grondement qui provoqua une secousse du sol. Même à cette distance, on pouvait voir les cadavres de gangr'orcs s'éparpiller dans les airs en délicates arabesques de viscères au milieu des débris de bois. « Har har haaaar, fit Gunny, j'leur avais bien dit que j'leur montrerais, à ces enflures ! Allez, chargez le troisième suppositoire ! »

Il prépara le quatrième et dernier rondin en chantonnant dans sa barbe : « Tu l'as voulu, tu l'as eu… »


Il me fait bien rire l'elfe. J'étais stratège et mesuré c'est ça ? Respectueux et respectable ? Je change, c'est ça, je me pervertis ?


Le bleu de sa peau se fonça – elle devint violette.

Je ne suis pas en duel là. Ici c'est le massacre, qu'importe si je fais preuve de sauvagerie, je ne fais que répondre à la leur.

Ses yeux lancèrent des flammes. Il parvint devant les fortifications sud, celles qui bordaient la grande hutte.

Je maîtrise. Je peux le faire. Je dois cesser de réfréner, je prends plus de risques en me contenant qu'en contrôlant le flux. Et puis…

Le feu qui achevait de brûler l'alcool lécha la peau de ses jambes, la parcourut, enveloppa doucement son corps, amoureusement.


CE MISERABLE RAMASSIS DE BOIS DOIT BRULER, AINSI QUE TOUS CEUX DERRIERE, TOUS, ILS DOIVENT SOUFFRIR ET MOURIR.

Il ouvrit la bouche et cracha de longues flammes démoniaques, des flammes surnaturelles, qui réduisirent instantanément en fines cendres volatiles une partie de la barricade. Stropovitch, les poings serrés férocement sur les gardes de ses épées, emprunta le chemin pratiqué, en laissant dans la suie de profondes empreintes fumantes de sabot.

Une silhouette fière et massive le regarda s'éloigner, puis lui emboîta le pas avec détermination, en sortant de son dos une énorme masse à deux mains étincelante. L'expression de Darotân était étrange. Il avait le sourire d'un fou, un sourire de défi et d'envie de massacre, mais en même temps les dents serrées et grinçantes d'un combattant indécis et angoissé.

Derrière, sur la place centrale, les Alliés rassemblaient leurs forces. La brume glissait en direction de la grande hutte, masquant aux autres le départ impulsif et irréfléchi des deux dræneïs. Les soldats faisaient éclater cris de joie, applaudissements généreux et rires nerveux et sonores à chaque nouvelle tour qui explosait. Seul Joannes, l'air sombre, ne parvenait plus à détourner ses yeux du sud, saisi d'un formidable pressentiment.

Chapitre 15

J'ai connu la rédemption et la plénitude durant deux semaines. Je passais chaque seconde libre dans le monde merveilleux d'Hama. Notre passion fut ardente et muette, éclairée de bougies, protégée par un ample rideau bleu nuit – c'est dans les microcosmes que s'exprime l'infini, c'est dans les écrins que se forment les perles d'absolu.

Ondraïev, ne me voyant plus revenir le soir, prit une décision qui m'emplit d'une joie sans bornes – et dont je fus presque honteux, tant il prouvait par là son affection pour moi, alors que je l'avais pour ainsi dire ignoré tout ce temps. Il rédigea un rapport d'une qualité et d'une précision exceptionnelles, qu'il remit à Velen, dans lequel il démontrait que j'étais extrêmement sain de corps et d'esprit et que, si la corruption dormait toujours en moi, il faudrait bien plus qu'une contrariété mineure du quotidien pour l'éveiller et la faire s'étendre. Au vu du niveau de discipline mentale atteint, il faudrait, selon lui, une colère monstrueuse, une rage démente, que rien n'était susceptible de produire au sein du vaisseau. Le Prophète lut et fut convaincu – et officialisa séance tenante mon indépendance. Ondraïev m'annonça la décision sur son ton le plus anodin le soir même, à la fin de l'entraînement d'Arcân, alors que je courais rejoindre mon amour.

Je m'immobilisai. Je réalisai qu'il avait une valise à la main – si petite… Il regardait en direction du sol, tentant de dissimuler son émotion derrière son habituel léger sourire ironique. Il m'avait consacré plusieurs années de sa vie sans que je m'en rende vraiment compte. Je m'effondrai de honte et de remords. Je me fis l'effet d'un misérable ingrat.

« Allez, fit-il en trouvant la force de se redresser et de planter ses yeux dans les miens, je sais que tu as horreur des contacts, mais tu devras me pardonner ce coup-là ». Il me prit très brièvement, et paternellement, dans ses bras, me tapotant rapidement l'épaule. Il se recula. « T'es un mec bien, Stropo. Je suis fier de toi, mine de rien. Même si je n'ai jamais… trouvé comment te distraire de la solitude qui te collait à la peau ». Nous étions émus et embarrassés, l'éclat de nos yeux s'était embué. « Enfin bon, conclut-il légèrement, fidèle à lui-même, pour ce qui est de la solitude et des contacts, effectivement valait mieux une gonzesse pour régler ça hein ». Il me fit un clin d'œil, se retourna et partit.

Je ne le revis jamais – il mourut quelque temps après, quand le vaisseau s'écrasa. Ondraïev… Pourquoi les êtres que nous connaissons le moins sont-ils ceux qui nous ont élevés ? Quelle est l'origine de cette ingratitude et de cet aveuglement spontanés et universels ? Toi, mon précepteur que je n'ai jamais écouté, que j'ai réduit dans la plus grande indifférence à l'état de cuisinier pendant des années, toi que j'ai tué, puisses-tu me voir encore, depuis quelque plan parallèle où vont les morts, quand je pleure en pensant à toi, en regrettant, en me sentant si profondément coupable – et me pardonner.



Hama et moi passions les exercices du matin à nous dévorer des yeux de façon très suggestive. Nous arrivions ensemble et repartions de même, avec des difficultés à marcher tant nous nous serrions. Ce dont tous se doutaient déjà depuis quelque temps eut pour confirmation l'évidence même. Aux doutes fit place la plus totale incompréhension. Beaucoup glissèrent des questions à l'oreille d'Hama – qui exprimaient tour à tour le désir, la jalousie, la curiosité malsaine, la moquerie, toutes choses dont elle se contenta le plus souvent de rire, mais souvent aussi la déception – ce qui la toucha davantage. Ces avis-là étaient dispensés non seulement par ses camarades, mais aussi et surtout par sa famille et tous les honorables dræneïs fréquentés par cette dernière. Ils étaient un si beau couple avec Darotân… Ils alliaient à eux deux toutes les vertus, toutes les valeurs… Ils auraient pu être le nouveau flambeau de leur peuple… La tristesse de certains était sincère et profonde. Sa mère en avait les larmes aux yeux. Le symbole était brisé. Hama s'était perdue dans les abîmes de l'anonymat et de la banalité. Elle avait refusé le destin exceptionnel qu'elle méritait. Quand elle se déplaçait dans le vaisseau, elle croisait souvent des regards empreints de mélancolie, qui semblaient l'implorer. Tous les soirs elle commençait par pleurer quelques instants dans mes bras. Je lui caressais la nuque du bout des doigts, la serrait doucement, l'apaisait de ma tendresse.

De mon côté j'affrontais tous les jours mon lot de regards, de jalousie, oui, nécessairement, de la plupart de mes camarades, mais de la part de tout le vaisseau c'était de la haine pure et simple. La rumeur de la corruption, certes s'était apaisée avec les années, mais avait cristallisé sur ma personne toute la peur, tout le traumatisme qui imprégnait mon peuple depuis la corruption première des Eredars sur Argus il y a des millénaires. Même pour ceux qui n'étaient pas encore nés c'était une plaie à vif dans les âmes, une crainte viscérale, qui se ravivait à ma vue, tous les jours ; j'étais le support et le réceptacle de leurs angoisses. Cela, je n'en ai pris toute la mesure que tard, mais il n'est pas nécessaire de comprendre en profondeur les causes d'un rejet pour en souffrir. Cette répulsion instinctive et première, qui s'était donc adoucie, reprit toute sa vigueur et même se renforça. Même si personne ne se le formulait ainsi, je fus considéré comme une espèce de malédiction. Le pressentiment flottait, général, que j'allais apporter un grand malheur – en cela ils n'eurent pas tort en fin de compte –, que je le préparais déjà, le distillais à chaque pas.

C'était le moment idéal pour Darotân de faire part de son opinion à mon sujet au plus grand monde et de façon développée, argumentée et incisive. Mais il n'en fit rien. Je pense que c'était parce que son but n'était pas de me faire officiellement et explicitement haïr – il se serait heurté à Velen de toute façon –, mais de me tuer. Il fit mine de ne rien voir. Lui, personne n'osa lui poser de questions, et encore moins se moquer de lui. Ses deux comparses, Runuur et Nuraam, restaient graves et silencieux. Quelque chose de sinistre émanait de ces trois paladins, l'élite de leur promotion, quelque chose qui couvait, qui allait éclore, nous le sentions tous, et personne n'osait imaginer quelle allait être la conclusion de cette pièce – aux acteurs passablement dangereux. Arcân et moi étions tendus. Mon maître me donna quelques conseils de sécurité maintenant que mon précepteur était parti. Insensés comme nous l'étions, nous préférions attendre la vengeance de Darotân avec excitation et envie d'en découdre, plutôt que de prévenir Velen et les autres Maîtres et empêcher du même coup le paladin de mettre en application sa menace. Comment avons-nous pu être aussi fous… pourquoi aimiez-vous tant les défis, maître ?


Quand la fatigue apaisait nos ardeurs, nous passions de longs moments de recueillement dans notre bulle de tendresse. Elle prenait souvent sa cithare et psalmodiait doucement un poème déjà écrit, parfois en improvisait un nouveau. Elle était si belle quand elle était rêveuse. Mais je savais que c'était l'atmosphère hostile et désapprobatrice du vaisseau qui la rendait pensive. Je lui écrivais à l'inspiration quelques vers qu'elle chantait à la suite des siens quand ils lui plaisaient, sur une mélodie créée ou enrichie spontanément – tant elle savait mettre instantanément des sentiments en notes. Le bonheur peut-il avoir un autre visage ? J'en doute depuis que je l'ai perdu.


Un soir qu'elle pleurait amèrement après avoir entendu des mots particulièrement blessants de sa mère, je décidai de la consoler d'un poème que j'écrivis d'un jet, sans ratures. Elle le chanta quelques jours.

Confrontés chaque jour aux foules ennemies
Qui ne sont qu'un Autrui toujours renouvelé,
Deux jeunes gens las d'être ainsi écartelés
Dans un calme profond, chaud, se sont enfouis.

Ils n'ont plus de passé ; ainsi ce qui les fonde
Est l'éternel présent d'un capiteux amour.

Ils n'ont plus de langage ; et leur délicieux monde
A des regards pour mots, la pénombre pour jour.

La rupture est immense avec le passé proche.
Ils existaient avant, mais désormais ils sont.
Personne ne jugeant, n'ayant tort ou raison,
Sont oubliés l'effet, la cause des reproches.

Quand ils sont étrangers ils le sont à eux-mêmes.
Le nœud gordien social une fois dénoué,

C'est lors par et dans l'autre, en une unique gemme,
Qu'ils trouvent, calmes, purs, leur seule identité.

Lorsque les faux-semblants sont ainsi déjoués,
Ils se recueillent dans l'invincible entité,
Dans une sphère bleue, essence d'existence,
Le ductile fœtus, l'absolue consonance.

Je ne pouvais me détacher de sa peau qu'en déchirant mon cœur, et j'allais à l'entraînement de l'après-midi avec le sentiment – non, la sensation – de ne plus avoir dans la poitrine qu'un morceau de chair sanguinolent. Je savais de surcroît qu'Arcân n'avait plus rien à m'apprendre depuis longtemps. Nous ne faisions plus que nous affronter depuis des mois. Il remportait toujours la grande majorité des duels, et commentait. C'était instructif, c'était du perfectionnement, c'était nécessaire ; mais il fallait que cela finisse un jour. Je ne pensais plus qu'à elle. Elle était devenue mon unique et incessante obsession.


Je résolus donc de faire reconnaître à mon maître que j'étais à la hauteur. Et le meilleur moyen pour cela était de le battre.

Je muai l'ardeur de mes désirs en ardeur au combat. Pendant ces deux semaines je m'exaltai, je m'enthousiasmai, je perdis toute mesure. Je déployai une force et une rapidité insoupçonnées. Je déviais sa lame même quand il frappait de tout son poids et de toute sa puissance. Je l'acculais contre les murs, le repoussais sans cesse, le faisais tomber, voire remportais les duels par quelques attaques fulgurantes et imparables, dont j'improvisais la moitié. C'étaient des armes d'entraînement, mais je le blessai à plusieurs reprises – ce dont il ne se fâcha absolument pas, au contraire.

Un jour donc – ce fameux jour –, il m'emmena chez lui après l'entraînement. C'était une chambre vide de livres et plutôt sombre, encombrée de centaines d'objets étranges mal rangés. Il me fit asseoir au milieu du capharnaüm. « Bon Stropo, dit-il, j'ai bien compris le message, je vais te laisser tranquille désormais. Tu es le meilleur élève que j'aie jamais eu, et te fie pas aux apparences, j'en ai eu crois-moi ». Un silence. Je ne me sentais pas bien. Je m'en voulais déjà d'avoir fait en sorte de mettre fin à cet entraînement. Arcân et moi, nous étions plus qu'un maître et un élève, plus même que des amis. Depuis des années, le Sans-Lumière était mon père.

« Je vais me sentir un peu seul les prochains temps », avoua-t-il la voix un peu tremblante – ce qui ne lui ressemblait pas du tout. J'en restai bouleversé. « Mais c'est comme ça, hein, depuis la fuite d'Argus j'en ai eu de moins en moins, des élèves, tu vois le truc, les Naarus qui débarquent, la Lumière tout ça… j'ai été le seul qu'ils ont pas réussi à imprégner de leur fichue magie – et tout le monde ne pense plus qu'à produire en série des petits paladins ».

J'ouvris de grands yeux. Je pensais – tous pensaient – que Velen était le seul survivant du temps d'Argus. Arcân le marginal avait donc, lui aussi, au moins vingt-cinq mille ans.


« Eh oui je suis un peu vieux, quelques dizaines de milliers d'années, je les compte plus, fit Arcân en souriant. Je les fais pas hein ? Bah j'ai plus ou moins la jeunesse éternelle, mais c'est une longue histoire… tu vois, un truc genre je suis né au début, au temps des dieux, nous sommes la première race de l'Univers, tu le sais… enfin si on excepte les démons, z'ont pas d'âge eux… enfin les vrais démons, pas les fiottes créées après… je m'égare. Donc ouais le temps des dieux, c'était spécial à l'époque, y avait pas de monde bien concret, bien… délimité comme maintenant, l'Univers était essentiellement magique, ça bougeait beaucoup ».

J'étais hypnotisé, fasciné. Il ressentit de la gêne de me voir ainsi. « Ouais bon le raconte à personne, y a que le Prophète qui est au courant… t'imagines pas les emmerdes que tu vas me faire si tu ouvres ton bec. On va me faire parler de millions de trucs, foutre ça en bouquins reliés, me traiter comme un vieux sage sacré machin… l'horreur quoi. Je suis pas une relique, je suis bien vivant bordel ! Velen m'a compris, lui, c'est un mec bien, il sait que j'ai qu'un désir dans la vie, c'est qu'on me foute la paix ».

Je m'apprêtai à lui promettre sur papier, mais il m'arrêta d'un geste. « Nan c'est bon oublie les grands serments, je te fais confiance petit. Donc ouais c'était parti en vrille, y avait eu une grande dispute cosmique tout ça, les dieux se sont séparés et se sont fait des petits mondes où ils se sont foutus à un ou plusieurs, selon les amitiés ou plutôt les  “affinités”  tu vois. Enfin c'est compliqué, tu sais, les dieux c'est pas fixe, ils s'influencent les uns les autres, ils se  “forment”  les uns par rapport aux autres… pas le genre de truc que je peux expliquer. Enfin bon donc au début les dieux ils ont fait un peu ce qu'ils voulaient, les mondes c'était plus de la… musique et de la poésie que de la logique tu vois, enfin c'était à l'inspiration quoi, t'avais les abstraits, les riches, etc. Et y en a un qui a fabriqué Argus dans l'histoire et qui nous a créés, les Eredars. Il en a fait quelques-uns et j'étais dans le lot ».

J'étais figé dans l'étonnement le plus profond.

« Tu vois après, t'as des dieux au milieu qu'on a appelés les Titans qui ont préféré aller foutre le bordel dans les mondes des autres qu'en créer eux-mêmes. T'imagines comme ça me fait marrer la version officielle de l'histoire avec le Panthéon super gentil et tout… nan c'est juste que le délire des Titans à la base c'était de refaire les mondes, juste parce que dans un univers tu peux rien faire sans qu'il y ait des emmerdeurs qui aiment pas et qui y foutent le nez tu vois… Mais c'est compliqué, faut beaucoup négocier avec les créateurs s'ils sont toujours là, leur expliquer que c'est mieux ça comme ci, etc, argumenter, et t'en as certains de créateurs tu peux dire ce que tu veux, quand ils veulent pas… T'es obligé souvent de négocier avec les poings tu vois, et ils gagnaient pas toujours. Donc dans tout ça t'as les démons eux leur plaisir, c'est de détruire. Au départ dieux comme Titans leur bousillaient la gueule à l'occasion, histoire de leur expliquer le respect. T'as Sargeras lui à force il s'est dit qu'en fin de compte c'était plutôt laborieux de mettre son nez dans les affaires des autres, et absurde, quelque part, quand on y réfléchissait. Tu parles que les Nathrezim à la première hésitation qu'ils ont perçue chez lui ils en ont profité. Ils s'en sont pris plein la tête le temps d'instiller le doute en lui, mais ç'a été payant. Moi je suis assez d'accord avec le principe, au fond. Quand on veut un truc, on le fait, point, on tape d'abord, on négocie après. Et puis il a dû trouver ça super rigolo, de détruire un monde, la première fois, bien plus intense et moins prise de tête que de corriger. Et hop c'était parti, il a enchaîné jusqu'à tomber sur Argus. La suite de l'histoire tu la connais ».

Je digérais lentement les informations. Présentés comme ça, les événements se dégageaient de la vision manichéenne de l'univers qu'on nous enseignait depuis d'innombrables générations.

« Donc nous notre dieu sur Argus il était tout seul et il nous a faits pour avoir de la compagnie et de l'occupation. Mais surtout, histoire qu'on se sentent proches de lui, il nous a donnés de grands pouvoirs magiques, et notre monde du coup il bougeait pas mal, on s'amusait bien. La faim, la mort, la douleur, on connaissait pas. On s'envoyait pas mal en l'air – les super gonzesses qu'il avait créées l'enfoiré ! mais je m'égare encore – et le reste du temps on cogitait pas mal sur les formes de vie tout ça, histoire d'imaginer des millions de trucs et que le monde soit riche et beau gnagnagna. Ouais bon moi je cogitais pas trop j'avoue. Je préférais les filles. J'étais considéré comme le fainéant du groupe, je foutais rien. Je cherchais pas trop à comprendre leurs histoires de vie et de magie. Sauf qu'à force de faire des petits ben le peuple grandissait à toute allure et qu'on a fondé une vraie société. Enfin  “on” … je laissais les autres cogiter sur l'organisation sociale machin et je m'occupais d'engrosser les jeunettes. Et de former les jeunes aux armes. Oui parce que les démons évidemment ont régulièrement attaqué Argus pendant ces milliers d'années-là. Et quand je te parle de démons c'étaient les vrais, ceux qui sont aussi vieux que l'univers voire plus. Là oui à force j'en ai imaginé des choses à créer. Pendant que les autres utilisaient leur magie je concevais des trucs bien solides moi, des armes, et des armes qui coupent. J'étais la terreur des champs de bataille. Le Champion. Les démons de tout le Néant distordu connaissaient mon nom, et je te parie ce que tu veux qu'ils s'en souviennent encore. Si tu voyais les combats que j'ai menés et les exploits accomplis… Enfin bon du coup j'ai convaincu avec mes épées, et j'ai été désigné Maître, une fois la société instituée. A la tête ils ont mis deux des Premiers-Nés, Kil'Jæden et Archimonde – des vieux potes à moi donc, que j'ai faits cocus un nombre incalculable de fois, pas étonnant qu'ils se soient aigris –, et Velen, qui s'était déjà pas mal illustré côté airs sages et tournures raisonnables, tu vois le style… Ben comme quoi hein, c'est les deux plus vieux qui se sont fait embobiner par Sargeras, enfin bon embobinés consentants hein, et c'est pas totalement illogique quand on y pense. Cela faisait un sacré paquet d'années qu'ils ne progressaient plus niveau puissance et qu'ils étaient blasés de tout. Z'ont voulu voir ailleurs, ça s'explique – surtout que Sargeras leur a signifié au passage que notre pote dieu était un tocard, aux pouvoirs ridicules comparés aux siens –, alors que Velen c'était le passionné, avec tout plein de principes et de valeurs, tu vois. Enfin bref c'est parti en sucette, y a eu une méchante guerre, je me suis bien éclaté, mais cette fois la différence de puissance était… abyssale. Notre dieu s'est fait buter, tous les Premiers-Nés non corrompus aussi – sauf moi –, c'était la débâcle totale, Sargeras avait mis le paquet, le Néant débordait des démons qu'il libérait, on aurait dit que la nuit coulait par terre tellement les nuées étaient infinies. On s'est enfermés dans notre grande cité et tous les mages – enfin, tout le monde sauf moi – se sont concentrés pour former un bouclier autour, un sacré bouclier petit, t'en verras jamais un pareil, tout le Néant pouvait tomber dessus qu'il aurait pas bronché. Sargeras allait pas tarder à s'en occuper personnellement. C'était fini, le paradis terrestre et la société idéale. Coup de bol quand même, les prières de Velen ont résonné dans l'Univers et les Naarus ont débarqué d'on ne sait où et nous ont foutus dans un de leurs super-vaisseaux là. Ils en ont profité pour nous enseigner leur fichue Lumière et nous en imprégner aussi – ainsi tout le monde a pu avoir les yeux qui brillent et ça se transmettait héréditairement, comme ça on a pu commencer à faire des moules à paladin et à y cuire tous les volontaires et leurs fistons comme des gauffres. Moi j'ai pas voulu assister à leur cérémonie sacrée là, me suis pas fait imprégner de leur Don. Ouais parce que tu vois, les histoires de plan spirituel où le Bien combat le Mal, c'est de la connerie. Moi je dis rien, même pas à Velen, parce que ça les rendrait tristes, mais la Lumière c'est une magie comme une autre, point barre, comme l'Ombre ; le Bien et le Mal ça a jamais existé. Les Naarus sont pas des incarnations du Bien ou je sais pas quoi, c'est des gus comme les autres, ça se bute, ça se corrompt, comme tout ce qu'il y a dans l'Univers. D'ailleurs moi je les trouve super louches, les Naarus. Je reste sur mes gardes. J'ai jamais capté l'intérêt qu'ils avaient à nous aider. Pour ça que je me suis pas laissé tripoter. J'y tiens, à mes yeux noirs. Pis mine de rien, ça a du succès auprès des filles ».

J'avais dépassé le stade de l'hébétement.

« Ouais, fit-il en riant, c'est marrant t'as vu, je suis l'Eredar le plus vieux de l'Univers, et non seulement je raconte ma vie à personne alors que je pourrais être une Légende vivante, voire carrément vénéré, mais j'ai jamais réussi à faire de la magie, je suis jamais devenu un grand sage ou spécialement intelligent. J'évolue pas, et j'arrive pas à m'en sentir coupable. Au fond tout le monde ne fait que s'occuper avant de crever, les gens ont beau dire qu'il y a des occupations au milieu plus sérieuses que d'autres, c'est leur avis, le résultat est le même, ils crèveront un jour, on les oubliera plus ou moins vite, et ils auront loupé des tas d'occaz de se faire une partie de jambes en l'air. Pendant qu'ils font les gens importants, je me fais leurs femmes. Y en a beaucoup qui devraient réfléchir avant de dire que tel gamin est leur fils ».

Il fit une petite pause, hilare, en pensant à tous les enfants du vaisseau qui pourraient être les siens.

« Donc ce que j'aime bien chez toi Stropo, c'est qu'on est pareils tous les deux ».

Il s'interrompit brusquement. Dire ça juste après avoir parlé de ses conquêtes, n'était pas du meilleur effet. Surtout que nous avions tous les deux les cheveux d'un noir de jais, la même taille et le même froncement de sourcils.


« Enfin ce que je veux dire, repartit-il, embarrassé, c'est que, tu ne t'en rends pas encore compte, mais tu es actuellement le guerrier le plus puissant que j'aie jamais entraîné. C'est-à-dire, donc, que tu es le meilleur depuis le début de la race. »

Je me pris cette déclaration comme une claque dans la figure.

« Le seul truc qui me gêne chez toi, c'est que par rapport à moi tu manqueras toujours d'un poil de force pour manier l'épée longue, et d'un poil de rapidité pour les armes à une main. On pourrait hésiter sur ton orientation et sur ce que tu dois travailler en priorité. J'ai réfléchi, et mon conseil final à l'issue de ton entraînement consisterait en ceci ».

Il fit une pause. L'instant était solennel. De nombreuses années d'enseignement allaient trouver leur conclusion.

« Tu dois conserver le style à deux épées. Tu le maîtrises parfaitement, et ce que j'ai apprécié, surtout ces derniers temps où tu m'en as mis plein la tête, c'est que tu es inventif et imprévisible. C'est vraiment ce qui te correspond, c'est là où ta puissance s'épanouira. Mais la rapidité nécessaire contre les adversaires sérieux, tu ne l'obtiendras qu'en enlevant du lest. Je te conseille d'oublier les plaques. Au moins dans un premier temps. Et fais super gaffe aux mecs inventifs comme toi, ou aux styles que tu connais pas. Au contact, pas le temps de réfléchir, tu devras choisir en une milliseconde entre foncer et laisser venir. Te trompe jamais, sinon t'es mort. Au bout d'un an ou deux de combats, tu auras normalement assez d'expérience et d'entraînement pour avoir le choix entre remettre des plaques et miser sur toujours plus de rapidité. Je te conseille de remettre les plaques. C'est trop dangereux de renforcer exclusivement ses points forts. Maîtrise et équilibre, Stropo. Retiens ça. »

Je hochai la tête. Arcân soupira et sortit d'une armoire un coffret imposant fait d'un métal brut, orangé, sans ornement.


« J'ai demandé l'autorisation à Velen et il me l'a accordée. Je vais te remettre les armes les plus puissantes qui aient jamais été forgées par notre peuple. Je les ai créées moi-même sur Draénor à partir de fragments du Titan Noir lui-même – j'ai eu l'occasion de le trancher un peu sur Argus. Dommage il s'est téléporté pour se soigner et j'étais pas en état de le poursuivre. Cet enfoiré dégage une chaleur terrible, il m'a bien cramé, mais j'ai gardé les deux croûtes que je lui ai arrachées, même inconscient à l'hôpital je les serrais tellement fort qu'on a renoncé à me les faire lâcher. »
Une secousse, presque un sursaut, ébranla mon corps. Il ouvrit le coffret. Deux épées y reposaient, dans leurs fourreaux. Il les dégaina. Elles étaient du noir le plus profond que j'aie jamais vu, un noir magnifique, fascinant, hypnotique, qui absorbait le regard telle une fenêtre vers une autre dimension – et ce noir d'outre-monde était marbré de veines rouge vif, un rouge de lave, un rouge de feu. Les fourreaux étaient faits d'un cuir noir enchanté, conçu pour contenir non seulement les lames, mais aussi leur aura maléfique – tant qu'elles n'en étaient pas sorties bien sûr. « Tu trouveras pas de matériau plus mortel que de la peau de Titan Noir, dit fièrement Arcân. Dommage ça se fond pas, j'en aurais fait une épée longue sinon. Comme elles me servent à rien je te les offre. Attention quand même à deux trucs avec ça. D'abord, c'est pas du métal, ça se reforge pas, si tu les pètes ou les ébrèches elles sont pas réparables. Bon, évidemment elles sont super dures, donc faudrait un truc pas naturel pour les abîmer sérieusement – genre un coup tel que celui que j'ai balancé ce jour-là, précisa-t-il avec un sourire frimeur. Le deuxième truc, c'est que c'est de la corruption brute ce machin, c'est de l'Ombre et du Feu à l'état solide tu vois. En gros quand tu cogites, quand tu doutes, quand t'as de la peine ou des conneries de ce genre, tu les laisses au fourreau. Si tu les prends en main, c'est pour massacrer, point barre. Ces lames guetteront la moindre occasion de t'influencer. Tu réfléchis, tu dégaines, tu tues, tu rengaines, tu réfléchis. Ok ? »

Je hochai la tête, halluciné. Il rengaina les lames et me tendit le coffret sans cérémonie. « Evidemment interdiction absolue de les sortir de leur fourreau devant qui que ce soit, déclara impérieusement Arcân. Les gens s'étonneraient de leur allure et poseraient des questions. Personne ne doit connaître leur origine ni leur créateur. Ah et faut-il le préciser, personne d'autre que toi ne doit les toucher. Tue quiconque mettra les mains dessus. J'espère que c'est clair ».

Je hochai de nouveau la tête. Je ne savais pas quoi faire, ou plutôt par quoi commencer. Arcân constata ma fébrilité. Il m'empoigna le bras, me releva et me reconduisit à la porte. « T'entends pas les clameurs, Stropo ? Velen vient d'ordonner le rassemblement général ». Il me bourra l'épaule en éclatant de rire. « Allez cours cacher le coffret chez toi, t'as encore le temps avant qu'il commence à parler. T'en fais pas, j'ai pas besoin que tu cherches trois mille ans comment me remercier des épées, des années d'entraînement et que sais-je encore, je m'en fous des remerciements. Contente-toi de me faire honneur dans les affrontements qui nous attendront dans notre prochaine terre, car il y en aura à coup sûr ! Fais résonner ton nom, que ton peuple, tes alliés et tes ennemis le connaissent, et rappelle-toi qui fut ton maître ».

Je lui lançai un regard où je tentai d'exprimer toute ma reconnaissance, toute ma gratitude, tout mon amour pour ainsi dire filial. Quoiqu'il essayât de paraître décontracté, il était indéniablement ému. Je me retournai et courus.

« Et oublie pas de continuer les exercices, feignasse ! On se voit demain matin ! » cria-t-il dans le couloir.


Je ne sais pas pourquoi, depuis les événements tragiques qui ont suivi, j'ai souvent regretté que cette fin d'entraînement et ce don exceptionnel se soient faits sans cérémonie. Je n'ai jamais réussi à lui exprimer ce que je voulais, et je ne suis même pas sûr de savoir exactement ce que j'aurais voulu exprimer. En fin de compte nous étions tout à fait comme un père et son fils. Condamnés à ne jamais trouver les mots.


Velen réunit l'intégralité de la population du vaisseau dans le Hall principal. Tout le monde était surexcité, l'ambiance était exaltée d'espoir. Il ne pouvait y avoir qu'une seule raison pour une telle assemblée, il ne DEVAIT y avoir que cette raison.

Et c'était bien le cas.

Hama me sauta au cou en pleurant quand j'arrivai, essoufflé, quelques secondes avant le début du discours. « Tu as intérêt à m'expliquer après pourquoi tu m'as laissée seule si longtemps », fit-elle d'un air boudeur, les joues ruisselantes. Je hochai la tête et la serrai fort.

« Dræneïs ! – Exilés, gronda Velen d'une voix grave et puissante qui emplit le vaisseau, nourrie et sublimée par d'innombrables millénaires d'espoir et de désespoir, de foi et de doute, de bonheur et de souffrance. O'ros vient de m'apprendre une formidable nouvelle. Un monde hospitalier est enfin à portée de notre vaisseau, terre que nous aborderons d'ici trois jours ».


Ce fut davantage qu'une foule, ce fut un peuple qui cria sa joie. Le Hall résonna d'une formidable clameur, d'une exultation fantastique. Ils semblaient soudain des millions à hurler leur délivrance, car tous les dræneïs morts au fil des millénaires se joignaient aux présents pour chanter l'espoir d'une fin à leurs tourments. C'étaient des abîmes de souffrance accumulée au cours des générations qui se commuaient en sommets d'enthousiasme fébrile. Les esprits se brouillaient. Plus personne ne se contrôlait. On hurlait, on sautait, on restait bouche bée, comme ivre, ou même, comme Hama, on pleurait de bonheur. Elle inondait ma chemise de larmes de joie. Ce fut un moment extraordinaire. Un moment qui se passa de mots. Les grandes joies comme les grandes colères des peuples ne se formulent pas, elles se hurlent.

Je fus de ceux qui restèrent coi, interdits. Je n'osai y croire. Arcân venait à peine de me parler des futurs affrontements sur notre prochaine terre, et voilà qu'elle se concrétisait immédiatement, elle se donnait à moi, la terre et ses combats, dans un délai de trois jours. J'entrevis d'ailleurs mon maître, dans la foule, qui rugissait joyeusement. Il sentit d'une façon ou d'une autre qu'on le regardait, m'aperçut et me fit un clin d'œil. Je n'eus pas de réaction. En fin de compte, je ressentais plus d'appréhension que de joie.

« Mes enfants, reprit enfin Velen après dix minutes de délire, je ne peux vous empêcher d'être enthousiastes, car c'est certes un grand bonheur pour notre peuple ; mais il demeure que la mesure, la modération et la prudence sont en toute chose les clefs de la réussite. Nous avons trois jours, ce qui représentera pour nous à la fois un temps d'attente insupportable et un temps de préparation ridicule. Il n'y a pas une seconde à perdre. Il y a énormément à faire en vue de notre atterrisage et de notre installation. L'avenir de notre race n'est pas encore assuré. Je compte sur vous tous pour aborder ce nouveau monde avec respect, dignité et sagesse. Je demande au Conseil une réunion immédiate avec O'ros pour mettre au point le déroulement des préparatifs. Pour les jeunes, demain sera jusqu'à nouvel ordre votre dernière journée de cours ».

Ce discours clair et concis modéra les ardeurs. Nous nous dispersâmes lentement. Les cris de joie et les rires fusaient en grappes. L'ambiance était électrique. Tous les visages étaient souriants voire exaltés. Hama et moi allâmes nous enfermer dans notre monde, qui fut particulièrement doux et joyeux cette nuit-là. L'enthousiasme général était communicatif. Nous ne ressentîmes ni fatigue ni sommeil.


Le lendemain matin, nous attendîmes Arcân dans le Hall des Ressources. Les élèves de toutes les disciplines s'étonnèrent de plus en plus au fil des minutes.


Il ne vint jamais.

Arcân avait disparu.

La vengeance de Darotân était en marche, calme, minutieuse, impitoyable.


Une musique lancinante de violon résonna dans ma tête tandis que je parcourais les couloirs menant aux appartements d'Arcân, Hama m'emboîtant le pas, soucieuse. Une mélodie qui se donnait des airs légers, mais imprégnée en profondeur de la mélancolie des abîmes. Je compris que s'il y avait un destin, c'était lui le musicien, et qu'il quittait l'espace d'un instant son impassibilité légendaire, pour m'exprimer sa tristesse sur le sort qui attendait le dernier Premier-Né et son disciple.

J'hésitai à entrer dans cette chambre. Je restai immobile une longue minute devant la porte, qui était légèrement entrouverte. Hama tremblait de nervosité. Il y avait quelqu'un derrière, nous le sentions – tout était silencieux, mais ce silence était lourd. Il demeurait possible que nous trouvions dans la chambre un Arcân endormi, éreinté par une nuit de débauche. Mais l'évidence était palpable dans l'air. La vérité était nécessairement autre.

Je toquai enfin. Il y eut un silence, et un soupir. « Qu'attends-tu ? Entre donc », dit Darotân.


Une rage terrible me saisit lorsque ma peur se mua en certitude. Il avait agressé voire tué mon maître. Mon impulsion première fut de me ruer et de l'éviscérer à mains nues. Mais un formidable pressentiment me retint. Une intuition. Il ne fallait pas entrer. Je me contentai donc, fulminant, de pousser la porte, sans faire un pas. Le paladin était assis sur le lit d'Arcân, les coudes sur les genoux, les doigts croisés. Il avait un fin sourire, mais je sentis sa poitrine serrée d'une légère angoisse.

« Ah mais décidément vous êtes inséparables, ajouta-t-il joyeusement en jetant un œil à Hama. Vous venez à ma rencontre tous les deux, que de bonheur ! Moi qui pensais notre chère amie suffisamment intelligente pour enfin prévenir Velen et les Conseillers. Elle n'a pas réfléchi et a bien imprudemment suivi son amant ».

Le sentiment de danger me retenait toujours sur le seuil. Hama fit un pas en arrière, en un début de panique.

« Non non reste, ne t'enfuis pas, dit Darotân en riant. Runuur et Nuraam sont déjà postés derrière la porte du couloir là-bas au fond, équipés de pied en cap. Et puis regardez – il tendit les paumes de ses mains –, je n'ai pas d'arme ; vous non plus me direz-vous, mais je suis seul contre deux. En plus je détiens Arcân prisonnier – ces mots me foudroyèrent –, j'aimerais parler avec vous, tout simplement. Mais pas dans le couloir, si possible. Disons que si vous me refusez cette petite entrevue, je le tuerai, ajouta-t-il légèrement – je commençai à perdre le contrôle, ma vue se brouillait, les mots désertaient mon esprit.
— Tu es stupide si tu crois que Velen et le Conseil ne te suspecteront pas, dit Hama, d'une voix froide et dure. Ils connaissent ta fierté.
— Au cas où je sois vraiment obligé de vous tuer tous les trois, répondit-il d'un sourire carnassier, Nuraam est tout prêt à s'en accuser lui-même, il me l'a promis. Il dira avoir voulu venger mon honneur. Même s'il considère que se sacrifier pour moi est une noble cause, je voudrais éviter un tel bain de sang et négocier les termes de ma vengeance avec vous – si vous voulez bien vous donner la peine d'entrer…
— Je vais m'occuper de lui, me chuchota Hama, sa voix tremblant désormais de colère. Aie confiance en mes pouvoirs ».


Quand je la vis faire un pas vers Darotân, mon pressentiment desserra soudain son emprise. Il était hors de question que je la laisse s'exposer. Je lui empoignai le bras et passai devant elle, en serrant les poings. Ce faisant, je franchis le seuil. Nous avançâmes doucement.

« Braves petits », fit Darotân avec un sourire méprisant. Runuur et Nuraam, dissimulés dans la pièce, apparurent et figèrent nos corps d'un mot. Avant de lever leurs lourdes masses et de les abattre sur nous, sans que nous ne puissions rien faire.


La lumière était éblouissante. Je ne parvins pas à ouvrir les yeux.

« Hey Stropo, t'en as mis du temps à te réveiller, lambinard ».

Arcân… Mon cœur se serra. J'avais eu tellement peur. Mes yeux s'en embuèrent. Je me sentis immobilisé, et maintenu debout contre une paroi, bras écartés. Je mis au moins dix minutes à avoir une vision claire de ce qui m'entourait. Pendant ce temps mon maître et Hama parlèrent.


« Ouais Stropo, Hama venait de s'éveiller et de demander où on était. Donc en fait j'en sais rien, l'enfoiré m'a chopé avec ses deux potes pendant que je pionçais, ils m'ont immobilisé magiquement et m'ont martelé jusqu'à ce que je tombe dans les pommes. Plus loyal, tu meurs…
— Il nous a bien honteusement piégés nous aussi, dit Hama avec incompréhension. C'est incroyable mais il nous a menti. Et puis ce matin il attendait avec nous pour l'exercice, comme si de rien n'était. Je ne comprends pas comment il a fait pour être avant nous dans la chambre. Ce prétendu honorable paladin a usé de subterfuges magiques…
— C'est totalement absurde, répondit Arcân, sincèrement étonné. C'est inconcevable que Darotân se soit laissé aller à de tels procédés. Il est orgueilleux, c'est un fait, mais il a toujours manifesté des principes inébranlables. Et il est intimement pénétré de ces principes.
— Je le sais bien pour l'avoir fréquenté longtemps, soupira Hama. Comment a-t-il pu changer ? Son cœur et sa raison sont faits d'une matière plus dure que le métal. Je l'ai toujours vu comme un être inaltérable.
— Et je le suis ! » déclara le concerné en apparaissant soudain, accompagné par le silencieux et impassible Runuur.

Ma vision acheva de se préciser. Nous étions à l'intérieur d'un énorme cristal rouge, de ceux qui constituaient la réserve de magie nécessaire au vaisseau pour se déplacer dans l'espace. A en juger par sa taille, nous étions dans le cœur même de l'Exodar, là où aucun dræneï ne se rend jamais, un gigantesque assemblage d'immenses cristaux. A en juger par la façon dont Darotân était apparu, il n'y avait pas d'accès vers l'extérieur. Il allait et venait via un portail magique dissimulé dans quelque recoin.

Arcân, recouvert d'énormes ecchymoses, les vêtements à moitié déchirés, et Hama, qui avait une vilaine plaie sanguinolente à l'arcade soucilière, étaient eux aussi attachés debout et les bras écartés, contre la paroi qui me faisait face. De lourdes chaînes nous ceignaient les poignets, les chevilles et la taille.


« Je suis inaltérable ! répéta Darotân, les mains dans le dos, cambré, l'air fier, les yeux plantés dans ceux d'Hama. J'ai fait une promesse, il y a un mois, à l'infirmerie. J'ai dit que je tuerais les deux êtres responsables de ta déchéance. Et la réalisation de cette promesse doit se faire à n'importe quel prix ».

Il marcha en cercle entre nous trois, nous regardant tour à tour.

« Un combattant de la Lumière se trouve parfois dans des alternatives où, quel que soit son choix, il éprouvera du remords. Velen, ce Prophète que vous vénérez tant, le sait bien, lui qui a organisé deux exodes. Croyez-vous qu'à chaque fois il a pu sauver tout le monde ? Non bien sûr. Il a fait le choix d'abandonner à leur sort une partie pour sauver l'autre. Vous saisissez, n'est-ce pas. A mon esprit donc se présentait l'alternative suivante : soit je vous laissais en paix, et ne tenais pas ma promesse, ce qui aurait constitué pour moi un déshonneur éternel ; soit je la tenais, mais si je la mettais en œuvre de façon directe et franche, tout le vaisseau se serait retourné contre moi ».

Il s'arrêta et soupira, levant les yeux au ciel – en l'occurrence le plafond de la cavité pratiquée dans le cristal. Il reprit son discours – et sa marche.

« Parfois un combattant de la Lumière sait ce qui est juste, mais il se heurte à la foule ignorante. Que doit-il faire alors ? Le choix de la justice, bien sûr. Je me suis donc, avec une extrême répugnance je le confesse, assuré par quelques dispositions de la réussite de mon entreprise.

Car enfin vous êtes désormais une peste qui gangrène mon peuple. Et vous avez commencé par la plus belle fleur ».


Il s'arrêta devant Hama et lui caressa le visage. Elle pleurait doucement.

« Et non seulement tu n'as pas conscience d'avoir été corrompue dans ton âme, dit-il doucement, mais tu aurais fait tout un scandale si je m'étais contenté d'enlever les deux Sans-Lumière, n'est-ce pas ? Je suis tellement désolé, Hama… je ne vais pas pouvoir te laisser vivre ».

Il était sincèrement triste. Runuur manifesta quelque émotion.

Arcân n'avait pas quitté son air hilare depuis le début du monologue.

Quant à Hama, quelque chose monta en elle. Un désespoir dément. Elle haleta et se tordit convulsivement dans tous les sens, poussant de temps à autre un petit cri de bête affolée. Je serrai les dents de la voir ainsi. Darotân, lui, était fasciné par le spectacle, et profondément bouleversé. Les larmes et la sueur d'Hama imbibaient le haut de sa chemise, collant le tissu à ses seins mis en valeur par les postures cambrées qu'elle prenait en se débattant follement. La respiration du paladin s'accéléra. Son sang s'échauffa. Ses yeux s'écarquillèrent. Ses mains tremblèrent, mues par l'envie de toucher ce corps extraordinairement sensuel. Darotân se laissait posséder par le désir. L'atmosphère se chargea d'intensité, la tension qui saisissait le paladin était palpable dans l'air. Runuur se sentit mal à l'aise. Arcân avait quitté son air hilare et fronçait les sourcils, attentif, comme prêt à l'attaque, les poings serrés.
Dans ses mouvements de tête forcenés, Hama soudain vissa ses yeux agrandis par la panique dans ceux de Darotân. Et hurla. Longuement. Le cri était suraigu. Les deux paladins se couvrirent les oreilles. Arcân et moi ne nous préoccupâmes guère de nos tympans. Nous étions extrêmement inquiets pour elle. J'avais eu une peine infinie à me contenir jusque là, mais ce cri m'arracha des larmes. Je serrai les dents à me les enfoncer dans les gencives. Je sentis que je n'allais pas tarder à devenir fou moi aussi. Fou d'impuissance. L'impuissance à aider son aimée, je ne connais pas de chemin plus rapide vers le désespoir sans fond et la folie éperdue.


A la fin du cri, sa tête retomba mollement, et elle recommença à pleurer doucement. Darotân, ébranlé, reprit contenance – non sans garder une grande fébrilité dans la voix. « Il ne sert à rien de crier, fit-il avec un petit rire nerveux, personne ne peut entendre. Nous sommes au milieu exact du noyau de cristaux du vaisseau. Cette cavité s'est créée naturellement, car un cristal vidé de sa magie devient friable. Je l'ai trouvée et y accède par magie. Le portail de téléportation utilisé est du type le plus sûr, à savoir conçu pour son propriétaire et produit à volonté par un petit artefact. En d'autres termes, Runuur, Nuraam et moi pouvons disparaître et apparaître comme nous voulons en quelques mots d'incantation, sans laisser de portail utilisable pour vous – et nous voler les artefacts ne serviraient à rien. J'ai dû user de tout mon crédit et manquer de me compromettre pour obtenir discrètement ces petites merveilles ».

Il était très fier.

« Second point, personne ne vous cherchera. Tous sont très occupés par les préparatifs de l'atterrissage – et faut-il le préciser, tout le monde est habitué à voir  “disparaître”  Hama et Stropovitch – il nous lança un regard méprisant - ; quant à Arcân, il n'a aucun parent, et il ne fait même pas partie du Conseil : son absence ne sera pas remarquée ».

Nous savions tous qu'il avait raison.

« Enfin, les liens qui vous attachent sont mi-matériels mi-magiques. Car les chaînes qui retiennent vos corps sont reliées par des liens magiques impossibles à briser, à des cristaux encore riches de magie autour de celui-ci. Autrement dit, pour vous libérer il faudrait vider de leur substance arcanique les cristaux qui environnent celui qui vous emprisonne. Ne suis-je pas génial ? » Mon maître éclata de rire.

Darotân se vexa. « Apparemment nous avons été trop gentils avec toi tout à l'heure, dit le paladin avec mépris. Quelques coups supplémentaires t'auraient appris l'humilité.

— Pas ma faute si vous tapez tellement comme des fiottes que vous arrivez même pas à me péter une côte avec des masses de vingt kilos », ricana Arcân.
Darotân prit un air pincé. Le Sans-Lumière était de constitution si robuste qu'un puissant coup de masse à deux mains sur le torse avait autant d'effet que sur une sculpture en khorium. La dureté de ses muscles tenait du surnaturel. Il avait fallu près de dix coups de masse dans la tête – je pouvais les compter sur son visage – pour le faire s'évanouir – au risque de le tuer, ce que le paladin voulait absolument éviter.
« Estime-toi heureux de ne pas être encore mort.
— Et que me vaut cet honneur, messire Darotân ? ricana mon maître.
— C'est la Justice que je mets en œuvre par l'intermédiaire de ma promesse, répondit avec orgueil le paladin. J'ai pris acte de l'influence néfaste que vous exercez, en tant que Sans-Lumière et fiers de l'être. A votre contact les foules s'abrutissent, les consciences s'amolissent, les âmes s'affaiblissent, les cœurs se corrompent. Vous représentez une grande menace. Votre seule présence empêche les dræneïs qui vous côtoient d'engager tout leur être dans la voie de la Lumière. Votre nature primitive, telle une tache sur une toile blanche, bloque l'aspiration des autres vers l'absolu – déteint, en quelque sorte. Quiconque se compare à vous se sent infiniment noble et intelligent, donc ne fait plus d'effort pour se rapprocher de la perfection de l'âme.
— Pas bientôt fini ton tissu de conneries là, l'interrompit Arcân en bâillant, je te rappelle qu'à cause de toi j'ai dormi que trois heures, si en plus tu me sors la berceuse ça va pas le faire.
— En effet, rétorqua le paladin avec un sourire méprisant, vous expliquer quoi que ce soit est parfaitement inutile, vous êtes trop bêtes pour comprendre.
— Ben on va tester tiens alors, repartit mon maître en prenant un air idiot, ce que j'ai compris c'est que t'es vachement frustré que Stropo t'ait chouré ta copine, que tu passes tes nuits à psychoter sur ce qu'ils font ensemble, et que du coup au lieu de dormir t'as ruminé grave pour sortir ta vengeance à deux balles, et bien préparé les discours pour enrober la praline. Alors patron, j'ai pigé ?
— Non, répondit sèchement Darotân. Tu te crois malin mais tu ne l'es pas, Arcân ».


J'observais notre tortionnaire. Je voyais beaucoup de choses dans ses yeux. Mon maître avait raison mais il y avait plus, bien plus que cela. Darotân était profondément triste. Intensément malheureux. Je le perçus clairement. Il ne l'avoua jamais, mais il aimait Hama. Avec son besoin maniaque de tout rationaliser et de tout contrôler, il avait fatigué l'objet de son amour. Depuis des semaines, il se torturait pour cela. Pour accepter. L'angoisse qui serrait sa poitrine, je la sentais. Tout son être luttait contre ses sentiments. Un conflit interne et extrêmement douloureux. Il se contraignait à rationaliser toutes ses pulsions, en permanence. Il éprouvait leur validité. A chaque minute il transformait une pensée ou un sentiment en problème, développait les tenants et aboutissants, résolvait et concluait. Sa tête était une machine infernale qui ne trouvait jamais le repos ; une machine qui broyait son cœur en espérant le faire taire ; mais ce dernier à la place criait toujours plus fort, avait toujours plus mal. Darotân… pourquoi ? Pourquoi t'être toujours infligé de telles souffrances ? Pourquoi fouiller sans cesse tes entrailles du scalpel des mots ? Pourquoi clouer ton cœur sur le métal froid de ton armure ?

Nuraam apparut.

« Tiens, tu parlais d'enrobage, dit Darotân, voici enfin la praline ! »

Le nouvel arrivant, un grand sourire aux lèvres, apportait en effet un petit sac blanc.

« C'est incroyable comme il traîne encore plein d'affreuses bestioles dans certains labos, dit Darotân en ouvrant le sac. Un de nos meilleurs spécialistes m'a fait l'honneur de me faire visiter le sien – enfin, sur ma demande, bien sûr ».

Il sortit un bocal transparent contenant trois minuscules chenilles jaunâtres.


« Donc avant que tu ne m'interrompes de tes sarcasmes, reprit Darotân en observant les petites bêtes, les yeux écarquillés de fascination, je disais que j'ai pris acte de votre caractère néfaste ».

Il planta ses yeux dans les miens.

« Et j'ai jugé et rendu la sentence. Vous devez souffrir et mourir ».

La déclaration était sèche et sans appel. Arcân fronça les sourcils, attentif, et recommença de serrer étrangement les poings. Hama et moi restâmes hébétés. Une peur sans nom nous avait saisis à la vue des chenilles. Nous n'avions aucune idée de la façon dont ces bêtes faisaient souffrir – cette ignorance était terrifiante.

« Car enfin vous n'êtes pas seulement des déchets, vous êtes fiers de l'être, et c'est pour cela que vous devez souffrir. Souffrir jusqu'à ce que vous vous rendiez enfin compte d'à quel point vous n'êtes que de misérables et pitoyables créatures. Alors seulement je vous accorderai la mort.
— Va avoir du boulot ta chenille alors, fit Arcân en fixant le paladin. Avant que je reconnaisse être faible j'espère que t'as pas mal de milliers d'années devant toi.

— Le vaisseau atterrit dans trois jours. Ce sera bien suffisant. Car vois-tu, cette petite bête a une façon de se reproduire assez particulière. Elle creuse la peau de ses proies et recherche un nerf suffisamment épais pour qu'elle le détecte. Puis elle le remonte, lentement, jour après jour, et il paraît que c'est une douleur effroyable, une des pires imaginables. Et le plus vicieux, c'est que Hama ne pourra pas vous en délivrer avec les pouvoirs du Sacré, car il ne s'agit pas d'une maladie, et la douleur ne sera pas produite par des blessures. Parfait n'est-ce pas ? »

Hama recommença à haleter et à gémir. Je sombrai progressivement dans les abîmes du désespoir et de la peur. Arcân demeurait attentif.

« Et ce n'est pas tout ! Sa destination finale est le cerveau. Donc si je vous pose cette petite merveille sur la jambe, elle remontera toute la colonne vertébrale en creusant une galerie dans votre mœlle épinière, vous paralysant peu à peu. Je n'ose même pas imaginer les abîmes de souffrance générés alors. Positivement atroces ».

Il tremblait de nervosité. Il était en lutte. Il avait du mal à assumer ce qu'il allait faire. Runuur et Nuraam fixaient les chenilles en écarquillant les yeux, pâles, hésitants.

« Bien évidemment vous ne mourrez pas tout de suite. A la fin de son parcours, qui devrait durer deux jours, elle ira pondre des œufs dans votre cerveau. Des larves en écloront et dévoreront tout ce qu'elles pourront avant – et un peu après – votre mort. Après quoi elles sortiront, se feront un joli cocon et deviendront de petits papillons aux ailes pourpres qui partiront à la recherche d'un nouvel hôte. Ces papillons ont la particularité étonnante de pouvoir se séparer de leurs ailes quand ils se sont posés sur la peau de leur proie. Donc ce que vous voyez là ne sont pas des chenilles, mais des papillons à qui l'on a déjà arraché les ailes – par sécurité ».

Il resta un instant immobile. Hama recommençait à se tordre, implorante. « Arrête, arrête, arrête, arrête, arrête, arrête… » répéta-t-elle, sa voix s'affaiblissant à mesure et s'éteignant en un sanglot. Elle poussa un gémissement qui nous déchira l'âme.


Arcân fixait toujours le paladin. Intensément.
« Je ne reviens jamais sur une décision », lâcha Darotân, tremblant de plus belle – et il posa la main sur le couvercle du bocal. Runuur et Nuraam devinrent livides et saisirent leurs artefacts de téléportation.

La voix d'Arcân retentit enfin, mais elle n'était plus légère et moqueuse. Elle était grave, et elle résonnait de toute la profondeur de ses dizaines de milliers d'années.

« Tu vas vraiment le faire, Darotân ? »

Cette voix caverneuse nous glaça le sang. Elle figea l'instant. Le paladin trembla convulsivement. Hama s'immobilisa également, et son regard étonné passa de mon maître à notre tortionnaire.

« Je t'ai posé une question, Darotân ».


Des gouttes de sueur froide couvrirent le front du paladin. Sa mâchoire se mit à trembler. Il était incapable de prononcer le moindre mot. Incapable de regarder Arcân. Il fixait les chenilles, hagard, les yeux écarquillés, la main serrée sur le couvercle.

« As-tu VRAIMENT l'intention d'ouvrir ce bocal, Darotân ».

Cette voix résonnait de menaces infinies. Nous en avions le vertige.

Mais la force d'âme du paladin était déjà réputée dans l'Exodar. Il avait instauré en lui ce qu'il appelait le « Troisième Œil », une espèce de dédoublement de l'esprit qui lui assurait une auto-critique permanente. Et là le conflit qui le déchirait était visible. Son visage fut parcouru de grimaces terribles. Il tomba à genoux, la main droite toujours serrée convulsivement sur le couvercle, l'autre plaquée sur la figure, ses doigts s'enfonçant dans ses yeux et pétrissant violemment son front et ses tempes. Il produisit en même temps un long râle, qui au bout de longues secondes se mua en paroles hurlées. Il cria comme pour répondre à une voix intérieure : « NON JE NE SUIS PAS LACHE ! »

Il se mit debout, planta ses yeux dans ceux d'Arcân en une expression de défi, sourit – métamorphosé –, saisit le couvercle et l'ouvrit.

Runuur et Nuraam, paniqués et dépassés par les événements, commencèrent à incanter leurs portails.


Une voix formidable retentit, manifestement celle d'Arcân, mais si puissante et tonnante qu'on l'aurait attribuée à un dieu.

« TU AS COMMIS UNE GRAVE ERREUR, DAROTAN ».

Les yeux d'Arcân devinrent plus noirs que jamais. Son front se marbra de veines. Son visage changea, ses traits s'étirèrent, sa peau se parchemina. Il sembla soudain avoir cent mille ans. Ses muscles se contractèrent au point que chaque fibre sembla s'inscrire sur la peau. Il se cambra, serra les poings, prit une profonde inspiration. Sa poitrine surpuissante sembla doubler encore de volume. Et il tira sur les chaînes.

Un cri naquit au fond de sa gorge et ne cessa de s'amplifier – un écho grave des profondeurs. Les liens magiques décrits par Darotân apparurent à travers la paroi. La traction exercée par Arcân était à ce point surhumaine que la magie se trouvait… physiquement contrainte, ce qui était a priori impossible.

Hama, Darotân et moi-même regardions, paralysés de stupeur.

Le cri sombre et sauvage s'amplifia. Les muscles semblaient se contracter sans fin. Il n'y eut plus un centimètre carré de peau qui n'eût sa ride. Sa peau devint d'un bleu extrêmement clair. Il grandit lentement, jusqu'à atteindre trois mètres. Il révélait son véritable aspect. Il était le dernier Premier-Né, le dernier Eredar des temps anciens, le dernier Sans-Lumière.


L'improbable se produisit.

Ses poignets se décollèrent lentement de la paroi, tremblant dans l'effort. Le lien magique suivait. C'était un phénomène absolument, radicalement irréalisable. Sauf si l'on supposait l'inimaginable. On ne pouvait en effet briser le lien… Mais on pouvait l'annuler en extrayant toutes les ressources arcaniques du cristal auquel il était attaché de l'autre côté de la paroi. Cependant, non seulement l'on ne pouvait extraire de la magie que par un procédé lui-même magique, mais les cristaux de cette zone étaient gigantesques et extrêmement purs et riches, et en vider un aurait pris des semaines voire des mois.

Les poignets continuaient à s'écarter lentement mais sûrement de la paroi. Les chaînes, incassables car imprégnées du lien, pénétraient la chair des avant-bras. Nous ne pouvions détacher les yeux du spectacle. Darotân tomba encore à genoux, en proie à une nouvelle crise.

A travers la paroi, un rougeoiement s'intensifia. Il allait falloir accepter l'impensable : par sa seule force physique, Arcân extrayait d'un coup toute la magie du cristal.

Le cri devint démentiel, il se fit grondement des abîmes. Il grandit encore. Sa chevelure farouche blanchit soudain, entièrement. Il réunit toute sa force en une ultime traction.

Ses poings se joignirent devant lui. Nous dûmes fermer les yeux. De l'autre côté de la paroi translucide, une quantité de magie suffisante pour faire voyager un vaisseau titanesque dans l'espace pendant un an fut libérée, sans bruit, sans explosion, mais en s'éparpillant elle flamboya comme mille soleils. Longuement.


Quand je rouvris les yeux, l'esprit brouillé par ce moment d'irradiation, le Premier-Né, gigantesque, aussi vieux que l'Univers, faisait face à Darotân. Son regard exprimait de la pitié et de la colère mêlées.

« COMPRENDS-TU DESORMAIS, dit-il de sa voix venue du fond des âges, QUI EST LA MISERABLE ET PITOYABLE CREATURE, DAROTAN ? »

Hama, pétrifiée de terreur depuis le début de la métamorphose du Premier-Né, manifesta enfin un signe de vie – en hurlant comme une demeurée.

Le flamboiement de la masse de magie libérée s'était certes atténué, mais j'en compris rapidement la raison. Les cristaux vidés ou affaiblis par le vaisseau au long des années de voyage absorbaient la nuée comme des éponges – à commencer par celui qui nous contenait. C'était une chance, car nos esprits et nos corps auraient été gravement affectés par une exposition prolongée au rayonnement. Les parois translucides devinrent opaques et produisirent leur propre lumière, épaisses et riches comme jamais, suintantes presque de leur couleur écarlate, plongeant la scène dans un rouge sang écœurant.

Darotân, à genoux, était encore en plein conflit intérieur. Il haletait, la poitrine à ce point serrée par la panique et l'angoisse qu'il suffoquait. Il avait une main sur le cœur et l'autre à terre, et l'ensemble de son corps était secoué de spasmes si violents, que ses doigts s'enfonçaient à mesure dans le sol de cristal. Il s'était ce faisant brisé et retourné tous les ongles, et son sang comblait les petits cratères pratiqués par ses doigts dans la pierre magique. Ses yeux étaient écarquillés à l'extrême, exorbités même, et fixés sur les sabots massifs – et écaillés par les millénaires – d'Arcân.

Ce dernier roula des épaules et dodelina de la tête en grimaçant, pour dissiper sans doute quelques courbatures provoquées par son exploit. Puis il arracha sans sourciller les chaînes toujours incrustées dans ses avant-bras et ses poignets. Son sang épais et noir coula le long de ses grandes mains puissantes et vint marteler le sol par grosses gouttes lourdes.


Dans son regard profond comme la nuit d'un univers sans étoile, je perçus un éclair fugace – de souffrance. Cela me surprit – me foudroya d'étonnement. Je connaissais mon maître mieux que personne. Je sentis plus que je ne compris. Arcân avait sous-estimé la résistance du lien magique. Et cela faisait longtemps qu'il n'avait plus eu à déployer sa véritable force. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, Arcân avait mal. Ses muscles formidables étaient endoloris et engourdis. Il ne fallait pas que Darotân en prenne conscience. Je paniquai.

« NE M'OBLIGE PAS A TE TUER », dit mon maître.

Hama cessa ses cris en entendant une nouvelle fois cette voix d'outre-monde. Elle s'évanouit à moitié.

Darotân regardait désormais, fasciné, le sang d'Arcân. Il redressa enfin, très lentement, la tête, faisant entrer dans son champ de vision le corps colossal du Sans-Lumière, peu à peu. Il tremblait encore violemment, mais la crise semblait s'apaiser.

Il balbutia.

« C'est…

— LAISSE-MOI T'AMENER A VELEN. LE CONSEIL TE JUGERA POUR TES ACTES.
— C'est… »

Le paladin se releva lentement, tremblant toujours, hagard. Il regardait Arcân, désormais.

« Ce sang… ces yeux… cette taille… »

Le Premier-Né fronça ses longs sourcils broussailleux et blancs comme la neige.

« Ce sont… ceux d'un DEMON ! »


Il était trop tard pour tenter de lui expliquer quoi que ce soit. Darotân roula des yeux déments. Sa peur se mua en frénésie, et un rire nerveux monta en lui, un ricanement abominable.

« Quand je pense, fit-il en émettant ce grincement horrible, que j'avais RAISON depuis le début, HA ! J'ai toujours SU que tu étais une… créature nocive, mais… je ne m'attendais pas… – il s'interrompit, pris par une crise de rire – à ce que tu sois un ESPION, un TRAITRE, un COMPARSE D'ARCHIMONDE ET KIL'JÆDEN ».

Il détacha sa masse de son dos.

« Ce n'est donc pas un début de gangrène que je vais ôter, non, HA ! mais une TUMEUR – il appuya ce mot, fixa ses yeux, stabilisa sa voix – dont je ne pourrai évaluer l'influence exacte sur les consciences que lorsque je l'aurai… éradiquée ».

Il cessa soudain tout à fait de trembler, prit une grande inspiration, les yeux rivés dans ceux – étrangement mélancoliques – d'Arcân, et quand il expira, ce furent toutes ses angoisses qui se volatilisèrent.

Le Premier-Né ne répondit pas. C'était inutile. Darotân avait remporté sa lutte interne, il était en pleine possession de ses moyens, inébranlable, déterminé.


Et la première chose qu'il fit, sans prévenir, vif comme l'éclair, fut d'assommer violemment Hama. Pour être sûr qu'il ne lui vienne pas à l'esprit d'aider Arcân.

Darotân commença d'invoquer la Lumière pour se renforcer. Mais Arcân lui chopa le crâne en un éclair d'une de ses gigantesques mains et le balança comme s'il s'était agi d'un fétu de paille. Le paladin alla heurter violemment le mur de l'autre côté de la grotte, à cinq mètres de hauteur – resta encastré quelques secondes puis tomba lourdement.

Sans arme, sans armure et très affaibli, mon maître n'avait pas l'intention de laisser le paladin utiliser sa magie. Sans perdre une seconde et sans me lancer le moindre regard, il vint arracher ma chemise et s'en faire des bandages de fortune sur les deux avant-bras. Son sang avait beaucoup coulé. Les chaînes avaient pénétré trop profondément la chair.

Il fondit aussitôt sur le corps de Darotân, qui avait repris ses incantations fortifiantes. Ce dernier parvint à bloquer de sa masse le poing titanesque qui allait s'abattre sur sa tête, mais Arcân enchaîna sur un coup de sabot dans le ventre. Le paladin, le souffle coupé, retourna s'encastrer dans le mur. L'empreinte du sabot sur le plastron était profonde de plusieurs centimètres. La force du Premier-Né, même éreintée, restait surnaturelle.

Arcân saisit la masse et la tira violemment à lui. Mais – il s'en étonna – Darotân, malgré le choc, la tenait toujours fermement, et il ne lâcha pas prise. Mieux, il leva la main gauche et balança d'un cri un sort d'immobilisation. Arcân déploya une force monumentale pour – une nouvelle fois ! – contraindre physiquement un sort. Darotân ne manifesta pas de surprise, et avec un sang-froid que rien ne pouvait plus émousser, renchérit sur le premier sort par un second. Alors il dégagea sa masse de la grande main figée, l'imprégna de Lumière d'un geste – elle flamboya – et l'abattit sur le torse du Premier-Né.

L'effet fut impressionnant. Le colossal Sans-Lumière fut violemment projeté à son tour, tant la charge de puissance que Darotân avait ajoutée à son coup était grande. Celui-ci marcha vers le corps étendu à une quinzaine de mètres de lui. Ses yeux brillaient comme jamais. Je frissonnai. Darotân n'avait aucune expression particulière. Il avait le regard du Juste. Il puisait sa force dans une conviction que rien dans l'Univers ne pouvait faire plier. Je compris enfin pourquoi tous s'accordaient à dire qu'il serait le prochain Champion de notre peuple. Pour la simple et bonne raison que la Lumière est d'autant plus puissante que la foi de son dépositaire est grande et sans tache. Je ne pourrais m'exprimer sur sa foi, mais ce que je sentais à ce moment-là, c'était que la détermination de Darotân et sa confiance en son pouvoir étaient au-delà du mesurable. Quand il résolvait ses conflits internes ; quand dans son âme régnait en maître absolu son fameux Troisième Œil, son esprit alternatif ; quand il n'avait plus de principes, mais était lui-même ses principes ; n'avait plus de volonté, mais était la volonté incarnée – alors, il était virtuellement invincible.


Il avait décidé qu'Arcân était un démon. Donc Arcân devait mourir. De fait, à ce moment précis, lorsqu'il avança vers mon maître étendu, il s'immobilisa, vissa ses yeux dans ceux, toujours figés, du Premier-Né, et tenta de l'exorciser, de le renvoyer – mais le sort n'eut aucun effet. Et l'idée ne lui vint pas à l'esprit qu'il pouvait s'être trompé. Pas une seconde. Il constata simplement le fait.

L'immobilisation magique s'estompa brusquement et plus tôt que prévu ; Arcân l'avait très probablement brisée, je ne sais comment ; ces deux êtres avaient en commun de pouvoir réaliser l'irréalisable grâce à leur indéfectible volonté – en cela ils se rapprochaient des dieux. Le paladin n'eut pas le temps de réagir. Le Sans-Lumière lui saisit la taille d'une main et de l'autre lui décocha une droite qui n'allait pas manquer de réduire sa tête en bouillie. Mais le poing s'écrasa sur une barrière surpuissante. Darotân, le visage toujours dépourvu d'expression, venait de s'entourer d'un bouclier de Lumière. Il riposta immédiatement en balançant un rayon de Lumière dans la tête d'Arcân, qui en eut l'esprit brouillé, fut aveuglé mais ne lâcha pas prise. Le paladin réagit dans la seconde en abattant de toute ses forces sa masse sur le bras du Sans-Lumière.

Les bandages se déchirèrent et le sang recommença à couler en abondance. Arcân eut mal. Il desserra sa prise sous la douleur. Il balança l'autre main mais une masse vint avec une vitesse prodigieuse se carrer dans sa mâchoire, trouant la joue, brisant quelques dents et le propulsant à l'autre bout de la grotte cristalline avec une onde de choc luminescente qui troubla sur son passage l'éclat des murs.

Darotân venait de donner un coup formidable. Je l'observais. La Lumière le recouvrait d'une nappe étincelante. Ses yeux flamboyaient maintenant comme deux étoiles. Il n'était plus un dræneï, mais une espèce d'incarnation de quelque concept. Une divinité du Bien, un phare dans la Nuit.

Un grondement terrifiant se fit entendre du côté d'Arcân. Si Darotân était la Justice, le Sans-Lumière était la Colère.

« TU VAS PAYER, DAROTAN ! »


Il fit un bond si rapide et puissant, que du point d'impact il atterrit directement aux côtés du paladin, le temps de cligner de l'œil. Il lui saisit une jambe, le souleva tel un hochet et le fracassa contre le mur comme on bat un tapis. Le paladin n'eut que le temps de lever les bras devant lui pour protéger son visage.

Arcân devint une bête enragée. Il martela le mur avec sa victime, encore, et encore, et encore, et les coups étaient si puissants, qu'un météore semblait s'abattre sur la paroi à chaque choc. C'étaient de véritables déflagrations. Malgré que le cristal se soit régénéré magiquement et qu'il ait retrouvé une solidité à toute épreuve, un cratère se forma peu à peu dans le roc couleur de sang.

J'assistais à un combat digne du début des âges. Les deux combattants manifestaient une force et une endurance que je n'aurais pas imaginées avant de les voir. Je n'aurais pas tenu une seule seconde contre n'importe lequel des deux.

Car le bouclier de Lumière protégeait toujours Darotân malgré ces coups d'un autre temps. Arcân rugit, balança violemment le paladin au sol, leva la jambe droite et abattit son sabot.

Le coup était si terrible que Darotân disparut dans le sol, complètement encastré. Le Premier-Né martela furieusement le corps. Un nouveau cratère se forma à mesure. Le cristal s'émietta, les murs s'inclinèrent, le sol s'affaissa.

Arcân prit une grande inspiration et réunit tout ce qui lui restait de force dans un ultime coup de sabot.


Un séisme sauvage ébranla le noyau du vaisseau et l'Exodar tout entier. Les cristaux glissèrent doucement les uns contre les autres, s'entassèrent en bloc plus serré, s'imbriquèrent de façon plus étroite. Tout trembla. Les murs penchés et le plafond s'émiettant menaçaient de s'écrouler sur nous. Scène d'apocalypse. Les deux combattants mettaient tout le peuple en danger.

Sous le sabot d'Arcân un flot de Lumière se mit à sourdre. Il sourit et fit un pas en arrière. Le bouclier achevait de se briser. Toute la grotte fut illuminée pendant de longues secondes. C'était déjà la troisième fois que Le Premier-Né brisait physiquement de la magie. Il saisit le paladin par le haut de son plastron et le souleva en riant aux éclats.

Le sang continuait de couler de son avant-bras. Il en avait perdu énormément depuis le début de cet affrontement titanesque.

Arcân saisit le paladin par la tête et arracha en jubilant le plastron comme on épluche un oignon. Darotân ne réagit pas, les paupières à demi abaissées, sonné par les chocs inhumains qu'il avait encaissés. Il n'avait toujours pas lâché sa masse. Il trouva la force de lever son bras gauche devant son visage.

« ADIEU », fit le Sans-Lumière. Et il bourra le torse du paladin d'un coup de poing certes affaibli, mais qui aurait suffi pour décimer un rang complet d'une armée. Les yeux de Darotân s'exorbitèrent ; un flot de sang et de substances indistinctes jaillit de sa bouche ; il alla s'écraser comme un insecte contre une paroi, réduisant tout un pan de mur en miettes écarlates – qui s'abattirent sur lui en fine pluie. Le poing d'Arcân était littéralement inscrit dans son torse ; on voyait distinctement l'empreinte des phalanges dans la cage thoracique et l'abdomen ; par ce coup les entrailles et les os du paladin avaient été réduits instantanément en bouillie. Personne ne pouvait survivre à cela.

Le Sans-Lumière soudain défaillit et manqua de tomber. Il réalisa enfin qu'il avait perdu une énorme quantité de sang. Comme il avait déjà déchiré ma chemise, il alla ôter sans ménagement celle d'Hama – qui était toujours inconsciente – s'assit et se fit un garrot de toute urgence. Je le sentis épuisé – plus par le sang perdu que par le combat. Sa peau s'était tellement éclaircie qu'elle était presque blanche.


Mais il y eut un mouvement du côté des débris.

Arcân fronça les sourcils. Moi, depuis le début de ce combat, je n'en finissais pas de repousser les frontières de ce que je considérais comme possible.

Darotân se leva et marcha tranquillement vers mon maître. Pendant que ce dernier se faisait un garrot, le paladin s'était complètement régénéré. Comment avait-il survécu ? Comment avait-il pu ne pas même perdre conscience sous le choc ? Où avait-il puisé la volonté ? D'où tirait-il sa force ? Sa peau scintillait. Il respirait la puissance. Il ne montrait pas le moindre signe de fatigue. Il était frais comme à la première minute de l'affrontement. Il avait même quelque chose de plus. De grandes ailes… Des ailes de Lumière étaient apparues dans son dos. Chacun de ses pas produisait une onde de choc lumineuse qui faisait littéralement onduler le sol. Il était l'ange de la Mort.

Je compris enfin. Darotân n'utilisait plus la Lumière. Il était la Lumière.

C'était donc là toute l'étendue de son pouvoir. Plus il se révélait, plus je comprenais pourquoi il était déjà presque vénéré par les autres disciples de Kalten, pourquoi les hauts cercles faisaient reposer une partie de l'avenir de notre peuple sur ses épaules. A tous égards, Darotân était habité. Il était invincible. Il était l'Elu de la Lumière. Un avatar du Destin.

Je sentis un regard sur moi. Mes yeux rencontrèrent ceux d'Arcân. Je ne le voyais même plus distinctement tant mes yeux pleuraient. Mon maître… Il était impossible qu'il meure.


« T'inquiète, Stropo, fit-il d'une voix adoucie, et l'air goguenard comme jamais. Fais comme moi, regrette rien. Tu sais, j'aurai profité à fond, je me serai bien éclaté. »

Il se leva de toute sa hauteur en se tournant vers Darotân et bondit sur lui.

Le coup de masse fut fulgurant. Et triple. La vitesse des trois mouvements approcha de l'instantanéité absolue – je vis seulement l'air vibrer autour du paladin. Les impacts furent précis et impitoyables. Le premier coup pénétra comme du beurre le corps de khorium d'Arcân, brisa les côtes du flanc gauche, réduisit le poumon en bouillie ; le second fit définitivement voler en éclats la mâchoire ; le troisième et dernier explosa la tempe gauche et souleva la moitié de la boîte cranienne.

Le corps d'Arcân sous le choc bascula en arrière en plein vol, et s'effondra mollement sur le dos. Darotân leva sa masse. Celle-ci était tellement imprégnée de puissance qu'elle semblait flotter et trembler, mais de fait c'était son aura qui faisait frissonner l'espace à son contact.

Lorsqu'elle s'abattit, elle pénétra la colossale poitrine – qui s'affaissa dans un fracas retentissant d'os et de chair de métal – et écrasa le grand et millénaire cœur, un des premiers cœurs qui battirent dans l'Univers.

Je crois que j'ai crié et me suis assourdi. Mes larmes noyèrent définitivement ma vision. Je n'eus plus que la douleur. Je ne pus plus que nier la réalité. C'était impossible. Arcân ne pouvait pas mourir. Pas lui. C'était si absurde. S'il n'y avait pas eu ces maudites chaînes, ce maudit lien, s'il avait eu une arme, une armure… Arcân était le seul vrai Champion de notre race. Il était celui dont le nom résonnait dans l'Univers depuis cent mille ans, celui qui avait décimé des millions de démons, celui qui avait blessé le Titan Noir. Il était le Dieu de la Guerre et le Dieu de la Vie. Non, il ne pouvait pas être mort ainsi. Pas en se faisant prendre pour un démon par un apprenti paladin, dans le vaisseau qui était sur le point de nous offrir un nouveau monde. C'était la plus grande injustice qu'une race ait jamais connue.


Et au fond de moi, ce qui provoquait réellement ma douleur sans fin et me rongeait l'âme d'infinies morsures, au-delà des considérations sur cette absurdité et cette injustice, ce qui rendait mes larmes amères et torturait de mille aiguilles de souffrance mon cœur suffoquant, c'était la perte d'un maître qui représentait et construisait mon univers depuis mon enfance, et que j'aimais comme jamais un fils n'a aimé son père.


Quand je repris conscience, Darotân n'était plus là. Il y avait Nuraam, qui, accroupi, l'air surexcité, tenait le maudit bocal. Il avait les cernes de ceux qui ne peuvent plus dormir. Il n'avait pas encore commis son crime, mais l'acide de la culpabilité le rongeait déjà. Le teint fiévreux, il leva les yeux vers moi avec un sourire nerveux.

Le corps d'Arcân n'était plus là. Mais son sang épais et noir recouvrait le sol, en flaques et longues traînées. Des larmes coulèrent de nouveau sur mes joues.

« Deux jours et demi avant l'atterrissage, Stropovitch. J'avais ordre d'attendre que tu sois conscient. Ne me juge pas, je ne suis que le bourreau. C'est Darotân qui a rendu la sentence ».

Lamentable excuse d'un lamentable assassin.


Il prit en tremblant une des trois chenilles.

Je ne sus que me figer comme une pierre, le souffle coupé. Les plus grandes terreurs sont muettes.

Il était si fébrile qu'il l'écrasa entre ses doigts.

« Merde », lâcha-t-il, la gorge nouée par l'angoisse.

Il en pinça une deuxième avec toute la délicatesse dont il était capable à ce moment – brutalement. Je priai désespérément pour qu'il l'écrase de même. Mais, sentant que ses tremblements allaient la tuer, il la lança sur mes jambes. Elle se colla à mon mollet droit.

A ce contact je fus saisi de convulsions violentes, et manquai perdre connaissance.


Nuraam soupira en fermant les yeux. Il se retourna – incapable d'observer – et s'assit à terre.

Je sentis la bête commencer de me pénétrer la peau. La panique amplifiait mes sensations. Raidi, pleurant toutes les larmes de mon corps, je ne pus qu'écouter Nuraam, qui se lança dans un long monologue – certainement pour couvrir les gémissements que je lâchais malgré moi.

Il me raconta que Runuur et lui avaient rejoint la partie habitée du vaisseau au moment où Arcân se libérait de son lien. L'Exodar n'avait pas tardé à trembler. Velen était allé immédiatement demander à O'ros ce qui se passait. Ce dernier ne put que dire que ces secousses provenaient du cœur de l'Exodar – les auras magiques surpuissantes des cristaux brouillaient toute tentative de détection à distance, on ne pouvait en savoir plus.

Les Naarus, Velen et le Conseil décidèrent donc sur-le-champ d'aller se rendre compte par eux-mêmes des événements. Dans le vaisseau, les regards reflétaient la résignation douloureuse. La certitude que le destin s'acharnait une nouvelle et dernière fois sur leur race, pour l'éteindre à jamais. Un désastre dans la salle des cristaux signifiait la mort générale, sans espoir de salut. Les dræneïs de tous les âges, immobiles soudain comme des allégories du désespoir, regardèrent, muets, le groupe de vénérables traverser la foule et se diriger vers le noyau.

« J'étais loin d'être le dernier à avoir peur, confessa Nuraam. Je joignis ma prière à celle de mon peuple. Spontanément, c'est le Prophète que nous priâmes, davantage que les Naarus. »

Au moment où j'écris, j'imagine parfaitement la scène. Velen marchait devant. Il avait sûrement l'air des moments fatidiques. Ses yeux avaient vu des millénaires de souffrance. Il dégageait sous leurs formes les plus pures tout à la fois la bonté et la tristesse. Il était notre seul Dieu, notre seul Guide. En cet instant, je le sais, il n'avait pas l'air déterminé, combattif ou rassurant. Il était le réceptacle de toutes les émotions. Il était la représentation du Peuple Martyr. Bonté et tristesse. Faites chair.


Quand les Naarus et le Conseil ouvrirent, devant tous, la porte du gigantesque cœur du vaisseau, ils ne virent d'abord que la lumière rouge. Puis, se découpant, une ombre. Qui avançait.

L'instant dut être fantastique. Aux yeux de tous, le groupe de vénérables à sa gauche, Darotân apparut, tenant le gigantesque corps d'Arcân dans les bras.

« Il était… recouvert de Lumière, dit Nuraam, la voix tremblante, avec… des espèces d'ailes dans le dos. Nous le reconnûmes à peine. Il était… transfiguré. Avec ce monstre méconnaissable, immense et… terrifiant dans les bras, il ressemblait à une gravure sainte… »

Il resta ainsi debout quelques instants, dans la stupéfaction et la fascination générales. Puis soudain lâcha le corps et tomba à genoux, la Lumière quittant son corps en flocons étincelants qui s'évaporèrent doucement.

Velen alors lui mit une main sur l'épaule et lui demanda – sa voix résonnant dans le vaisseau muet - : « Darotân… que s'est-il passé ? »

Le paladin était exténué. Il leva des yeux fiévreux et déclara, en regardant le peuple :


« Ce que vous voyez n'est autre que le corps d'Arcân le Sans-Lumière ! »

Il y eut des exclamations de stupeur dans la foule. Beaucoup lâchèrent des « Impossible ! Impensable ! » Darotân eut des larmes d'ange.

« C'est un démon, à l'instar d'Archimonde et Kil'Jæden, un espion, un traître, une menace formidable. Il vidait par sa seule force démoniaque les cristaux de leur substance. Exilés ! Il voulait notre mort à tous, et je l'ai vaincu ».

Le Conseil resta interdit. Le peuple eut le souffle coupé par la révélation. Puis quelques exclamations fusèrent – « Darotân le Champion ! », « Grâce te soit rendue, héros ! », « Que les Naarus te bénissent, fierté de notre race ! » – qui en entraînèrent d'autres, et en quelques secondes, l'Exodar s'emplit d'un concert assourdissant d'acclamations à la gloire de Darotân.

Mais la voix de Velen parvient à couvrir tout autre son. Et à le faire cesser.

« Il s'agit en effet d'Arcân. Mais ce n'est pas un démon. C'est un Premier-Né, créé par un dieu sur Argus il y a plus de cent mille ans. Il est un des fondateurs de notre race ».


La foule et le paladin en demeurèrent incrédules. De même que le Conseil, qui l'ignorait.

« Maintenant que le danger semble écarté, je demande à tous de retourner à leurs occupations et devoirs. Le Conseil et moi allons enquêter. Darotân, suis-nous. Gardes, apportez le corps d'Arcân dans la salle du Conseil ».

Tous s'exécutèrent.

« Les gens ont débattu sec, fit Nuraam. Personne ne doutait des bonnes intentions de Darotân, ça non. Et puis Arcân n'avait rien à faire dans la salle des cristaux, surtout sous cette forme… C'étaient avant tout la nature et les intentions réelles de ce…   “Premier-Né”  qui n'étaient pas claires dans les esprits. »

Ceci dit le contexte jouait en défaveur d'Arcân. D'abord, le Conseil, une fois réuni, dut admettre très rapidement que le Sans-Lumière ne pouvait en l'état être ramené à la vie. Son cœur et son encéphale étaient irrémédiablement atteints. Evénement rarissime, la lueur des yeux du Prophète s'assombrit alors, à ce qu'on rapporte. Le Premier-Né était pour lui un ami depuis plus de vingt mille ans. Mais son goût pour la solitude et la tranquillité ne l'avait pas rapproché de beaucoup d'autres. Velen fut le seul à éprouver une peine sincère et profonde. Le dernier à ôter ses mains vénérables du corps inerte d'une des plus grandes – et des plus inconnues – gloires de notre race.

Ensuite, Darotân n'avait jamais expliqué sa haine pour le maître d'armes à quiconque, sauf à Hama et ses deux amis. Pas par calcul ou prévoyance, mais parce qu'il ne fréquentait, à part Nuraam et Runuur, que d'autres maîtres et d'éminents membres du Conseil ou de la Main, avec qui il avait des sujets de conversation plus élevés et, pour ainsi dire, plus appropriés. De fait, il n'avait créé dans sa pyramide la catégorie « êtres nocifs » qu'à l'occasion de la scène de l'infirmerie, en constatant la « corruption » d'Hama ; il nous y avait placés Arcân et moi, et n'avait plus fait dès lors que songer à sa vengeance justicière – et donc à surveiller ses propos.


Enfin, le Conseil connaissait bien Darotân. Ils le savaient orgueilleux, certes, et certains lui pardonnaient même ce travers, parce qu'il était en droit de se sentir supérieur. Il l'était. A un futur héros l'assurance, la confiance en soi, la conscience de sa valeur sont nécessaires. Mais donc ils savaient également qu'il était pénétré des meilleurs principes. Il était inconcevable que le paladin ait conçu le moindre complot ou mensonge. Et de fait ils ne se trompaient pas ! Certes le paladin avait pensé agir pour le bien de son peuple et la Justice en projetant de nous faire souffrir et mourir mon maître et moi, mais ce que les Conseillers et l'ensemble des dræneïs ignoraient, en plus de la teneur exacte de ce projet, c'était que Darotân les voyait comme des aveugles, péchant par négligence et insouciance, et qu'il avait pris la décision, douloureuse mais nécessaire, de leur mentir, de les abuser, pour faire triompher cette même Justice !

Nuraam n'avait pas assisté à la réunion entre Darotân, le Conseil et la Main d'Argus. Mais il savait. « Velen et les Naarus, surtout O'ros, lisent dans les cœurs, mais pas dans les pensées. Ils ne pouvaient pas connaître son plan ni ce qu'il pensait d'eux. Mais ils ont senti que Darotân avait le cœur pur, qu'il ne pensait qu'à l'instauration de la Justice. Ils ont perçu son intimité avec la Lumière. Ils ont constaté que Darotân était très sincèrement perturbé d'apprendre qu'Arcân n'était pas un démon. Il en était convaincu, absolument. Il devenait impossible de douter de ses bonnes intentions. Et inutile de se demander s'il avait manigancé quoi que ce soit. Sonder son âme suffisait à lui faire pleinement confiance ».

Je ne pouvais croire que Velen, cet être infiniment sage, avait été dupé. C'était inconcevable. Je commençais à peine à comprendre que Darotân avait été totalement, absolument, radicalement sincère dans ses discours. Un livre ouvert. Il s'était réellement convaincu au plus haut point du bien-fondé de ses actes. C'était la source de sa force divine.
J'avais senti tout le long du récit la chenille se creuser très lentement et imperturbablement un chemin dans ma chair. Elle saisit alors un nerf. Je hurlai en sentant distinctement chaque micropatte se poser sur la fibre et s'y fixer. Elle commença sa marche lente mais assurée, où je pouvais percevoir chaque mouvement, chaque étape des mécanismes de déplacement et de préhension. Cette douleur, cette horreur sont indescriptibles. J'entendais toujours distinctement la voix de Nuraam, et m'y accrochais désespérément, pour rester conscient, garder une accroche dans la réalité, une distraction minimale.

« Et moi aussi je me fie, je me voue à lui ! s'exclama-t-il soudain. Darotân n'est pas mauvais. Il est l'être le plus clairvoyant et le plus juste de notre peuple. Il dépassera les Naarus en sagesse, si ce n'est déjà le cas. C'est pour cela que je le suivrai toujours, même si je ne suis pas encore capable de comprendre toutes ses décisions – il regardait, soudain triste, le bocal contenant la dernière chenille. Aujourd'hui, son cœur a été éprouvé par Velen, les Naarus et tous les vieillards les plus vénérables de notre peuple. C'est un jour exceptionnel. Cela nous a prouvé à Runuur et moi, qui étions plongés dans les affres du doute, qu'il était digne d'être notre Guide ; et incité l'ensemble du peuple à le considérer comme tel. J'ai l'espoir qu'il succèdera un jour à Velen. Alors une nouvelle ère commencera. Une ère glorieuse ».

Les Naarus avaient sondé la salle des cristaux.


« Manque de bol pour vous, rit Nuraam, ce cristal a absorbé la quasi-totalité de l'énergie libérée. Cette concentration arcanique empêche quiconque de vous détecter de l'extérieur. Si ce cristal était demeuré vide, les Naarus vous auraient repérés immédiatement. A croire parfois au destin ! Car s'ils ont pu constater quelque chose en revanche, c'est qu'il y avait effectivement eu un désastre au niveau des cristaux. Il y a des résidus arcaniques partout, le noyau s'est effondré sur lui-même. Seule la force d'Arcân a pu causer cela, Velen le sait ».

Alors le Prophète a failli. Son cœur lui criait que son vieil ami le Sans-Lumière n'avait pu faire une chose pareille, mais il resta du côté de la raison – du côté de Darotân. Il réunit une nouvelle fois le peuple et parla, le paladin à sa droite – toujours bouleversé, ne pouvant croire s'être trompé sur la nature du Premier-Né. Velen regretta chacun de ses mots après les avoir prononcés, et en garda dans la gorge une amertume pénétrante.

« Dræneïs ! Je ne sais pourquoi ni comment, mais le Sans-Lumière a commis un acte insensé, en vidant un des cristaux principaux de sa substance. Je ne sais s'il était devenu fou, s'il voulait tester sa force ; je n'ai aucune explication qui satisfasse mon cœur. Selon toute apparence, Darotân a réagi avec une rapidité exemplaire, en utilisant un artefact de téléportation. Ce qui est sûr et certifié par O'ros et le Conseil ici réunis, c'est que Darotân l'a tué en pensant sauver notre peuple, et c'est peut-être bien le cas. Ceci dit, il a accompli sans conteste un exploit formidable, étonnant, prodigieux, qui confirme les espoirs que le Conseil a placés en lui. Nous réfléchirons d'ici demain à une récompense digne de cet acte glorieux. En attendant, il mérite vos acclamations ».

En cette période où tous les nerfs étaient tendus comme des cordes de violons, où vibrait dans les cœurs l'attente insoutenable de la nouvelle patrie, où chaque émotion voyait son intensité décuplée par un enthousiasme irrésistible, ce ne furent pas des acclamations qui répondirent à la demande de Velen, mais une joie démente, équivalente à celle qui s'était déchaînée lors de l'annonce du nouveau monde.

En entendant la vague de clameurs enfler et se faire raz-de-marée, Darotân, glorifié soudain par la déferlante sonore, sursauta ; ses yeux hagards considérèrent la foule ; cela le libéra. C'était la première fois qu'il devait reconnaître s'être trompé, mais c'était cette erreur qui l'avait délivré de son statut de futur champion. Il était dorénavant pleinement le Champion. Il était advenu.

La chenille sectionna, au niveau du genou, un petit nerf qui formait une branche de celui qu'elle parcourait. Je m'égosillai et perdis conscience.


Une main gantée de plaques m'éveilla d'une série de baffes musclées.

Darotân. La douleur…

« Ta peine est de souffrir, pas de demeurer inconscient, vaurien ».

La netteté et l'intensité de mes sensations brouillèrent de nouveau mon esprit.

« Il reste à peine plus de deux jours, donc c'est maintenant ou jamais pour commencer le supplice de ta compagne de décrépitude, enfin, si elle le mérite. Nuraam, surveille-le. Ne le laisse plus s'évanouir, entends-tu ? »


Hama. Elle n'eut aucune réaction. Elle gardait les yeux baissés, le regard… terne. Je fus saisi d'une grande angoisse. Depuis le début de notre captivité, elle plongeait de plus en plus profondément dans la démence. Mon impuissance me rendait fou. J'aurais tant voulu avoir la force de mon maître, être capable de la sauver. Mais ma fébrilité ne m'arrachait que des cris étranglés de déni et de rage amère.

Le paladin s'arrêta devant le torse, dénudé par Arcân, d'Hama. La sueur produite par ses moments d'agitation forcenée perlait sur le galbe des seins, faisait luire sa peau bleu marine, douce comme le satin. Sa blessure à l'arcade sourcilière avait été rouverte par le coup de Darotân au début de son affrontement avec le Sans-Lumière. Le sang avait abondamment coulé, en un filet épais qui avait contourné l'ovale parfait de son visage, ondulé légèrement en parcourant le torse en son milieu, et imbibé le haut de son pantalon ample d'exercice, jusqu'à l'entrejambe, qui gouttait encore alors que la plaie s'était refermée.

Le paladin, les yeux écarquillés, demeura un instant interdit devant ce spectacle, qui le fascinait de la beauté et de la sensualité d'un corps martyr.

Il ferma les yeux, se concentra. Il les rouvrit, et passa nerveusement un châle, apporté exprès, autour du torse d'Hama, qu'il enroula maladroitement et fixa avec une épingle.

Il souffla, reprit contenance. Il saisit le bocal contenant la dernière chenille que lui tendait Nuraam et l'agita sous le nez de sa victime.

« Hama ! »


Elle ne vit rien. Elle était plongée dans quelque état de conscience second, dans une torpeur qui coupait ses connexions avec l'extérieur.

Darotân lui saisit le menton, lui redressa la tête et lui vissa les yeux dans les siens.

« Hama, réponds-moi si tu veux être sauvée ».

Le regard terne retrouva un peu de clarté. Des larmes coulèrent doucement sur ses joues.

« Je vois que tu m'entends. Parfait. Hama… je confesse ma faiblesse, je n'ai que du déplaisir à te maintenir captive ».

Il la considéra avec… compassion. Je m'entendis geindre. La douleur irradiait de ma cuisse dans toute ma jambe. C'était insoutenable. Mais seul le sort d'Hama m'importait et me faisait garder conscience.


« Regarde ! fit-il, triomphant, en me désignant. Ton corrupteur souffre mille morts. Il geint comme une petite fille, il n'a aucune force d'âme, aucune dignité. Pourtant, il ne comprendra
que demain le sens du mot douleur. Il devrait me remercier pour cela. Il mourra fortifié moralement et conscient de sa valeur. Mais toi, tu ne mérites pas ce sort ».

Elle lança un long regard implorant à Darotân. Personne ne pouvait résister à une détresse si intense.

Il ferma les yeux un instant, se concentra, les rouvrit. Il résista.

« Hama… reprit-il, si tu te repens de tes péchés et promets solennellement de ne jamais révéler ce qui s'est passé dans ce cristal, je te libère. Je ne peux pas supporter plus longtemps que ces chaînes indignes t'entravent. Je ne peux me convaincre que tu aies été irrémédiablement dépravée. Dis-moi que tu te repens, Hama, dis-moi que tu me… que tu reviendras dans le droit chemin ».

Ils échangèrent des regards tristes. Darotân ôta un gant et caressa la joue de celle qu'il aimait. Sa voix devint douce et tendre.


« Je vois de la peine dans tes yeux. Regrettes-tu, Hama ? Je t'en supplie, donne-moi espoir.
— Je… »

Darotân et moi nous pendîmes à ses lèvres, avides d'un mot qui puisse nous rassurer, lui sur ses propres espoirs, moi sur l'état de mon aimée.

« Je regrette… »

Les yeux du paladin s'embuèrent d'émotion.

« Je regrette tant – elle pleura de plus belle –, c'est à cause de moi que… – un sanglot l'interrompit – que ce dément a décidé de te faire souffrir, Stropovitch, mon amour… »


Darotân tomba à genoux, la tête dans les mains.

Elle s'abandonna à des pleurs amers.

J'aurais tant voulu parler. J'avais tant à lui dire… mais il n'aurait jamais existé assez de mots, ni d'assez forts, pour l'exprimer.

Je me distrayai un instant de ma douleur formidable et tirai comme un fou sur mes liens. Mais je ne fis que m'endolorir les muscles. La rage née du sentiment d'impuissance, et le désespoir le plus profond, alliés à la souffrance suraigüe, me firent littéralement imploser. Une crise, mais que je sentis plus physique, organique, que mentale – une déchirure. Et je les vis. Les veines noires affleurer sur ma peau. J'eus peur. Alors la douleur s'engouffra dans la déchirure et je ne fus plus que son jouet hurlant.

Dans un éclair de conscience je remarquai que les deux paladins avaient disparu. Puis je sombrai à nouveau.


Quelque part dans la nuit, une serre. Un pilon. Une vrille, qui me saisit à la base de la queue, et s'enfonça en vibrant dans ma colonne. Une douleur indicible. Une irradiation foudroyante. Mes muscles se crispèrent en bloc, la moindre fibre se contracta à l'extrême. Mes yeux s'exorbitèrent. Il me fut impossible d'émettre le moindre cri. Je me mis à haleter à un rythme dément à travers mes dents serrées.

Mon corps fut parcouru de convulsions violentes, que je ne pouvais contrôler. Je me heurtai brutalement la tête contre la paroi à m'en étourdir, fendant le cuir chevelu, inondant mes cheveux de sang. Je lacérai les paumes de mes mains de mes ongles. Je me déchirai les poignets et les chevilles sur les liens. Je m'enfonçai les dents dans les gencives.

Je ne vis plus rien, n'entendis plus rien. Je perdis toute notion de temps et d'espace. Je n'eus plus ni souvenirs ni pensées. Je fus douleur.

Le supplice ultime. Les gouffres sans fond de la souffrance. Mon cerveau vibra, chaque sensation y parvenant comme un claquement de fouet sur la chair à vif, le fouillant de mille tenailles chauffées à blanc, disséquant sans fin les lambeaux épars de ma conscience, écorchant mon âme et entretenant les plaies de myriades de fines pinces cruelles.

Je sentis des millions de clous pénétrer chaque pore de ma peau, s'appuyer sur chaque millimètre de nerf, et jouer une partition démoniaque, infiniment rapide, infiniment élaborée, virtuose, douée d'irrésistibles envolées passionnées, de thèmes sans cesse enrichis, détournés, déroulant à l'envi mille variantes, les alternant ou les superposant en symphonies tartaréennes de souffrance paroxystique.

Alors, après l'éternité, il y eut une note plus profonde et grave que tous les sons de l'univers qui résonnent sans fin dans l'espace. Une note au-delà de la souffrance qui fit trembler les fondations de mon âme. Et qui ouvrit une porte. Alors, l'infini s'affina, le tourment eut un terme.


Et j'ouvris les yeux. Je ne sentais plus rien. J'étais absolument calme. Quelque chose en moi s'était éveillé, et observait par mes yeux. Je vis le sol. Je ne pouvais pas lever la tête. Mon corps était mou, réduit à une masse de chair amorphe.


Un bruit étrange de glissement éthéré… deux personnes passant des portails de téléportation.

« Regarde, Nuraam – la voix de Darotân –, c'est le moment fatidique. Après une quarantaine d'heures, la chenille atteint le cerveau et pond ses œufs. D'ici quelques instants, ils écloront et les larves dévoreront voracement son encéphale. Nous arrivons pour le sursis, pour l'heure de la rédemption – avant d'assister à la mort de celui qui n'aurait jamais dû naître ».

Un silence.

« Allez, lève-lui la tête avec ce que nous avons préparé, je veux qu'il nous regarde dans les yeux durant son agonie. Nous allons atterrir dans moins d'une heure, faisons vite – je dois être aux premières loges. Je veux savoir si Stropovitch a compris qu'il n'était qu'une misérable petite chose, une goutte de chair sans intérêt dans un univers trop vaste et trop noble pour lui – bien indigne de fouler notre nouvelle patrie ».


Nuraam m'ajusta sur le cou une minerve, renforcée par une plaque de métal qui prenait appui sur ma poitrine pour soutenir mon menton. Mon regard se dirigea immédiatement vers Hama. Elle avait pendant deux jours subi le spectacle de mon supplice. Son châle était imbibé du torrent de larmes qu'elle avait versé. Elle avait atteint les limites de l'abattement et du désespoir. Mais elle était saine et sauve. Il n'avait pas eu le cœur de la torturer. J'étais pleinement rassuré. Alors je pus visser mes yeux dans ceux de Darotân. Je me sentais parfaitement bien. J'aurais souri, si je l'avais pu.

« Excellent, fit-il, radieux. La plupart de ses nerfs sont détruits mais il lui en reste suffisamment pour continuer de vivre et d'être conscient. Cette chenille est vraiment formidable. Tu ne trouves pas, Stropovitch ? Allez, regarde-moi avec l'humilité et le respect qui me sont dus. Velen et le Conseil ont décidé de la récompense à m'attribuer pour mon acte. Devant toi se tient désormais un Commandant de la Main d'Argus. Ce n'est pas suffisant pour être membre du Conseil mais c'est un immense honneur – mérité toutefois. »

Il sourit en observant mes bras et mes jambes.

« Je vois qu'Hama a persisté à te soigner en continu pendant que tu te déchirais la peau sur les chaînes. C'est parfait, cela a prolongé tes souffrances et assuré ta survie. J'aurais été contrarié qu'elle te laisse mourir avant cet instant. Car c'est maintenant que ton supplice va prendre tout son sens, maintenant que tu peux prier et te repentir avant la fin – sans quoi tant de tourments auraient été inutiles ».

Je jetai un œil à Hama. Elle me supplia du regard. De lui pardonner. Elle regrettait de n'avoir pu se résoudre à me laisser périr. Si seulement j'avais pu lui dire que tout allait bien… Elle n'aurait pas commis cette erreur fatale.

« Darotân… », gémit-elle.


Il se retourna vivement.

« Je ne veux pas qu'il meure… Je le refuse, je… si tu veux… au moment d'atterrir… Stropovitch et moi partirons… loin… tu ne subiras plus notre présence, je t'en supplie, délivre-le, nous ne corromprons plus personne, nous… nous exilerons ».

Elle se remit à pleurer abondamment. Il n'y a rien de plus douloureux pour notre peuple que l'idée de l'exil. C'est parce que nous le portons dans nos cœurs telle une plaie à vif, c'est parce que l'exil est notre nom et notre histoire, que nous ne pouvons l'évoquer sans ressentir dans nos entrailles l'écho de nos anciennes souffrances, de celles de nos pères et des pères de nos pères.

« C'est hors de question, fit Darotân d'un air pincé. L'existence même de Stropovitch est une honte et un déshonneur pour notre race, une souillure. Crois-tu que je vous laisserai impunément aller faire des bâtards ailleurs, créer une sous-race, que je permettrai une descendance, fût-elle cachée, à Stropovi… »

Darotân s'interrompit et pâlit. J'eus un funeste pressentiment.

Il regardait le ventre d'Hama.


Une angoisse nous saisit, elle et moi. Nuraam eut peur de comprendre et trembla de nervosité.

Il s'approcha lentement d'elle.

« Et si… et s'il était déjà trop tard… » murmura-t-il.

Il ôta son gant droit et posa la main sur le ventre d'Hama, doigt après doigt, l'air paniqué par une éventualité fatale, une hypothèse terrible, une probabilité terrifiante.

« Arrête… » gémit-elle.

Il ferma les yeux et se concentra. Une fine pellicule de Lumière apparut entre sa main et la peau. Il sondait.


Hama fermait les yeux elle aussi, pleurant toujours. Je pense qu'elle priait.

« NON ! » hurla soudain Darotân en ouvrant des yeux fous et en reculant vivement. « NON ! »

Il tomba à genoux et pleura. Je doute qu'il versa des larmes plus d'une fois durant son existence.

Nuraam ne savait que faire. Il observait, bouche bée, incrédule, son Guide se livrer au désespoir.

« Non… dois-je donc la tuer… » lâcha-t-il encore entre deux sanglots.

Ces pleurs furent de courte durée. Il ferma les yeux, y appuya des doigts nerveux en se plaquant la main sur le visage, et soupira. Profondément. Un soupir par lequel on se débarrasse de ses sentiments ; par lequel on se vide de substance. Il se releva et rouvrit les yeux. Raffermi.


« Je l'ai senti… , fit-il, calmement, en regardant Hama. Minuscule, imperceptible, encore invisible pour des yeux mortels… Mais je l'ai trouvé, car le don héréditaire des Naarus est déjà inscrit en lui… Ton enfant ! La déchéance de la race est déjà en marche ».

Le son que produisit Hama tenait plus du râle d'agonie que du gémissement. Sa détresse n'en finissait jamais de repousser les limites de l'insoutenable.

La révélation que j'étais père ne me fit aucun effet particulier. C'était le sort d'Hama qui m'importait. J'observais Darotân. Comme Arcân avait fait. Comme si j'étais capable de me libérer au moment opportun. Sans pouvoir expliquer pourquoi, je me sentais en mesure de le faire. Alors même que je ne pouvais plus bouger. Une étrange puissance m'irriguait.

Darotân se mit à faire les cent pas, en proie à un problème insoluble qu'il étudia à haute voix – et en parlant très vite.

« Il faut, soit tuer l'enfant seul, soit la mère. De préférence, épargner Hama. Comment donc tuer l'enfant. Physiquement ou magiquement. Magiquement, je ne suis pas capable de le faire, pas plus que Nuraam ou Runuur, car minuscule au point d'être invisible. Physiquement, même problème. Il n'est absolument pas formé, trop petit pour être atteint par une lame ».

Hama, muette, fixait le paladin, terrorisée, tremblante.


Il s'immobilisa soudain, fit une moue. Il avait une solution, mais qui ne le satisfaisait pas, ou qui exigeait trop de lui. Il murmura.

« Je ne suis pas obligé de planter la lame avec précision… Je peux fouiller les entrailles, lacérer la matrice, et soigner partiellement, en surface, pour éviter de perdre Hama. Mais il faudra soigner la matrice si je veux qu'elle puisse porter d'autres enfants… Après plusieurs heures peut-être. Ou une lacération exhaustive et minutieuse avec des soins continus pour soutenir. Nuraam, dit-il à voix haute, passe-moi ton épée ».

Le concerné s'exécuta, pâle, hésitant.

Darotân décrocha sa masse de son dos, la saisit à une main, près du poids, et, l'épée dans l'autre, s'approcha d'Hama, qui émettait des « Non ! » étranglés en cascade, en pleine crise de panique.

« Hama, dit-il pour se donner du courage, je ne vais pas te tuer. Fais-moi confiance. Je vais seulement m'assurer avant l'atterrissage que cet enfant ne naîtra jamais. Car je ne peux me résoudre à te faire périr, même si je n'ai toujours pas décidé de la façon dont j'allais t'empêcher de me nuire. L'opération sera longue et délicate, car je ne peux pas me permettre la moindre probabilité d'échec. Pour que tu ne souffres pas et ne tente pas de t'interposer à l'aide de tes pouvoirs, je t'assommerai autant de fois qu'il le faudra. Courage. C'est absolument nécessaire ».

Sa main se serra sur le manche de la masse. Il s'apprêtait à réduire en charpie les entrailles de son aimée tout en tentant de la maintenir en vie. Il hésitait. Hama continuait à psalmodier des supplications inaudibles. Je guettai, avec une concentration extrême.


Il fit un dernier pas vers elle, leva la masse… Je sentis mes muscles frémir, alors que je ne pouvais normalement plus bouger. Mon corps était baigné d'une grande chaleur.

Un bruit étrange de glissement éthéré… Runuur apparut, un grand coffret orange sous le bras. Il écarquilla les yeux. « Il fait chaud ici », lâcha-t-il.

Darotân se tourna vers lui. « Un problème ?

— Je ne sais pas encore à quel point c'en est un, Commandant Darotân. J'ai trouvé ceci dissimulé dans la chambre de Stropovitch ».

Il ouvrit le coffret, révélant les deux lames noires marbrées de rouge – dégainées.

« Leur aura maléfique est impressionnante. C'est de l'Ombre à l'état pur, Commandant, aucun doute à ce sujet ».


Hama me lança un regard incompréhensif, inquiet.

Darotân les examina, fasciné. Il raccrocha sa masse dans son dos, rendit son épée à Nuraam. Il approcha lentement la main des lames, les yeux s'écarquillant à mesure.

« Attention, Commandant, dit Runuur, bouleversé. Je les ai touchées moi-même et… on dirait qu'elles parlent dans notre esprit. Enfin je veux dire… elles saisissent l'âme, si on n'y prend pas garde. Elles corrompent tout ce qu'elles touchent. Ce sont des artefacts maléfiques d'une puissance incroyable, Commandant, il n'y a aucune comparaison entre ces épées et les artefacts utilisés par Kalten pour nous entraîner à la détection du mal ».

Darotân recula la main et se tourna vers moi en souriant.

« Tu les as obtenues d'Arcân, n'est-ce pas ? Elles sont une preuve du danger qu'il représentait pour notre peuple. Posséder de tels germes de corruption, pure folie ! La sentence a été rendue, mais de nouveaux éléments viennent aggraver votre culpabilité ».

Il les effleura des doigts. Un frisson le parcourut.


« Oui, sans conteste, quelle puissance… De l'Ombre brute. Susceptible d'ôter la vie en un instant à tout être qu'elle blesse – ou même touche – qui n'ait pas la force d'âme de lui résister… »

Il s'immobilisa à nouveau, ouvrant grand les yeux.

Encore un funeste pressentiment.

« Runuur, fit-il d'une voix fébrile, tu viens de m'apporter une solution parfaite ».

Il saisit soudain les deux lames par la garde et ferma les yeux. Il fut parcouru de longs frissons.

« Quelle sensation… soupira-t-il. Ces épées sont impitoyables. Mais je domine leur aura ».


Il rouvrit les yeux, qui reflétèrent un calme souverain mais aussi une certaine exaltation. Runuur et Nuraam prirent des mines perplexes et inquiètes.

Darotân s'approcha d'Hama. Elle comprit. Elle hurla en s'agitant frénétiquement.

« Je vais corrompre momentanément ta chair, Hama ! Et ce faisant, détruire le germe de vie que ton ventre contient ! Je te purifierai une fois que ce sera accompli ».

En un éclair, je sentis venir le désastre. Les lames influençaient les âmes hésitantes ou chagrines. Mais le cas d'Hama était extrême. Elle avait sombré dans tous les abîmes depuis le début de sa captivité. Elle avait vu la mort de nombreuses fois, l'avait même souhaitée. Elle avait éprouvé les pires terreurs, celles qui éparpillent les consciences et brisent les esprits. Elle avait vécu tous les doutes, tous les paradoxes. Elle avait arpenté durant de longues heures sans sommeil les frontières de la démence. Elle avait subi pendant près de deux jours le spectacle de mon supplice infernal, sa détresse et son malheur amplifiés à l'infini par son amour. Elle avait pleuré plus de larmes que certains n'en versent en une vie. Elle n'était ni éveillée ni endormie, ni consciente ni inconsciente, la moindre de ses pensées était floue et indistincte. Les mots se tordaient dans son esprit, jouets d'un désespoir si profond, qu'il était devenu bien plus qu'un sentiment, avait vaincu la raison, n'avait pas laissé à cette dernière la moindre retraite. Les fondements de son âme s'étaient effondrés, il ne régnait plus en elle qu'indécision, instabilité, folie et cauchemars. Ces épées n'allaient pas seulement l'influencer. Elles allaient trouver en elle l'hôte idéal, parfait, l'esprit le plus affaibli et impuissant qui soit. Elles allaient la posséder toute entière en quelques instants.

Et le temps que Darotân comprenne qu'il ne pourrait pas la ramener, il serait cent fois trop tard.

Ma poitrine s'enflamma soudain. Un fleuve ardent coula dans mes veines. Je sentis de longs frissons de puissance me parcourir.


Darotân planta sèchement, jusqu'à la garde, les épées dans le ventre d'Hama – les lâcha et recula vivement, dans un sursaut effrayé et excité tout à la fois.

Elle hurla à nous assourdir. C'était le cri pur d'une âme qui se déchire. Un cri surnaturel. Un cri d'outre-tombe.

Les lames émirent un bruit horrible. Un ignoble bruit de succion. Elles se gavaient de l'être d'Hama, qui s'abandonnait tout entière à leur voracité. En un instant une tache apparut sur le ventre de satin, si noire qu'on la voyait sous le châle et le pantalon, dont elle flétrissait et assombrissait le tissu – ombre qui s'étala très vite ; et ses plaies se mirent à émettre une lente fumée noire.

Darotân posa une main sur elle et se concentra. Ses sourcils frémirent. L'ombre continua de s'étendre, très vite, jusqu'à recouvrir la peau des seins aux genoux. Le visage d'Hama reflétait la souffrance dans son expression la plus absolue, immobile, les yeux exorbités, la bouche ouverte, le souffle coupé. Il maîtrisa sa panique et s'investit corps et âme. Sa main rayonna d'une Lumière pure et intense.

Je sentis le feu me régénérer. Un pilier de lave emplit ma colonne vertébrale. Mes muscles se reconnectèrent à mon cerveau, en bloc. Un vent ardent tourbillonna dans ma tête – j'entendis nettement la chenille crépiter. Un bien-être exaltant m'envahit.

Les épées, gloutonnes, continuaient leur bruyante orgie. L'ombre s'étendait désormais jusqu'au cou d'Hama. Darotân ouvrit les yeux, et cette fois paniqua. Il saisit les deux lames et tira. Mais il ne fit que secouer le corps. Les épées étaient déjà liées à elle, elles ne faisaient plus qu'un. Il eut une expression désespérée ; et se résigna à les arracher coûte que coûte. Il tira du plus fort qu'il put. Mais les poignées glissèrent et il tomba à la renverse. Elles émettaient elles-mêmes une fumée noire. Elles devenaient peu à peu vaporeuses, empêchant d'exercer sur elles une pression suffisante pour les désolidariser d'Hama.


« Commandant ! cria Nuraam, qui avait détaché ses yeux du spectacle pour connaître l'origine de la chaleur qui les faisait suer, Stropovitch s'agite ! Il… a les veines qui apparaissent de partout et…
— Aidez-moi ! Purifions-la ! » hurla Darotân éperdu.

Hama émit un nouveau cri, mais qui se mua en râle, de plus en plus grave et sonore, comme si le son était déformé progressivement par une distorsion magique.

Les trois paladins apposèrent leurs mains sur elle, dont tout le corps désormais exhalait de la fumée noire en abondance. Ils sentirent qu'elle devenait de plus en plus légère. Ils firent appel à toute l'étendue de leurs pouvoirs. Elle fut assaillie par un flot de magie sacrée – complètement inutile. Les lames, insatiables, achevèrent de se mêler à Hama, de la posséder – elles disparurent en elle.

Je ne parvenais pas à éprouver de sentiment particulier en la voyant se dissoudre dans l'Ombre. La chose derrière mes yeux bloquait mes pensées.

« Je ne peux pas voir ça », lâcha Darotân. Son visage était défiguré par le remords, l'impuissance, le désespoir. Le malheur le submergeait. Il devait en fin de compte se résigner à perdre son amour. Ce qu'il faisait assez bien, somme toute. « Il n'y avait de toute façon pas d'autre solution, murmura-t-il, infiniment triste, en contemplant les arabesques formées lentement par la fumée ténébreuse et chatoyante. Elle m'aurait nui si elle avait vécu ». Il geignit. « Ce spectacle m'est insoutenable ». Il invoqua un portail, tout en me regardant, mélancolique.


« S'il reste quelque chose d'elle après sa mort, faites tout disparaître. Et ne vous inquiétez pas pour Stropovitch, ajouta-t-il d'une voix faible et terne – dépassionnée –, toutes les réactions étranges de son corps sont provoquées par les larves qui lui dévorent l'encéphale… » Il passa le vortex.

Je pus tourner la tête. Je vis, ou plutôt la chose qui regardait par mes yeux vit, ma peau mauve foncé virant lentement vers le rouge, les veines noires. Je vis aussi, recouvrant les chaînes comme une glu, une lueur rougeoyante – le lien magique qui les imprégnait ; voilà qu'il apparaissait et luisait, ce qui signifiait qu'il luttait. La chaleur que je dégageais était magique. Elle pouvait briser les liens.

La chose derrière mes yeux me fit ouvrir la bouche et souffler longuement en direction de mon poignet droit. Le lien brilla de mille feux, s'affinant progressivement – avant de s'estomper. Ma peau n'avait pas brûlé. La chose me fit tourner la tête et souffler de même sur mon poignet gauche. Il ne restait plus que les chaînes, chauffées à blanc, attachées au mur.

Mon regard revint aux paladins, qui, baignant dans leur sueur, observaient, impuissants, abattus, le corps devenu immatériel d'Hama, qui flottait devant eux, essence de ténèbres. Tandis que je brisais mes chaînes, mon amour s'évaporait doucement. Et disparut.

Mon doux, mon tendre, mon fabuleux amour.

Elle avait été engloutie. Effacée.


C'est à ce moment que la chose prit le contrôle total de mon corps. Je ne me souviens pas de ce que j'ai fait.

Parfois dans mes cauchemars des visions me reviennent, brèves, violentes. Le crâne de Nuraam qui craque dans ma main, libérant des flots de sang et de la bouillie d'encéphale. Le cœur de Runuur arraché à mains nues de sa poitrine sanguinolente. D'énormes cristaux volant en éclats, que dis-je, des montagnes de débris de cristaux. Le rayonnement de mille soleils. Le sol qui se dérobe sous mes sabots. Des parois de vaisseau éventrées à coups de poing. De la poussière rouge s'éparpillant dans le ciel en grandes nuées étincelantes. La sensation de chute. Le noir.


Lorsque j'ouvris les yeux, je me redressai tout de suite. J'étais allongé au milieu d'une longue rangée d'autres personnes étendues. Des cadavres, des blessés et des dræneïs encore inconscients, à perte de vue. Des prêtres rescapés passaient dans les rangs pour soigner voire ramener ceux qui pouvaient encore l'être – tandis que d'autres survivants indemnes apportaient sans cesse de nouveaux corps. Qu'ils étendaient sur… de l'herbe. J'en restai incrédule, fasciné. D'immenses débris de vaisseau partout. Je dus me rendre à l'évidence. Nous nous étions écrasés. Je fus partagé entre une immense joie d'être sur notre nouveau monde et une immense inquiétude sur le sort de notre peuple.

Je ne méditai pas longtemps sur la question, car mes derniers souvenirs me revinrent brutalement. Je sentis les racines de mes cheveux se raidir et de la sueur froide couvrir mon front. Sans doute… oui, sans aucun doute. C'était moi qui avais causé ce désastre. Je fis comme une crise d'angoisse. Je me pris la tête dans les mains, suffoquant, le cœur douloureusement serré comme écrasé entre mes côtes. Mon regard errait sur les milliers de corps étendus. Je reconnus le cadavre désarticulé d'Ondraïev à ma droite. Cette vision me fut insoutenable. Je me levai, enjambai, courus – je ne me fis pas la remarque sur le moment, mais je n'avais rien, pas la moindre écorchure, pas la moindre bosse ou contusion.


Je restai longtemps accroupi, le dos appuyé contre un arbre dans la forêt de l'île. Je n'avais pas de pensées particulières. Les mots et les images se bousculaient dans mon esprit, mais ne se fixaient pas. Je ressentais plus que je ne pensais, et il s'agissait de peur et d'angoisse. Irréfléchies. Inexpugnables.


Je ne parvenais toujours pas à éprouver de sentiments particuliers à propos de la disparition d'Hama. Ce souvenir était insaisissable, il glissait, fugace. J'étais en plein déni de réalité. Je n'y pensais pas car il n'y avait rien à penser. Ce qui me torturait, en revanche, c'était que j'avais tué des centaines de dræneïs. Les anciens comme les jeunes, les parents comme les enfants, les maîtres comme les élèves, indistinctement, j'avais causé la perte d'un grand nombre d'entre eux. C'était inavouable. Et l'idée était insupportable. Je ne pouvais pas assumer cet acte.

Le soir tombait quand une nouvelle impulsion me fit courir vers le champ de victimes – au milieu duquel se dressait Velen, inamovible statue, inébranlable tristesse du peuple martyr, monolithe de souffrance sur fond de crépuscule. Mais aussi immortel symbole d'espoir, dressé sur le sol de notre nouvelle patrie. A ce moment, cependant, sa vue ne m'inspira que terreur.

Nos regards se croisèrent. Je ne pouvais soutenir le sien. Je courus encore.

Au détour d'une dune, une plage et un bateau. Je tombai nez à nez dans ma course avec des pirates humains – c'était la première fois que j'en voyais. Ils débarquaient, sûrement d'une île ou d'un rivage proche, attirés par l'explosion. Plus exactement le capitaine, les yeux étincelants, dévoré de curiosité, d'enthousiasme, de goût du mystère et d'espoir de butin, avait certainement dû obliger ses hommes à embarquer au plus vite, car manifestement l'équipage ne partageait pas son excitation. Les pirates étaient hésitants, inquiets, nerveux. Ils hurlèrent à ma vue – ma frayeur égala bien la leur. Seul le capitaine me mit en joue et m'expédia dans les ténèbres de l'inconscience d'un coup de fusil.

Commença une longue série de voyages et d'aventures diverses, toujours sanglantes, qui me firent, au terme de mon périple, m'établir comme mercenaire dans les contrées humaines.

J'appris plus tard qu'une aile de l'Exodar était demeurée intacte, bien que profondément fichée dans le sol, et constituait notre refuge en ce monde, sur lequel Velen et O'ros veillaient. Diverses rumeurs coururent sur les raisons de la chute, mais aucune ne mentionnait de démon. J'en conclus que tout s'était passé trop vite pour que quiconque ait eu le temps de comprendre. Ou que le Conseil avait choisi le silence.


Le souvenir d'Hama me plongea dans nombre de soirs et de nuits passés à pleurer amèrement ou à me figer dans un désespoir absolu, un désespoir concret et suintant, liqueur noire générant une ivresse particulière, qui fit de moi le tueur le plus impitoyable, le plus sûr et le plus rapide, et réputé comme tel.

Pour moi tout ce temps passé comme mercenaire était de l'entraînement. Je devais devenir fort. Mon maître m'avait dit qu'il me faudrait encore un ou deux ans d'exercice. Je m'appliquai, recherchai les défis. Dont le plus excitant me fut proposé par un certain Jack, un jour, en Marche de l'Ouest.

Je le jure solennellement sur ce papier, je tuerai le démoniste qui a implanté ce fléau en moi et m'a fait tuer des centaines de mes frères et sœurs. Et je le jure solennellement également, un jour que je ne peux prédire, quand le moment sera venu, je tuerai Darotân. Quand j'aurai sa tête tranchée dans mes mains, maître, quand je vous aurai vengé, alors je crierai votre nom à la face des étoiles, et l'univers résonnera longtemps des échos de ma voix ; et je le sais, en entendant ce nom, tous les démons de tous les abysses connus et inconnus frémiront.

Chapitre 16

La brume créée par Thiwwina n'en finissait pas de se dissiper. Elle se déplaça lentement vers la grande hutte, noyant les dizaines de gangr'orcs qui en gardaient l'entrée dans des lambeaux de brouillard fantasmatiques, tout prêts à donner à la réalité des airs de cauchemar.

Ils entendirent le léger crépitement de la barricade qui s'envolait en fines cendres sous le souffle de Stropovitch. Puis virent se découper sa sombre silhouette, progressivement, avançant lentement. Et ses deux yeux flamboyants, lourds de menaces. Son aura était celle d'une puissance brute, massive, imposante. L'atmosphère en était chargée, alourdie. Les gangr'orcs, leurs mouvements soudain ralentis, se mirent en position de combat pour l'accueillir. Tandis que le dræneï approchait, ils avaient de plus en plus chaud. Ils se mirent à suer abondamment.

Leur instinct leur dit que ce qui venait n'était pas mortel.


Un ordre fut crié.

La silhouette fut criblée de dizaines de lances et de flèches.

Stropovitch put se protéger le visage de ses bras. Les projectiles rebondirent sur les plaques de l'armure.

Il gronda. Les cœurs frémirent. Les mains tremblantes eurent des difficultés à empenner une seconde volée de flèches.

Il fondit sur eux. Ils crurent subir l'assaut d'une armée. Il enfonça leurs lignes avec l'impact d'un troupeau de sabots-fourchus lancés au galop. Il ferrailla de ses épées chauffées à blanc, avec une vivacité surnaturelle. Les lames furent parées, les membres volèrent, les chairs fumèrent, les cerveaux furent cuits dans les crânes, les cœurs dans les poitrines. Des cris de souffrance aigüe, mêlés à des râles d'agonie.

Les gangr'orcs tinrent bon. Ils le cernèrent étroitement de leurs guerriers les plus carapaçonnés, tandis que d'autres, en arrière, les bras levés, tentaient de l'empaler de leurs lances. Stropovitch eut beau se démener, son torse et son dos furent transpercés, libérant d'épais filets de sang fumant. A son contact, les lances s'enflammaient, et les lames conduisaient la chaleur, brûlant les mains qui les tenaient.


Enragé, il grêla de coups de poing et de sabot les guerriers qui l'entouraient. Les chocs sur les armures lourdes étaient tels, que les orcs étaient projetés sur plusieurs mètres en entraînant les lignes arrières, et s'affaissaient, sonnés, de profondes empreintes fumantes sur les plastrons et les casques. Stropovitch se libéra ainsi de son encerclement, en renversant ses adversaires, par groupes entiers. Puis il prit une grande inspiration.

Et souffla, en tournant lentement sur lui-même. Tous les orcs proches furent réduits en cendres dans leurs armures, lesquelles flamboyèrent et fondirent partiellement.

Il se tourna vers la hutte. Tous les orcs qui faisaient face au dræneï fuirent à l'intérieur. Les autres se regroupèrent dans son dos, attendant qu'il pénètre dans le bâtiment pour clore l'entrée de leurs corps.

Ceux-là entendirent d'autres pas derrière eux. Ils se retournèrent lentement, un pressentiment leur glaçant le sang. Une autre silhouette se découpait dans la brume, mais brillante. D'autres yeux, mais lumineux. Une autre aura de puissance, mais sereine et infinie.

Après le Démon venait l'Ange.


« Soldat Joannes Bluemill ! » cria le Commandant Trollbane.

Le paladin sursauta. Il n'avait cessé de fixer la brume.

« Oui, mon Commandant ?
— Les troupes sont-elles prêtes à repartir à l'assaut ? »

Joannes s'ébahit. Ce n'était pas à lui, simple soldat, que le Commandant était censé demander cela. Mais manifestement, la grâce dans laquelle il baignait depuis Kil'Sorrow était déjà connue de tous. Si le Commandant s'adressait à lui, c'était parce que si Joannes ne pouvait pas secourir davantage ses compagnons d'armes, c'était nécessairement qu'il n'y avait rien de plus à faire.

« J'ai fait mon possible, mon Commandant.

— Parfait ! Nous repartons donc ». Il hurla des ordres. Les hommes se préparèrent. « Dites-moi soldat Bluemill, qu'est-ce qui vous rend si songeur ? ajouta-t-il en suivant le regard du paladin. Vous percevez des mouvements étranges de ce côté ?
— Ce n'est pas exactement cela, mon Commandant, bredouilla Joannes. J'ai… le pressentiment que nous ne devrions pas y aller.
— Et pourquoi cela ? demanda Danath intrigué, prenant le sentiment au sérieux.
— Quelque chose qui ne concerne pas les mortels va se produire, murmura le paladin. Les orcs comme notre armée vont être pris et emportés.
— Soit, fit Danath, l'air sombre. Je vous crois sur parole, soldat, mais j'ai une mission et dois faire le nécessaire pour la mener à bien. Vous avez ma parole que je ferai se replier les troupes à la moindre menace sérieuse. Rejoignez vos rangs et faites votre devoir, comme vous en avez l'habitude.
— A vos ordres, mon Commandant ».

Joannes s'exécuta, ne pouvant s'empêcher de lancer de longs regards pensifs en direction de la brume. Il y sentait la présence de deux puissances opposées, toutes deux aussi destructrices. Capables de les engloutir tous dans un chaos qui n'aurait pas d'issue.


Stropovitch, haletant, affaibli par ses blessures, sentit le feu l'envahir. Il mit un genou à terre, et geignit tandis qu'une chape de flammes régénératrices l'enveloppait. Elles le soulageaient de ses souffrances – et en produisaient d'autres plus grandes. Les blessures se refermèrent, et les flammes s'éteignirent, laissant le dræneï harassé de douleur.

Un choc métallique surpuissant – un orc l'effleura en coup de vent. Il volait, éparpillant sur sa trajectoire des morceaux d'armure tordus. Le corps alla s'écraser à l'intérieur de la hutte, dans la brume. A en juger par le bruit, il avait traversé un ou deux murs.

Le guerrier se releva et se retourna, fronçant les sourcils.

Derrière lui, Darotân se dressait au milieu d'une dizaine de corps inertes. L'affrontement n'avait fait aucun bruit. Le démon était entouré de métal fondu et de chair brûlée à l'odeur âcre ; et l'ange, de corps intacts, aux visages sereins – pacifiés –, gisant sur un sol consacré et lumineux. Leurs regards se rencontrèrent.

« Déjà fatigué, Stropovitch ? tonna le paladin, saisi d'un enthousiasme terrible. Je t'ai envoyé le dernier pour te réveiller ! Les autres, je me suis contenté de les juger ! Regarde ! » Il désigna les corps à ses pieds et leurs visages béats. Une âme faible mourait à sa seule présence, s'il le souhaitait.

Sa peau claire étincelait doucement. Son regard était exalté.


« Depuis le temps que j'attendais ce moment ! Tu te révèles enfin ! »

Il s'esclaffa.

« Ces flammes ! Ces yeux ! Cette aura ! Un DEMON ! »

Il sourit exagérément.

« C'était donc bien toi ! Ces traces de puissance démoniaque sur les débris du vaisseau ! Velen savait, et l'a caché ! C'est toi qui as tué des milliers d'innocents ! Qui a compromis la survie de ton propre peuple ! »

Il rit de plus belle. Avec un frisson extatique. Un rire dément.


C'est toi qui l'as réveillé en moi…

Le froncement de sourcils de Stropovitch s'accentua. Son regard se chargea de haine. Quelque chose gronda en lui. Ses sens s'aiguisèrent. Il sentit que le paladin, en percevant le démon en lui comme il avait cru le voir chez Arcân, était entré de nouveau dans une frénésie sainte, une transe justicière, celle-là même qui lui avait permis de vaincre le Premier-Né, qui faisait de lui l'Invincible, le Champion.

« Moi, je savais déjà que tu devais être éradiqué – il jubilait. Mais les autres ne savaient pas, ne voulaient pas voir qui tu étais. Maintenant je peux enfin te tuer ! Sans que personne n'ait à y redire ! Entends-tu, Stropovitch ? Ils arrivent ! »

En effet, le bruit sourd et métallique d'une armée en marche. Les Alliés reprenaient l'offensive.

« Ils seront témoins du triomphe de la Lumière sur le Mal ! cria-t-il en empoignant sa masse, qui s'imprégna d'une Lumière encore plus intense, plus puissante que ce jour-là contre Arcân. Il est temps de rejoindre ton maître dans les abysses des Sans-Lumière, Stropovitch ! »


Les mains du guerrier se serrèrent sur les gardes de ses lames. Ses dents grincèrent. Ses yeux lancèrent de longues flammes.

Tu as tué Arcân.

« J'ai fait une promesse, Stropovitch ! hurla le paladin. Je suis la Main de la Justice ! Je suis le Purificateur ! Je vais débarrasser l'Univers de celui qui est maculé du sang de sa propre race ! D'un démon qui n'aurait jamais dû voir le jour ! La Lumière, Stropovitch ! La Lumière te renverra enfin au Néant distordu ! »

Il ajouta en murmurant, comme malgré lui – l'air halluciné : « Et tu vas payer pour Hama… Pour l'avoir corrompue, et m'avoir obligé à la tuer. »

T'avoir obligé…


Le guerrier courut vers Darotân. Ou plus exactement, il fondit sur lui, à une vitesse inconcevable. Ses traits étaient déformés par la rage. Des veines noires étaient apparues en bloc sur sa peau mauve. Comme en réponse, la peau du paladin se marbra de rigoles étincelantes, comme si son corps n'était plus que Lumière pure.

Darotân sourit, sûr de la victoire, heureux à l'avance de l'accomplissement de sa vengeance et de la Justice – et en même temps, profondément, absolument, infiniment triste.


Accroupi sur le toit tendu de cuir, dissimulé parmi les lambeaux nébuleux de la brume mélancolique, Farôn, l'œil étincelant tel celui d'un tigre devant sa proie, avait tout regardé et écouté. Ses mains étaient étroitement serrées sur les poignées de ses dagues. Mais, chose exceptionnelle, il avait la gorge nouée.

Réfléchis, Stropovitch. Tu étais stratège, mesuré, respectueux de ton adversaire. Ta rage est inutile. Tu ne peux vaincre par la puissance, car celle de Darotân est infinie. Réfléchis !

Le regard de l'elfe se voila. Il n'était pas censé avoir de telles pensées. Il ne devait avoir comme unique volonté que d'accomplir sa mission. La seule, la vraie, l'unique mission, celle qu'Elle lui avait donnée. Il avait prévu d'organiser cette rencontre le soir même à l'extérieur du Bastion, mais le destin en avait voulu autrement. Tant mieux. Il ne devait pas souhaiter que Stropovitch demeure celui qu'il était. Au contraire. Depuis le début, Son désir était que le Seigneur renaisse. Le corps et l'âme du dræneï-hôte seraient ce faisant consumés dans un feu de fin des âges.


Farôn ne devait vouloir que Lui plaire. Pourquoi donc ce nœud dans ses entrailles ?


Tout se passa le temps d'un clin d'œil.

Stropovitch devina à peine le mouvement. Emporté par sa course, il baissa la tête et leva ses épées croisées, accueillant le manche de la masse juste en-dessous du poids.

Le paladin fut surpris de cette parade.

Les lames glissèrent le long du manche, tout en le déviant en direction du sol.


Arrivé au corps-à-corps, le guerrier décroisa les épées, libérant la masse, et balança les pointes en direction de la gorge de Darotân.

Lequel les accueillit de la main gauche, qu'il avait ôtée du manche. Les lames crissèrent entre les doigts gantés.

Le paladin écarquilla les yeux sous l'assaut, une soudaine sueur froide perlant à son front.

Son bras droit balança la masse en direction de la tête de Stropovitch. Lequel retira violemment ses épées, s'accroupit pour éviter le coup, et fit bondir de nouveau ses pointes, en direction de l'aine du paladin, un des rares endroits accessibles à travers une armure de plaques.

Mais, voyant l'esquive, Darotân avait bloqué de la main gauche, libérée des lames, le manche de la masse dans sa trajectoire : il l'abattit sur le crâne du guerrier – qui, coupé dans son élan, dut poser les mains à terre pour ne pas s'étendre.

Une main fit pivot. La masse décrivit un fugace cercle lumineux dans l'air. Stropovitch n'eut que le temps d'envoyer les mains, au moment où le poids arrivait par en-dessous pour le percuter au niveau du menton.


Il fut projeté en hauteur, à dix mètres du sol. Il était parvenu à ne pas lâcher ses épées.

Le paladin ferma les yeux, prit une grande inspiration. La puissance irradiait ses membres.

Il tourna sur lui-même violemment. La masse accueillit le guerrier dans sa chute, en pleine poitrine. Le coup était surnaturel. L'impact fit un bruit de détonation, et produisit une onde de choc qui fit frémir la terre.

Le corps de Stropovitch fut propulsé dans la hutte. Il traversa deux murs, fit son entrée à la vitesse d'un missile dans la grande salle, où il renversa comme des quilles des dizaines de gangr'orcs qui s'y étaient massés. Pour finalement pulvériser le trône du chef – un grand siège renforcé d'os – et s'encastrer la tête la première dans un grand et ovale bouclier doré, finement ciselé, qui ornait le mur derrière.


Le frémissement du sol et la détonation éveillèrent Thiwwina, qui avait été dissimulée par Farôn dans une faille du terrain. Elle ouvrit des yeux ensommeillés.


« Qu'est-ce que… »

Elle sentit l'atmosphère chargée, alourdie d'une aura magique exceptionnelle, divine. Il était pénible ne serait-ce que de bouger le bras. L'air vibrait d'une puissance démesurée mais contenue, annonciateur d'un désastre imminent, d'une libération de pouvoirs dévastateurs. Ses sensations se précisèrent. Deux auras. Dont une qu'elle pensait reconnaître. Qu'elle avait déjà sentie avant de mourir à Kil'Sorrow.

Elle ouvrit de grands yeux. « Mazette… lâcha-t-elle. C'est pas bon ça, pas bon du tout, oh non… »

Elle se releva à grand'peine, en soufflant, et se dirigea à petits pas vers l'entrée de la forteresse – Farôn avait rabaissé la grille.

« Pas bon, non… Stropo qui veut encore me voler la vedette, c'est pas du zeu ça ».

Elle ne put s'empêcher d'être inquiète. Un guerrier dræneï n'était pas censé rayonner d'une telle puissance. « Ze sais pas ce qu'il a fait comme bêtise, fit-elle, la mine boudeuse, mais il a pas intérêt à me refaire le coup, de crever pendant un souette voyaze… »


Réfléchir…

Stropovitch avait encaissé et gardé conscience. Le plastron avait gardé l'empreinte de tous les détails de la masse ouvragée de Darotân, mais le torse du guerrier était aussi endurci par les années d'entraînement que l'armure elle-même. Il sentit une gêne. La cage thoracique avait été enfoncée. Deux ou trois côtes étaient brisées.

Il ne parvenait pas à reprendre son souffle, qui avait été coupé par le choc. Sous les yeux ahuris de l'assemblée d'orcs, il retira son visage ensanglanté du bouclier. L'arête du nez était brisée. Les arcades sourcilières, les pommettes et le menton étaient ouverts. La peau des épaules était arrachée sous l'armure.

La rage montait, irrésistible.


Réfléchir…

Il prit appui sur ses jambes flageolantes, suffoquant toujours. Ses genoux étaient meurtris de profondes blessures. Malgré ses efforts, les mots désertaient son esprit. Ses yeux rougeoyèrent de plus belle. Sa peau mauve tira vers le rouge. Il se baissa avec mille peines, ramassa en tremblant ses épées, qui gisaient au pied du mur. Sous ses halètements ardents le sable grésillait et fumait.

Un ordre fut crié. Des dizaines d'orcs armés de pied en cap fondirent sur lui.

Réfléchir !

Il hurla en sentant la vague de flammes l'envahir, emplissant ses veines.


A la seconde où la première ligne d'orcs l'atteignit, les deux épées parcoururent chacune un demi-cercle horizontal fulgurant. Les manches des haches et des masses furent tranchés, des doigts tombèrent au sol, des visages furent privés d'yeux ou de dents, des épées furent éjectées des mains qui les brandissaient.

Les lames revinrent la seconde suivante, au niveau des têtes.

Des boîtes craniennes s'ouvrirent. Des casques volèrent, emportant avec eux des lambeaux de figure. Des flots de sang jaillirent des gorges.

Les assaillants s'immobilisèrent, incrédules. La première ligne avait été réduite en un clin d'œil en ramassis de cadavres et d'infirmes geignants.

Stropovitch, enveloppé de flammes, tomba à genoux, torturé de douleurs aigües. Ses plaies achevèrent de se refermer.

Des ordres hurlés. Les orcs, hésitants, piétinèrent la première ligne anéantie pour l'atteindre.


Soudain, ils furent pris de stupeur. Une chape de Lumière s'étendait sur le sol de la salle, les affectant tous. Darotân apparut par la brèche pratiquée dans le mur, le visage orné de nouveau de son sourire exagéré.

« Tu es si faible, Stropovitch. Regarde ! cria-t-il en désignant la foule stupéfiée, ils attendent le Jugement ! Comme toi ! »

Il empoigna sa masse et commença de faucher les orcs hébétés. Beaucoup tentèrent de se défendre ; on ne pouvait cependant pas l'attaquer, tant sa vivacité et la portée de sa masse étaient grandes ; on ne pouvait qu'essayer de parer son arme ; mais la puissance de ses coups était telle, qu'il désarmait, pliait les lames, tordait les armures, projetait des corps désarticulés à travers les murs, inépuisable, une détonation après l'autre, avec un rire dément devenu inextinguible.

Il avançait vers Stropovitch. Qui se releva lentement, en chancelant.


Des murmures avaient parcouru l'armée quand les premiers échos du duel avaient retenti. Et avaient enflé en rumeur quand l'onde de choc avait fait trembler le sol.


« Halte ! » cria Danath Trollbane.

La brume avait avancé, révélant aux yeux de tous la brèche dans la barricade et les cadavres de gangr'orcs gisant devant la hutte. Certains indemnes. D'autres réduits à l'état de cendres puantes dans des armures informes.

« Qu'est-ce que… » eut à peine le temps de dire Danath.

Puis une série de chocs métalliques surnaturels retentit. Un gangr'orc traversa le toit, visiblement propulsé depuis le sol, des lambeaux d'armure lourde pendant encore lamentablement aux lanières, et alla se fracasser aux pieds du Commandant.

L'armée s'exclama. Des orcs, diversement écrasés selon l'endroit de l'impact, traversaient murs et toit, l'un après l'autre. Un rire dément se fit entendre, qui glaça le sang de tous.

Tous l'avaient reconnu, mais personne n'osait y croire.


Darotân.

« Je veux un volontaire en éclaireur pour aller voir ce que c'est que ce bordel ! cria Trollbane.
— Si vous permettez, mon Commandant… fit Farôn en apparaissant à sa droite – esquivant adroitement au passage une tête d'orc, à moitié réduite en bouillie dans le casque, qui manqua de lui faucher une jambe.
— Vous savez ce qui se passe, sergent-chef Farôn ?
— Le Maréchal Darotân et le soldat Stropovitch s'affrontent, mon Commandant ».

Les visages s'allongèrent. Dans la hutte, le massacre faisait toujours rage, assourdissant.

« Pour quelle raison se battent-ils ? cria Danath. Et ces orcs qui volent, c'est quoi ? »


Farôn hésita. Il fallait qu'il souhaite que le démon se libère – et tous périraient. Mais peut-être y avait-il un espoir…

Une probabilité.

Une probabilité que le guerrier s'en sorte, et là… on le condamnerait à mort.

Ce qui pourrait tout à fait servir Son plan. Mais…

Il se refusait à prendre ce risque.


« Le Maréchal Darotân semble être pris de démence, mon Commandant. Il a pris Stropovitch pour un démon et tue tout ce qui se dresse sur son chemin.
— Bon sang ! Il faut aller le maîtriser !
— Vous n'y parviendrez pas. Ce qui vous attend dans cette hutte est la mort ».

Darotân veut des témoins. Si Stropovitch s'en sort, il ne faut pas qu'on l'ait vu combattre.

Danath se souvint du pressentiment de Joannes. Les yeux de l'elfe étaient durs. Il ne plaisantait pas. Les Alliés blêmirent. La réputation de l'Invincible prenait tout son sens.

« La bataille est gagnée, si je puis me permettre, mon Commandant, ajouta l'elfe. Ces deux combattants ne laisseront ici que ruines.

— Dois-je pour autant laisser mourir un innocent, Farôn ? Je m'y refuse !
— Il ne mourra pas, mon Commandant.
— Bon sang, savez-vous de qui vous parlez ? Connaissez-vous le Maréchal ?
— Oui. Mais, sauf votre respect, je connais aussi le soldat ».

Un frisson – pour certains d'excitation – parcourut l'armée. L'exploit inconcevable de Stropovitch à Kil'Sorrow revint dans les mémoires des membres de l'unité d'élite.

Danath considéra Farôn avec suspicion. Il était anormal qu'un elfe parle autant. Il réfléchit.

Puis le martèlement titanesque prit fin. La hutte était entourée de cadavres désarticulés. Les murs s'effondraient par pans entiers. Le toit ne tenait plus que par miracle. A travers les brèches, les yeux perçurent nettement le flamboiement surnaturel de Darotân. Ils retinrent leur souffle.


Pendant la moisson fantastique du paladin, l'évidence s'était imposée à Stropovitch.

Il faut que je le désarme… Sans masse… il n'est rien.

Toute pensée lui était difficile à former. Un feu cent fois plus puissant que celui qui irriguait déjà ses veines grondait en lui, et il savait qu'il devait le contenir. Il le savait d'instinct. Il sentait qu'il ne devait pas lâcher la bride. Cela requérait toute sa force d'âme, toute sa présence d'esprit. Il se dressait, calme, esquivait les projectiles humanoïdes, balançait même les orcs proches vers le paladin d'un coup de sabot, espérant qu'il s'épuise.

Mais quand Darotân eut fini, souriant, il ne manifestait aucune once de fatigue. Il marcha immédiatement vers le guerrier, d'un pas conquérant, rapide, martelé.


Je peux le faire.

Il rengaina ses lames – les fourreaux fumèrent et crépitèrent –, mit un genou à terre et aiguisa ses sens.

« Tu te résignes déjà ? s'esclaffa Darotân. Soit. Reçois la mort promise ».

La masse vint horizontalement, balancée en direction de la tête. Le choc fut sourd. Aucun corps ne fut projeté. Le paladin écarquilla les yeux, étonné, et ébloui par l'éclat infernal des flammes qu'avait fait jaillir l'impact. Il sentit son arme entraînée par un surplus de poids à son extrémité. L'élan imprimé le fit tourner violemment sur 180°. A demi déséquilibré, il faillit lâcher la masse.

Stropovitch s'était, en un clin d'œil, redressé et tourné de côté, pour accueillir la masse en pleine poitrine. Le choc avait été si puissant qu'il lui avait coupé le souffle, enfoncé encore davantage le plastron dans le torse et fait vomir du sang et des flammes. Mais il avait refermé les bras sur le poids et les mains sur le manche, s'y accrochant désespérément. Le coup l'avait tout de même soulevé de terre, et l'aurait propulsé – avec la masse – si le paladin n'avait tenu bon de son côté. Il avait donc fait un demi-cercle autour de Darotân, et dès que ses sabots effleurèrent de nouveau le sol…

Il n'a pas lâché…

… alors, la peau plus rouge, les yeux plus flamboyants, les veines plus noires que jamais, ses muscles contractés à l'extrême…

Il lâchera.
… il souleva en hurlant la masse et le paladin, leur fit décrire un arc de cercle vertical au-dessus de sa tête, lui-même se retournant dans le mouvement, et abattit de toutes ses forces Darotân sur le sol, tête la première.

Il y eut une secousse de la terre. Il y eut un souffle, qui souleva un brouillard de sable. Il y eut un grondement souterrain. Les piliers et poutres qui formaient l'armature de la hutte s'inclinèrent ou tombèrent. Les murs s'écroulèrent définitivement en poussière. Le plafond s'effondra partiellement. Le toit s'affaissa mais tenait toujours. Le chef de la forteresse et quelques gardes qui s'étaient réfugiés dans les combles churent derrière Stropovitch, dans le cratère formé par le choc – de dix mètres de diamètre et trois de profondeur.

Beaucoup de soldats à l'extérieur perdirent l'équilibre quand le sol trembla. On ne lisait sur les visages qu'incrédulité et fascination.


Gunny franchit en courant l'entrée de la forteresse avec ses hommes, et sourit en voyant l'armée massée devant une hutte effondrée – avant de s'étonner de son immobilité. Soudain, à quelques mètres des derniers rangs, une secousse du sol le fit trébucher. Il tomba en avant, se rattrapant des mains. Il se releva, penaud.

« Grmbl, c'quoi le problème là ?
— Mon Lieutenant-Commandant, répondit un soldat, vous allez pas me croire mais… il semblerait que le Maréchal et Stropovitch se battent… même si on voit rien encore, on dirait qu'ils sont au fond d'un… cratère là.
— Vous vous foutez de ma gueule ? »

Il rejoignit Danath. Les rangs s'écartèrent sur son passage.


Stropovitch tira sur la masse. Les mains de Darotân étaient toujours serrées obstinément dessus.

Le guerrier s'embrasa encore davantage sous l'effet de la rage. Un grondement surnaturel résonna et s'amplifia dans ses entrailles.

Le chef de Zeth'Gor, dans son dos, voyant que leur chute n'avait pas été perçue, intima d'un geste le silence à ses gardes. Il saisit sa francisque démesurée et la leva lentement, pour l'abattre sur la nuque offerte de Stropovitch.

Lequel tira vers lui la masse avec une force inouïe, d'une main, arrachant la tête du paladin du sol – leva un sabot…

Et le décocha dans la figure de Darotân.

Sous le choc, ce dernier, projeté, lâcha enfin le manche, rebondit brutalement sur le sol – ce qui le fit sortir du cratère – et roula encore violemment, brisant des poutres, heurtant des rocs, jusque dans les rangs des Alliés à trente mètres de là, en renversant plusieurs avant d'être arrêté dans sa course.


Stropovitch ne perdit pas une seconde. Il se retourna pour balancer la masse dans le Néant distordu. Le coup de francisque destiné à sa nuque s'abattit ainsi puissamment sur son épaule droite. Sous la surprise, il lâcha à son tour la masse, qui, un début d'élan lui ayant été imprimé, alla fracasser une des rares poutres encore debout.

Saisi d'une grande colère, le guerrier désarma l'orc stupéfait d'un violent coup de poing sur le manche de la hache, lui saisit le crâne de sa grande main, hurla, des flammes jaillissant de ses yeux et même de ses narines, et broya le casque et ce qu'il contenait. Le corps du gagngr'orc s'affala mollement. Un artefact à sa ceinture s'illumina, manifestement prévu pour se déclencher à sa mort. Stropovitch dégaina ses épées et fondit sur les gardes, qu'il égorgea et démembra rageusement.

Quand il se retourna, un immense œil vert lui faisait face, flottant en l'air. Le guerrier fronça les sourcils. Une voix parla dans sa tête.

Oh, je comprends… Je suis censé désormais te tuer, mais si c'est… toi… le meurtrier de Morkh… ça change tout…
— Ça change quoi ?
— As-tu envie de savoir… qui… t'a condamné à te faire engloutir un jour… par le démon qui grandit en ton sein ?



Gunny avait reçu Darotân au moment où il s'affaissait enfin. Il l'observa rapidement. Tous les yeux étaient rivés sur le paladin.

Ils ne virent rien. Darotân était intact. Sa peau était recouverte de Lumière pure. Ses yeux étaient ouverts. Et n'avaient aucune expression.

Le Gardien. L'Œil du Juste. Le bouclier absolu. La puissance infinie.

Il se releva sans effort dans le silence général. Et marcha vers Stropovitch d'un pas égal, mécanique.

Sur son passage, la plupart des soldats, le cœur soudain oppressé, chancelaient, devaient mettre genou à terre, tant son aura était pure et impitoyable. Beaucoup moururent à ses pieds. La panique saisit les Alliés, qui s'écartèrent en masse de Darotân, terrorisés.

Danath observa, songeur, le paladin avancer vers son adversaire. « A première vue, sergent-chef Farôn, lâcha-t-il, le Maréchal ne s'est pas trompé en prenant ledit Stropovitch pour un démon. Ceci dit, j'avoue ne pas bien savoir lequel des deux est présentement le plus dangereux ».


L'elfe n'eut pas de réaction. Il observait le guerrier et l'œil vert – œil qui manifestement évoquait une chose qui ne plaisait pas au dræneï. La chaleur que ce dernier dégageait était telle, que la charpente, malgré qu'elle soit restée à plusieurs mètres de lui, s'enflamma. Le feu atteignit rapidement le toit tendu de peaux.

Si je dois perdre mon âme, je veux que ce démoniste meure avant moi, je veux le voir souffrir.
— Viens donc… au cœur de la Citadelle… je te présenterai à lui…
— Tu me tends un piège. Je viendrai, le déjouerai, et vous tuerai. Tous.
— Très bien… je t'attends… Et à propos de nous tuer… commence donc par cet être à la puissance… intéressante… qui ramasse son arme, là-bas…


L'œil disparut. Stropovitch se retourna d'un bond. Le paladin ramassait sa masse. Il était inexplicablement indemne. Son armure et sa peau brillaient comme jamais. Ses yeux étaient deux astres. Son visage était absolument inexpressif.


Comme ce jour…

Comme le jour où il avait tué Arcân le Sans-Lumière, son maître – son père.

Le sol se craquela sous ses sabots. Une bourrasque de flammes infernales jaillit soudain de son corps, et tourbillonna, s'amplifiant sans cesse, réduisant en fines cendres volatiles ce qui restait de la hutte, engloutissant le paladin – qui ne sourcilla pas, insensible, et marcha vers lui – et dérobant la scène aux yeux des Alliés, qui reculèrent sur ordre de Danath.

Stropovitch tenait ses deux vengeances. Darotân lui faisait face avec sa pleine puissance, dans un duel à mort. Et il savait désormais où trouver le démoniste qui, à l'origine, l'avait maudit, l'avait condamné à toutes les souffrances, toutes les exclusions, tous les cauchemars. Sa joie et sa rage ne connurent plus de limites.

Il vit à travers les flammes tourbillonnantes l'éclat des yeux du paladin avançant, inflexible, vers lui. Et il les vit jaillir. Les ailes. De vastes ailes de Lumière se déployant dans le dos de Darotân. Et il sentit l'aura du Champion tripler encore en puissance, alors qu'elle semblait déjà infinie. Une aura qui oppressa son âme. Et la chose en lui se révolta contre cette force.

La douleur fut terrible. Il hurla. Tandis que la bourrasque émise ne cessait de s'intensifier, il grandit, sa peau devint écarlate, ses veines d'un noir de jais, ses muscles doublèrent de volume. Son armure et ses épées fondirent, coulant sur sa peau. D'étranges pointes blanches transpercèrent de l'intérieur la peau de ses épaules, comme des débuts de cornes.


Le guerrier sentit le démon prendre le contrôle. Il ne parvint plus à éprouver de sentiments particuliers. Comme ce jour-là quand Hama avait disparu, et qu'il la voyait s'évaporer sans en ressentir peine ou désespoir.

Hama… vivre pour elle…

La peur d'être possédé. La peur d'abandonner Hama une seconde fois, plus que la peur de mourir. Cette peur-là envahit son âme et arrêta la libération du démon. Cet arrêt eut dans le corps du dræneï l'effet d'une véritable déflagration. Tandis que son cri résonnait dans le Néant, une onde de choc ardente, produite par une véritable explosion interne, tripla la profondeur et la surface du cratère, projeta tous les Alliés sur dix mètres, abattit les murailles et tout ce qui tenait encore debout, et fit onduler le sol jusqu'au Bastion, en une puissante secousse sismique.

Seul Darotân, parvenu au contact, insensible à cette fournaise d'un autre monde, ne bougea pas, alors qu'il était pris dans le tourbillon ardent. Il brandit sa masse, et ses ailes flamboyèrent et s'étendirent encore davantage. Ange imperturbable. Champion éternel. Avatar de justice.

Le regard de flammes, soudain calme, se posa sur le paladin, qui s'apprêtait à apporter à ce duel une fin foudroyante, semblable à celle qui avait mis fin aux cent mille années de vie du dernier Premier-Né.


Mais Stropovitch n'avait pas peur. Il avait réussi. Le démon et lui cohabitaient. Cœxistaient.


La garnison du Bastion opposait toujours à l'armée d'orcs et de démons une résistance héroïque. A cause de leur nombre, les troupes ennemies avaient pris position très vite sur toute la moitié sud du Bastion. Pour les forces alliées, elles étaient pour la plupart repliées du côté du donjon, dont les étages avaient été condamnés par l'effondrement des plafonds, et les soldats se battaient comme des lions derrière des barricades improvisées, criant régulièrement le nom de Trollbane pour se donner du courage. Le régiment de démonistes, mené par Akmar, était couvert par deux lignes des plus solides gaillards disponibles, et semait la mort sur son passage du côté des ruines de l'auberge. Le reste des forces était dispersé et menait une véritable guérilla. Toute ruine fumante constituait une embuscade, toute fumée un traquenard. Sous chaque tenture, il y avait un combat. Chaque pan de mur qui s'effondrait écrasait quelqu'un. L'Ered'ruin qu'avait provoqué Hama ne menait aucune offensive construite. Si ce n'était sur les lignes de front, ils étaient des deux côtés livrés à eux-mêmes. L'air retentissait de chocs de lames et d'incantations.

Hama se cachait peu et agissait seule. La fumée des incendies et la pénombre naturelle de la Péninsule la servaient à merveille. Elle sentait la vie à distance, et l'éteignait en quelques secondes, sans avoir jamais eu besoin de voir son adversaire – tel était le pouvoir que lui avaient conféré les lames maudites faites de la chair même du Titan Noir.

Quand elle se faisait ombre, elle devenait froide, incorporelle, et elle avait soif de vie et faim de chaleur. Cet appétit modifiait ses sens, sa perception de la réalité. Elle les voyait même en fermant les yeux, tous les foyers palpitants qui l'environnaient. Elle reconnaissait leur couleur, leur consistance, leur forme, selon leur race. Puis elle captait ceux qui l'intéressaient. Elle drainait les âmes. Elle les savourait doucement. Elles la réchauffaient d'une douce extase. Douce, mais si brève… Elle n'était jamais rassasiée. Même quand elle se désimprégnait de l'Ombre, une sensation désagréable la tenait au cœur. L'envie, le désir d'une âme qui la rassasierait enfin. Elle avait tant souffert près de Stropovitch la nuit précédente… La puissance qui dormait en lui… Si grande, si chaude… Promesse de délices infinis… Mais elle aimait tant son guerrier muet… Elle ne pouvait lui faire du mal… Il fallait à tout prix que cette puissance dorme. A jamais. Pour qu'il ne soit jamais possédé. Pour qu'elle ne le perde plus.

Elle se vengeait toutefois sur les orcs et les démons des tortures de la faim subies tout le long de la nuit. Elle dévorerait leurs âmes viciées et amères jusqu'à la dernière. Elle ne les faisait même plus souffrir avant de les tuer. Elle engloutissait voracement.


Elle sentit soudain l'aura de Darotân quand il déploya ses ailes. A plus de trois kilomètres de distance, elle perçut sa puissance – et la reconnut.

Tss, le voilà qui fait le beau à Zeth'Gor… Si seulement il voulait bien que j'aspire son âme celui-là…

Elle fronça tout de même les sourcils. A priori, elle ne se souvenait pas que Darotân fût du genre à faire montre gratuitement de l'étendue de sa puissance. Rien à Zeth'Gor ne pouvait justifier une telle débauche…

Un autre foyer se déclara alors. Infiniment chaud. Une fournaise digne des profondeurs abyssales des plans élémentaires. Elle sentit d'abord une faim immense… puis une angoisse terrible quand l'évidence s'imposa à elle.

Stropovitch…


Le séisme secoua la terre et surprit autant les deux forces en présence. De part et d'autre, on s'assit pour ne pas tomber, et l'on s'ébahit.

Il l'a libéré pour se battre contre lui… il s'est perdu…

Elle sombra immédiatement dans la folie des grandes détresses. Elle se précipita éperdument dans la démence. Elle émit un hurlement de banshee, et son visage incorporel se déforma. Le cri pétrifia tous ceux qui l'entendirent. Elle se fit douleur. Elle disparut, comme emportée par un souffle.


Il avait frappé Arcân à la poitrine, à la mâchoire et à la tempe.


Le coup de masse fut fulgurant. Et triple.

Le premier fut bloqué par la main droite de Stropovitch, qui accueillit fermement le poids dans sa paume, le second par sa main gauche, de même. Les coups étaient assez puissants pour le projeter jusque dans les profondeurs du Néant, mais comme ils étaient quasi instantanés, les deux pressions s'annulèrent – à peine un sabot eut-il le temps de se décoller un peu du sol. Malgré sa force devenue divine, Stropovitch sentit les os de ses mains et de ses poignets craquer douloureusement, et ses coudes et ses épaules, qui avaient encaissé la pression, s'engourdir. Sa main droite se leva immédiatement vers sa tempe.

La masse la frappa, mais encore plus puissamment que les deux premières fois. La force de ses bras ne suffit pas. Le coup, considérablement affaibli tout de même, aplatit et écrasa la main sur la tempe, et projeta à terre le guerrier-démon, que le choc aveugla momentanément.

Le paladin fit un pas en avant – et abattit sa masse étincelante à la vitesse de l'éclair sur la tête de son adversaire étendu. Lequel ne dut qu'à son instinct de l'éviter.

Le poids s'enfonça donc dans la terre rouge, qui absorba tout le choc – et ne le supporta pas.

Le coup provoqua une nouvelle onde. De larges fissures coururent depuis le point d'impact, jusqu'au bord du Néant d'une part, et l'entrée de la forteresse d'autre part. Le choc se répercuta dans les entrailles de la terre. Un séisme se déclara et s'amplifia, tandis que le bloc qui soutenait Zeth'Gor se déchirait dans un formidable grondement, des fracas souterrains assourdissants.


Danath hurla la retraite – qui avait commencé. Les soldats s'enfuirent, saisis d'une folle panique. Le sol se dérobait sous les pieds. Des dizaines d'hommes tombèrent dans le Néant ou se retrouvèrent isolés sur des îlots flottants, stupéfaits, les jambes rompues par la peur.

Zeth'Gor et sa colline disparurent de la carte, se désagrégeant lentement dans le Néant.

Stropovitch cligna des yeux pour achever de retrouver la vue. Depuis le coup à la tempe, il ne cessait d'enrager. Le démon en lui criait vengeance contre le paladin et luttait férocement pour se libérer davantage. Et il prit enfin l'ascendant. Il oppressa violemment la volonté de Stropovitch. Le tourbillon de flammes qui l'enveloppait grandit encore, englobant tous les morceaux épars de l'ancienne colline et les faisant tournoyer follement, réduisant en cendres les soldats qui y étaient bloqués. Ses hurlements de rage résonnèrent dans toute la Péninsule.

Soudain, une lumière dans le champ de vision. Darotân, le visage toujours aussi inexpressif, avait été éloigné de lui par le morcellement de la terre. Mais le tourbillon avait rapproché son îlot, et il bondit sur le démon dès qu'il fut à portée, au mépris du danger. La masse changea de trajectoire au dernier moment, trop vite pour qu'un œil mortel puisse le voir.

Mais son adversaire n'avait plus rien d'un mortel. Le guerrier-démon balança ses longs bras en avant et chopa le manche de la masse avant que le poids ne l'atteigne. Ils se retrouvèrent face à face au bord du vide. Ils savaient tous les deux que le moindre mouvement puissant en basculerait au moins un des deux dans le Néant et la mort.

C'était dans ce décor d'apocalypse que tout devait finir.


Ils se regardèrent dans les yeux quelques secondes. Puis le démon eut un sourire carnassier. Il ouvrit la bouche et souffla. Le feu magique était brut, infiniment pur, infiniment destructeur, comme puisant à la source originelle. La Lumière imprégnant la masse et le corps de Darotân flamboya – puis la lueur s'atténua peu à peu.

Le paladin ne chercha pas à comprendre comment sa Lumière pouvait être vaincue par du feu, aussi démoniaque fût-il. Il constata simplement le caractère désespéré de la situation. Il ôta sa main droite du manche et la posa sur la poitrine du démon. L'aura imprégnant son gant s'affaiblit rapidement. Il se concentra et fit déferler dans le cœur de son adversaire un torrent de Lumière expiatrice, dans lequel il investit toute la puissance libérée de ses ailes – qui s'évaporèrent.

Le démon hurla. Alors qu'il n'avait pas totalement brisé ses chaînes, il fut refusé, nié par la Lumière, refoulé, torturé, poussé à la non-existence. Le tourbillon de flammes s'évanouit dans un ultime crépitement sous l'assaut. Stropovitch retrouva soudain entièrement son apparence normale. L'Ange, puisant d'un plan inconnu une puissance dépassant l'imagination, avait vaincu le Démon en se brûlant les ailes. Il ne restait plus que deux dræneïs voguant dans l'infini.

Stropovitch reprit conscience et chancela. Il vit le paladin brandir sa masse pour l'achever. Il n'eut que le temps de se laisser tomber pour éviter le coup. Qui lui frôla le nez – il entendit le poids siffler en fendant l'air. Il se retrouva assis sur l'extrême bord de l'îlot – il posa les mains sur l'arète.

Et en ce moment précis, il eut l'énergie du désespoir.

La masse revint obliquement. Il se projeta en avant des deux mains et glissa sur le dos – l'arme fit frémir son cuir chevelu.


La masse s'abattit. Il roula, posa une main sur le manche au moment où le poids pulvérisait le sol, privant encore l'îlot d'un tiers de sa surface. En relevant son arme, Darotân redressa du même coup le guerrier. Lequel leva un sabot et l'abattit avec force sur le genou gauche du paladin. Qui ne se brisa pas, mais le coup le déséquilibra.

Stropovitch enchaîna sur une série de coups de poing extrêmement violents dans la figure de Darotân, qui ne le blessèrent pas mais l'empêchèrent de se redresser. Le guerrier fit un pas en avant martelé sur le sol, et envoya un coup de genou magistral dans le visage du paladin.

Lequel chancela, mais fit un pas en arrière pour ne pas tomber.

L'îlot s'éloignait lentement de la terre ferme. Il en était désormais à une quarantaine de mètres.

Darotân, en reprenant son équilibre, vit que Stropovitch se décalait légèrement sur le côté, calculant visiblement quelque chose.

Il ne chercha pas à comprendre.


Simultanément, le guerrier et le paladin firent un pas en avant, l'un donnant son ultime coup de masse, l'autre son ultime coup de poing, chacun à bout de forces, chacun sachant que c'était la fin, chacun imprégnant son mouvement de toute sa haine, de toutes ses souffrances, de toutes ces années de colère contenue, renfermée, libérée désormais, chacun luttant et combattant toujours jusqu'à l'épuisement total des corps et de la haine elle-même.

Une masse broya une poitrine.

Un poing s'écrasa sur une figure.

Stropovitch fut projeté, vomissant du sang mêlé de substances indéfinissables.

Darotân perdit l'équilibre – et tomba.


Le visage du Champion retrouva enfin une expression. Il fut le désespoir, le vrai, le pur. Celui qui ne s'accompagne d'aucune colère, d'aucune révolte. D'aucune volonté de survivre. L'Œil du Juste s'était complètement évaporé. Il laissa enfin couler ses pensées. Il arrêta de réfléchir. Il s'étonna. Dans sa tête s'égrenèrent lentement, timidement, des souvenirs enfouis, des sentiments refoulés, des désirs niés. Il sourit tristement et se laissa bercer. Il délivra son cœur de la prison dans laquelle il l'avait enfermé depuis toujours. Et il écouta sa plainte mélancolique.

Il pleura doucement. De ses yeux à l'éclat soudain terni coulèrent des larmes étincelantes, qui se détachèrent mollement pour aller dériver dans l'espace. Il les regarda, songeur.

« Hama… » mumura-t-il simplement. Il ferma les yeux, et émit un soupir qui venait des profondeurs de son être. Il s'était libéré de ses tensions. Il se sentit soudain incroyablement léger, calme, détendu. Tout en pleurant son amour perdu, il se recroquevilla sur lui-même, comme un enfant – et s'endormit doucement.

Son corps alla se perdre dans les abîmes originels.


Stropovitch, ainsi qu'il l'avait calculé, fut projeté vers la terre ferme. Son corps nu s'écrasa près du bord, aux pieds de Danath et des survivants.


Les Alliés considérèrent silencieusement son corps, ne sachant que penser, que faire. Le Commandant Trollbane lui-même hésita un instant sur les mesures à prendre.

Farôn laissa transparaître une ombre d'angoisse sur son visage.

Je touchais au but… Le démon était à deux doigts de briser ses chaînes… J'aurais sûrement dû tenter quelque chose… En tout cas, Elle va… S'il ne peut être ramené, Elle va…

Il blêmit en imaginant son sort.

Soudain, une bourrasque froide comme la mort traversa les lignes. Beaucoup furent pris d'un tremblement convulsif. Une ombre se forma près du corps du guerrier. Hama apparut, le bras droit sous la nuque de Stropovitch, l'autre lui secouant désespérément l'épaule. Elle était parcourue de sanglots qui lui arrachaient de faibles gémissements. Des larmes d'ombre coulaient de ses orbites ténébreuses.


Nul n'était besoin d'un œil avisé pour comprendre que le guerrier était mort. Il avait la poitrine enfoncée, et la chute lui avait rompu les os.

« Si vous permettez mon Commandant, dit Joannes en s'avançant, je peux voir ce que je peux faire.
— Ne le touchez pas ! » hurla-t-elle.

Elle regarda Joannes avec les yeux d'une louve défendant le cadavre de son petit. Le paladin frémit.

Elle se concentra. Les Alliés la virent se réincarner. Elle se désimprégna de l'Ombre. Entièrement. Cela lui demandait manifestement des efforts considérables et une volonté de fer. Sa peau se restructura, se raffermit, reprit sa teinte bleu marine. Un étrange bruit de succion accompagnait la métamorphose. Comme si elle se dégageait concrètement d'une substance gluante. Ce spectacle donna la nausée à plus d'un.

Elle rouvrit les yeux – ils brillaient de nouveau. Elle considéra le grand corps avec une tristesse infinie. Puis elle posa lentement la main sur la poitrine de Stropovitch, et tenta de faire appel à ses anciens pouvoirs de prêtresse – qu'elle n'avait plus utilisés depuis la chute de l'Exodar.


Elle fit appel à la Lumière. Elle l'invoqua avec ferveur, avec passion, les yeux fixés sur les paupières fermées du guerrier. Elle la pria de toute son âme, de tout son cœur. Longuement.

Et la Lumière répondit à l'amour.

Depuis sa main, la magie du Sacré s'écoula sur le corps inerte, et l'enveloppa tendrement. Hama psalmodiait de façon ininterrompue des incantations que l'assemblée ne connaissait pas.

« C'est assez orizinal comme sort, non ? demanda Thiwwina à Joannes. Ze comprends pas trop comment elle s'y prend.
— Elle… n'incante pas, fit le paladin, bouleversé.
— Comment ça ? s'ébahit la gnomette.
— Je crois qu'elle… chante des poèmes ».


La rumeur parcourut les rangs. « Des poèmes… » murmura-t-on de ligne en ligne. Hypnotisés par la scène, et émus par le chant doux et mélodieux, tous joignirent leurs espoirs à celui d'Hama. Les craintes, les doutes, les répugnances s'envolèrent. Les sentiments de la dræneï résonnèrent dans les cœurs comme des notes de cithare… et tous désirèrent ardemment le retour du guerrier. Des yeux s'embuèrent. Certains se surprirent à chanter avec elle.

Cette étrange Lumière liquide fut lentement absorbée par le corps de Stropovitch – et y disparut. Sa poitrine se releva lentement.

« Reviens-moi, je t'en supplie, murmura-t-elle en pleurant, reviens-moi, mon doux, mon tendre… »

… mon fabuleux amour.

Il ouvrit les yeux.

Troisième partie : Destins

Chapitre 17

Je ne me souviens que de bribes. J'étais faible. Cette incarcération, les propos de Darotân… Je n'ai pas douté une seule seconde qu'il parviendrait à ses fins. Je n'ai esquissé aucun espoir d'en réchapper. A partir du moment où il a montré ces chenilles, ces créatures infernales, la panique m'a submergée, je n'ai plus réussi à me dominer, je n'ai plus vu ce qui se passait, ou je l'ai oublié. Des bribes. Mon amour parcouru de convulsions. Je refermais ses plaies en continu, je crois. La certitude qu'il allait mourir. Les abîmes de la détresse. Je me rappelle les avoir parcourus.

Je me souviens parfaitement en revanche du moment où je suis revenue à moi. Deux lames infiniment froides et cruelles fouillant mes entrailles et dévorant mon âme. La sensation n'était pas douloureuse à proprement parler. Mais elle n'en était pas moins insoutenable. Celle de sentir son être englouti dans un tourbillon glacial et impitoyable. Indescriptible. Je ne peux mettre des mots sur ces tourments inconnus. Si quelqu'un de toute façon a l'audace un jour de lire ce journal, il aura le privilège de connaître cette sensation, car j'aspirerai son âme. Lentement.

Mon être fut donc arraché à mon corps dans des souffrances indicibles. Je me sentis plongée dans un vortex. Tout tourna autour de ma conscience, de plus en plus vite, jusqu'à brouiller la conscience elle-même.

Le froid m'avait investie. Les lames noires avaient disparu de mon ventre. J'étais le froid. J'étais le noir.

Un grand bien-être. J'ai toujours aimé l'obscurité. Je sentis une plénitude m'investir, mais elle était sournoise. Elle dévorait mes souvenirs. Elle brisait mes pensées, à peine formées. Elle m'annihilait.

Je le sentis immédiatement, et compris. Je me dissolvais dans le Néant. Je me résignai alors et me concentrai sur une seule pensée, la seule qui s'imposa à moi. Mon amour perdu. Mon amour assassiné. Je ne cessai de fixer mentalement l'image de mon aimé au moment où il mourait, inconscient, amorphe, anéanti. Je n'avais aucune volonté de lui survivre.


Le froid en moi répondit à cette image. La chose qui me dévorait se figea, et soudain mon âme fut saisie brutalement, pétrie, malmenée, sondée. Je ployai sous ces horrifiantes souffrances spirituelles.

Ce fut à ce moment que je les entendis. Les voix des épées qui ne faisaient plus qu'un avec moi. Elles se répondaient en écho, et chacun de leurs mots s'imprima dans mon âme, la modela, fit mienne leur volonté.


Il l'a tué…
— Il l'a tué, Hama…
— Il doit mourir…
— Payer…
— Mais ton amour perdu…

— Te reviendra…
— Si tu deviens haine…
— Tu pourras…
— Tu dois…
— Le retrouver…
— Ici, il faut être haine…
— Pour vivre…
— Pour tuer le meurtrier…
— Sois haine, Hama…

— Nous te rendrons forte…
— Sois haine, Hama…
— Tue-le, et il te sera rendu…

Alors le noir distilla en moi la haine. Contre Darotân. Contre le meurtrier de mon amour. Une haine infiniment acérée, un poison âcre qui me pénétra, m'imprégna jusque dans les tréfonds de mon être.

J'étais la haine.

Mes yeux s'ouvrirent. Je sentis de nouveau mon corps. On me l'avait rendu, mais si léger… si froid… J'étais une ombre. Je me surpris à sourire. Je me sentais terriblement puissante. Et terrible aussi était mon envie d'utiliser ce pouvoir. La haine grondait en moi, pleine d'assurance, et infiniment affamée.

Il n'y avait comme seule lumière que celle des étoiles et de planètes réfléchissant faiblement des soleils absents à travers de lourdes et lentes brumes noires.


Il n'y avait comme son qu'un énorme fracas continu, tel celui d'une immense armée en marche.

J'étais debout. Au sommet d'un énorme bâtiment sombre.

Et en-dessous de moi s'étendait de tous côtés à perte de vue une ville fantastique, un océan sans limites de casernes et de bâtisses colossales, grossières et noires. Parcouru de millions de créatures diverses et difformes.

La cité-monde infinie de la Légion Ardente.


Danath Trollbane entra dans la tente de fortune – très spacieuse néanmoins – qu'on lui avait dressée au milieu des ruines du Bastion. Une table et de nombreux sièges dépareillés et grossièrement rafistolés y avaient été établis.


Gunny lui emboîtait le pas. Ils s'installèrent précautionneusement. Deux gardes restèrent à l'entrée, attentifs aux ordres qu'ils étaient susceptibles de recevoir.

« Bien, fit Danath après quelques secondes de silence. Le moment est au bilan et aux décisions. Ruther, allez me chercher le sergent-chef Rockvissle.
— A vos ordres mon Commandant.
— Donc ! reprit Trollbane. Du côté des forces que nous avons envoyées à Zeth'Gor, qu'en est-il exactement ?
— C'est alarmant, répondit Gunny. La résistance gangr'orc et le duel entre les deux dræneïs a causé la mort des trois quarts de nos hommes. Si l'on met de côté les blessés, il nous reste une petite centaine de soldats valides, dont soixante membres de l'unité d'élite, laquelle est censée, selon les ordres, partir dans la vallée d'Ombrelune pour d'autres missions.
— C'est un désastre, soupira Danath. Gurten ! Va me chercher de quoi écrire, fouille les décombres du donjon s'il le faut. Et trouve-moi un autre soldat en chemin pour rester à disposition devant la tente.
— A vos ordres mon Commandant.
— Le sergent-chef Rockvissle ! annonça Ruther – Akmar entra et salua.

— Comme vous êtes le plus haut gradé encore en vie des forces qui ont combattu au Bastion, déclara tout de suite Trollbane, je vais vous demander de me faire un rapport immédiat sur ce qui s'est passé. Installez-vous.
— Eh bien à vrai dire, commença – fort peu protocolairement – Akmar en s'asseyant, beaucoup de doutes subsistent sur la nature exacte de cette attaque. Elle était composée à moitié de démons et à moitié de gangr'orcs. Ils étaient six cents environ. Et c'est une pluie d'Infernaux qui a détruit le Bastion.
— Des démons ? s'étonna Danath. La Légion serait-elle donc toujours active dans la Citadelle ? Aurait-elle échappé à la mainmise d'Illidan sur les forces de Magtheridon ?
— En fait, fit Gunny, un rapport a été fait au Lieutenant-Commandant Strongleg l'avant-veille du déclenchement de la guerre, au sujet de l'accroissement du nombre des gangr'orcs. N'en avez-vous pas entendu parler ?
— Aucunement, répondit sombrement Trollbane. Vous connaissez aussi bien que moi la manie de l'unité d'élite de faire ses enquêtes elle-même et de ne distiller les informations qu'au compte-goutte.
— Eh bien ç'a été difficile à estimer à cause des moyens extrêmement réduits de se renseigner, mais il semblerait qu'Illidan ait trouvé un moyen de produire de nouveaux gangr'orcs.
— C'est ridicule, le coupa sèchement Danath. Vous savez aussi bien que moi que du sang de Seigneur des Abîmes est requis, et pas de n'importe lequel. Mannoroth a été vaincu par Grom Hellscream, Magtheridon par Illidan… Et pour ce qui est d'un troisième, il faudrait qu'il soit consentant, ce qui est absurde puisque la Légion et Illidan sont ennemis, ou qu'il soit retenu captif, ce que la Légion ne tolèrerait pas.
— Il y a diverses hypothèses, mais le fait a été constaté. Y a plus à en douter, avança timidement Gunny. Je n'ai malheureusement pas eu ce rapport entre les mains. Mais Farôn a été un des « enquêteurs ». Je lui fais confiance.
— Soit ! fit Trollbane en haussant les épaules. Mais depuis quand Illidan aurait-il une armée de démons à son service ? La Légion et lui ont toujours été ennemis. Il est le Chasseur de démons, il entraîne même d'autres chasseurs au Temple Noir.

— C'est là que c'est étrange, reprit Akmar. Nous autres démonistes avons senti que tous ces démons étaient… asservis. Sauf un, un Ered'ruin qui a pris plus ou moins le commandement au début de la bataille, et dont j'ai entendu le nom par hasard… Omorr me semble-t-il.
— Asservis ? s'ébahit Danath. La seconde moitié de l'armée était-elle donc composée des démonistes qui les contrôlaient ?
— De fait non, répondit le gnome, embarrassé. Mais sans doute Hama pourra-t-elle vous en dire davantage. Elle « sent » les âmes, leur nature et leurs éventuelles connexions.
— Ruther ! cria Trollbane. Allez me chercher Hama.
— A vos ordres mon Commandant.
— Donc ! ajouta Danath en s'adressant à Akmar, avez-vous, comme je vous l'ai demandé, fait le compte des pertes humaines ?
— Les deux armées se sont presque consumées mutuellement, mon Commandant, dit faiblement le gnome. Aucun ennemi n'a fui. Si l'on ôte les morts et les blessés, il ne reste en tout et pour tout qu'une dizaine d'hommes valides.
— Une dizaine ? s'exclama Trollbane. Si je décompte les rescapés de l'unité d'élite, il me reste donc cinquante hommes ! – une expression de douleur passa fugitivement sur son visage.
— Hafhnir, à vos ordres mon Commandant, grommela un nain en entrant et saluant. Gurten m'a demandé de le remplacer à son poste.
— Parfait ! dit Danath en se ressaisissant. Allez me chercher le sergent-chef Farôn.
— A vos ordres mon Commandant, éructa le nain, avant de repartir en soufflant.
— Voici Hama mon Commandant, annonça Ruther, avant de s'effacer devant la dræneï.
— Installez-vous, ordonna froidement Trollbane. Ruther, allez informer l'unité de soins que je veux voir Stropovitch dès qu'il sera en état. Revenez ensuite.
— A vos ordres mon Commandant.
— J'ai trouvé un nécessaire d'écriture mon Commandant, fit Gurten en revenant, couvert de poussière et les mains écorchées. Il avait même apporté une bougie, allumée sur un reste d'incendie.
— Posez-moi ça là et reprenez votre poste.
— A vos ordres mon Commandant.
— Bon ! fit Danath en ouvrant le coffret et en posant sur la table parchemin, plume, encrier et bâtonnet de cire. Je vais être très clair, Hama – il lui jeta un coup d'œil inquisiteur. Je n'aime pas du tout les pouvoirs dont vous disposez. Je ne sais pas d'où vous les tirez, et je ne veux pas le savoir. Je me contenterai de prendre note de vos faits d'armes et de vous en féliciter – elle hocha la tête, impassible. Dites-moi tout ce que vous avez constaté sur cette attaque incompréhensible, et votre sentiment sur la question.

— Il y a un démoniste extrêmement puissant dans la Citadelle, déclara-t-elle immédiatement et sans hésiter – l'auditoire fut soufflé. Il a invoqué à distance, depuis le cœur de la forteresse, une pluie d'Infernaux. Et il tenait trois cents démons sous son contrôle.
— Impensable, souffla Akmar après quelques secondes de silence stupéfié. Qui serait capable d'un exploit de cette ampleur ?
— Je ne sais pas, répondit froidement Hama. J'ai seulement senti que toutes les âmes étaient liées à la même volonté, et que cette dernière se trouvait dans la Citadelle. Il a une puissance comparable aux dignitaires des premiers cercles du Conseil des Ombres – ils frémirent tous, le souvenir de Gul'dan revenant dans les mémoires.
— Et il en fait peut-être bien partie, dit Trollbane, gardant contenance. Ce qui conforterait l'hypothèse que la Citadelle soit demeurée secrètement aux mains de la Légion.
— Si c'était le cas, rétorqua Gunny, ils n'auraient pas eu besoin d'asservir des démons pour attaquer le Bastion.
— Peut-être ont-ils conservé le meilleur de leurs forces et ont-ils envoyé de la piétaille. Et il y a cet Omorr, l'Ered'ruin qu'a mentionné Akmar, qui n'était pas asservi.
— Tous les démons ne sont pas au service de la Légion, répondit Gunny sans se démonter.
— Vous êtes buté sur ce fameux rapport dont vous ne connaissez que la conclusion, Lieutenant-capitaine, sourit Danath. Si le Haut Commandement était si certain que les gangr'orcs d'Illidan provenaient de la Citadelle, il n'aurait pas confié le nettoyage de celle-ci aux seules forces du Bastion – il tailla la plume et se mit à griffonner sur le parchemin.
— Nous sommes en effet une minorité d'officiers à penser que ces gangr'orcs sont produits ici, notamment parce que nous n'avons jamais repéré de régiments orcs quitter la Péninsule pour aller grossir les armées d'Ombrelune. La plupart pensent qu'ils sont changés en gangr'orcs directement au Temple Noir. Mais demeure le problème de la matière première. Les derniers orcs non corrompus disponibles en Outreterre pour nourrir les rangs d'Illidan sont les Mag'har. Or il y a un poste Mag'har juste au nord de la Citadelle, dont les habitants sont étrangement angoissés et agressifs. Je suis persuadé qu'ils sont contraints – par chantage ou contrôle mental partiel – de fournir régulièrement des mâles valides. Une fois changés en gangr'orcs, il ne reste qu'à les téléporter à des points stratégiques selon les besoins.

— Théorie fort intéressante, admit Trollbane, qui faisait fondre le bâton de cire rouge sur la flamme de la bougie – Hama fixait l'opération, fascinée. Gurten ! Reste-t-il un griffon valide ?
— Oui… un seul, mon Commandant.
— Parfait ! Vous partez immédiatement pour Ombrelune, dit-il en apposant son sceau sur la cire, fermant la lettre. Portez cette missive au Grand Maréchal Greathand. Il est vraisemblablement au Bastion des Marteau-Hardi.
— A vos ordres mon Commandant – il partit.
— Lieutenant-capitaine Bearstrength, fit gravement Danath en regardant Gunny, par cette lettre j'avise le Grand Maréchal de ma décision, à savoir que je vous retiens ici ainsi que l'unité d'élite pour assurer la protection du Bastion de l'Honneur et accomplir ma mission – Gunny hocha la tête, ayant prévu la chose.
— Le sergent-chef Farôn, lâcha Hafhnir d'un ton bourru, et terminant par un hoquet – l'elfe salua.
— Hama, cédez votre place au sergent-chef et restez ici. Farôn, asseyez-vous – les deux désignés s'exécutèrent.
— Mon Commandant ! s'exclama Ruther en revenant, enthousiaste et essoufflé. Un messager de la Horde vient d'arriver par voie aérienne.
— Faites-le entrer – le soldat s'effaça devant un horrible Réprouvé borgne, à la peau jaunâtre et aux joues trouées par la putréfaction. Sa combinaison noire et ses lames signalaient l'assassin.

— Je vous salue, Commandant, fit-il d'une voix rauque et peu amène, l'haleine empuantie de relents de poisson – dont il valait mieux ne pas se demander l'origine. Je suis l'agent Harth Jinks.
— Je vous salue, également, Réprouvé, fit Danath, dont la courtoisie cachait mal sa haine pour le représentant du peuple maudit qui spoliait les anciens territoires humains de Lordæron. Prenez place… – Farôn se levait déjà.
— Sans vouloir vous offenser, fit-il en grimaçant, je n'ai pas beaucoup de temps, j'ai fait le détour mais je dois me rendre sans délai à Shattrath. Sachez donc que la Horde a mené dans les profondeurs de Glissecroc une bataille épique qui restera dans les légendes. La Dame Vashj a été vaincue, ses membres ont été arrachés de son corps et dispersés. Son armée de nagas a été anéantie. Nos forces sont encore vivaces et nous sommes déjà en route pour Raz-de-Néant.
— Je vous sais gré d'avoir fait ce détour, car cette nouvelle nous enthousiasme et nous galvanise, fit Trollbane avec un rictus – il était bien plutôt amer d'avoir offert le spectacle d'un Bastion dévasté à cet être abject, qui ne manquerait pas de rapporter ses observations à ses camarades hilares. Vous transmettrez mes sincères félicitations à vos Seigneurs de Guerre. Puisse la Horde venir à bout des Solfuries. Pour Draénor et Azeroth !
— Pour Draénor et Azeroth, grinça le Réprouvé. Puissent vos forces venir à bout du Temple Noir – il grimaça d'une ironie mordante, qui fit frémir Danath d'indignation. Si vous permettez, je prends congé, Commandant.
— Faites donc ! – l'assassin fixa un instant Hama de son œil unique, et disparut littéralement.
— Satanées pourritures, lâcha Gunny pour lui-même. J'ai beau savoir qu'ils étaient humains et qu'ils ne sont plus servants du Fléau, je ne peux toujours pas les sentir.
— Trêve de considérations futiles, Lieutenant-capitaine, le rappela à l'ordre Trollbane. Sergent-chef Farôn, vous avez fait partie de l'équipe d'enquête sur l'origine des gangr'orcs qui continuent manifestement de nourrir les troupes de l'ennemi. Je vous le demande donc, que savez-vous de ce qui se trame actuellement dans la Citadelle -
— Je ne suis pas autorisé à révéler ces informations, répondit calmement l'elfe d'une voix douce et monocorde, sur ordre formel du Chef des Unités spéciales d'intervention et d'infiltration.

— C'est un ordre, sergent-chef, dit Danath en rivant ses yeux dans ceux de Farôn. Un ordre d'un supérieur. Comme il est permis en temps de guerre, et parce que le Haut Commandement me fait une totale confiance, je vous ai pris d'autorité sous mes ordres directs et en ai avisé le Grand Maréchal par une lettre qui vient de partir par griffon. J'assume l'entière responsabilité de cette décision. Par conséquent, expliquez-moi ce dont il retourne, ainsi que la raison pour laquelle vous deviez dissimuler ces informations.
— A vos ordres mon Commandant, répondit Farôn sans sourciller, parfaitement stoïque. J'ai exploré furtivement une grande partie des entrailles de la Citadelle. Kargath Bladefist en est le maître. Il y crée des dizaines de gangr'orcs et les entraîne durement. Les installations sont vastes et entièrement dissimulées dans les ruines.
— Ha ha j'avais raison ! s'exclama Gunny au mépris de la bienséance. C'est bien là qu'ils sont créés.
— Vous aviez également tort, sourit Danath. Je vous rappelle que Kargath est un dignitaire du Conseil des Ombres, qui a combattu avec ses orcs en Azeroth lors de la seconde invasion. Je ne savais pas qu'il avait survécu et était parvenu à se rapatrier. Dans tous les cas, ces gangr'orcs sont créés pour le compte du Conseil, donc de la Légion.
— Sauf votre respect mon Commandant, reprit Farôn, ces gangr'orcs une fois entraînés vont nourrir les forces illidari. J'ai certes aperçu de nombreux démons non asservis aux ordres de Kargath, mais il semblerait qu'il ait rompu tout lien avec le Conseil, et ait décidé de son propre chef d'offrir ses ressources et compétences en matière de corruption et de démonologie à Illidan.
— Soit, fit simplement Danath après quelques secondes de silence incompréhensif. Avez-vous découvert l'élément avec lequel il corrompt ces nouveaux combattants ?
— Je n'ai pu accéder aux profondeurs de la Citadelle, admit l'elfe. L'abondance des démonistes et des démons capables de me détecter m'en a empêché. Mais de ce que j'ai vu, ils leur font boire du sang. Comme il en a toujours été. J'ignore l'identité du donneur.
— Je crains qu'il ne faille aller trouver nous-mêmes les réponses, dit pensivement Akmar.
— Pourquoi diable deviez-vous cacher cela ? s'exclama Danath.

— Feu le Maréchal Darotân ne voulait pas créer chez vos hommes d'appréhensions inutiles et handicapantes. Il avait l'intention de leur faire découvrir la vérité directement sur le terrain, là où ils ne pourraient plus reculer, et de les mettre en confiance par ses compétences de combattant.
— Voilà qui est bien outrageant pour moi, gronda Trollbane en fronçant les sourcils, blessé dans son honneur. Quel affront ! Mes hommes me suivront jusqu'à la mort, où que je les mène. Au vu de la puissance inimaginable démontrée avant sa mort, je conçois qu'il avait bonne chance d'assurer en effet la victoire. Mais il comptait galvaniser mes hommes avec ses coups de masse ? A Zeth'Gor, il en a tué plusieurs rien qu'en les approchant. Non, non, il n'inspire que perplexité, voire pure terreur ! Le seul à qui mes hommes font une totale confiance et ont voué leurs vies, c'est moi, Danath Trollbane, héros de la Seconde Guerre, Commandant des Fils de Lothar, héritier du trône de Stromgrade !
— Stropovitch est là, mon Commandant, risqua Ruther, ému par cette fière tirade.
— Qu'il entre ! »

Stropovitch se montra, vêtu simplement d'une chemise et d'un pantalon de lin, et salua. Il respirait lentement. Son visage était infiniment serein. On pouvait sentir la puissance couler dans ses veines et gorger sa chair. Hama et lui échangèrent un long regard passionné. Les occupants de la tente s'alignèrent sur les côtés, de façon à ce qu'il se trouve face au Commandant, qui mit les coudes sur la table et joignit les mains, concentré sur le moindre geste du dræneï.

« Stropovitch, si je prends le risque de vous mettre en présence de ma personne, c'est que je n'ai pas jugé que vous aviez des intentions malveillantes. Vos faits d'armes à Kil'Sorrow m'ont été rapportés et parlent en votre faveur. Il demeure que ce que nous avons tous vu à Zeth'Gor était la manifestation d'un pouvoir démoniaque hors du commun. Je vous ordonne de me dire immédiatement de quoi il retourne. Approchez-vous et écrivez. Et oubliez les en-tête et les formules ».

Le guerrier eut une seconde d'hésitation, se résigna et obtempéra. Akmar et Gunny ne purent s'empêcher de frémir de terreur quand il passa près d'eux. Il se pencha sur la table, saisit une feuille de parchemin et l'encrier et les ramena vers lui. Il faisait face au Commandant, en était extrêmement proche. L'assemblée retint son souffle tandis que la plume grattait le papier avec une vélocité impressionnante.


Quand j'étais enfant, peu de temps avant le départ de l'Exodar, un démoniste implanta en moi un démon pour qu'il grandisse en mon sein. Il a la particularité de survivre à ma mort. Nous ne savons pas de quoi il se nourrit, où exactement il grandit en moi ? O'ros lui-même ne l'a pas détecté – ni s'il s'agit d'un ancien seigneur démon que l'on tente de ramener ou d'une expérience unique visant à en créer un nouveau. Après quelques manifestations sporadiques, le démon s'est définitivement éveillé. Je vais mourir très bientôt en lui donnant naissance, je le sais, je le sens. Je ne sais même pas s'il serait utile à ce stade de mettre définitivement fin à mes jours.
Mais l'œil magique qui m'est apparu à Zeth'Gor m'a révélé où se cache le démoniste qui connaît la vérité. Celui-là même qui a choisi, sans raison apparente, un enfant dræneï pour être l'hôte de la créature. Etant donnée l'urgence de ma situation actuelle, je devrais déjà être parti vers la Citadelle. Car il est hors de question pour moi de mourir avant de m'être vengé. Je vous demande donc l'autorisation de m'équiper à neuf et d'aller accomplir ce qui doit l'être. Si je réussis et suis encore en vie et maître de moi, alors seulement je me tuerai, en espérant ce faisant neutraliser la menace.


C'était dit sobrement et efficacement. Danath lut, puis regarda le dræneï dans les yeux. Il n'y vit que détermination implacable, calme imperturbable et puissance brute. Le guerrier avait une aura telle, qu'il semblait en mesure de faire s'écrouler la Citadelle en posant seulement son regard brillant sur elle.

Trollbane rabaissa les yeux vers le texte et réfléchit.

L'assemblée était muette. Tous eurent le pressentiment que le moment était fatidique.

« Ruther, cria-t-il soudain, allez me chercher Bluemill ; Hafhnir, filez me ramener Noonsizzle.

— A vos ordres mon Commandant, répondirent-ils en chœur avant de disparaître.
— C'est sûrement la décision la plus folle et irréfléchie que j'aie jamais prise en tant que Commandant, fit-il gravement en s'adressant à Stropovitch. Non seulement je vais vous laisser infiltrer la Citadelle – il y eut une étincelle dans les yeux du guerrier, et ses poings se serrèrent, avides de combat – mais vous n'y irez pas seul. Cette mission doit être réservée à des éléments d'exception, car toute erreur vous sera fatale ».

Quelques instants passèrent encore. Farôn regardait le sol, impassible. Hama déchiffra l'écriture de Stropovitch depuis sa place, lisant à l'envers, et, quand elle eut fini, ferma son visage, comme figée dans une détermination muette – Je ne le laisserai pas mourir. Gunny et Akmar observaient, fascinés par son aura, le dræneï, perdus tous deux dans mille conjectures sur la teneur de son destin.

Joannes et Thiwwina entrèrent en même temps, la gnomette d'abord, un immense sourire aux lèvres. Elle faillit oublier de saluer, et ce ne fut qu'en sentant le paladin derrière elle exécuter le mouvement qu'elle laissa échapper un « Woops ! » et l'imita, penaude.

« Noonsizzle, au vu de vos faits d'armes à Zeth'Gor, fit solennellement Danath, je vous promeus Sergent-major.
— Merci mon Commandant ! s'exclama Thiwwina de sa voix flûtée.
— Bluemill, j'émettrai une recommandation auprès de la Main d'Argent pour que l'Ordre vous décerne un titre. Pour l'heure, dans l'armée qui est présentement sous mon commandement et qui vous inclut depuis quelques minutes, je vous confère l'autorité de Chevalier-Capitaine en charge de nos âmes. Je rends grâce à la Lumière d'avoir amené un paladin tel que vous à nos côtés.

— Je vous remercie de cet immense honneur mon Commandant, et tâcherai de m'en montrer digne, fit faiblement Joannes en s'inclinant, l'air livide et effrayé de cette responsabilité qu'il jugeait totalement imméritée.
— Rockvissle, au vu de votre résistance héroïque au Bastion, vous êtes désormais Chevalier.
— Merci de cet honneur mon Commandant, fit le gnome.
— Pour les états de service constatés à Kil'Sorrow et Zeth'Gor, je ferai inscrire au dossier de chacun de vous six une citation pour bravoure exceptionnelle ».

Tous se perdirent en formules de remerciement. La voix du Commandant se fit forte et impérieuse.

« Lieutenant-capitaine des Forces spéciales d'intervention Barthum Bearstrength, je soumets à vos ordres directs le paladin de l'Ordre de la Main d'Argent Joannes Bluemill pourvu de l'autorité de Chevalier-capitaine, le Chevalier de la Section spéciale des Maîtres de l'Ombre Akmar Rockvissle, le sergent-major de l'Unité d'Elite Thiwwina Noonsizzle, le sergent-chef des Unités spéciales d'infiltration Farôn, le première classe de la Section spéciale des Maîtres de l'Ombre Hama et le membre de l'Unité d'élite Stropovitch ici présents, avec pour ordre de mission l'infiltration de la Citadelle des Flammes Infernales, à double fin de découvrir la vérité exacte et complète sur les activités de Kargath Bladefist et de neutraliser toute menace susceptible de compromettre la pacification totale et définitive de l'Outreterre ».


Un puissant pouvoir sondait son esprit. Son corps inerte n'en avait nulle conscience, n'y opposait aucune résistance. Car l'âme se déployait en-dehors, inexorablement.


Elle s'étirait, lentement, s'affinant et s'atténuant, tandis que l'espace et le temps s'abolissaient. Le Néant. Spirale d'abîmes, infini tournoiement des sphères. Océan mauve, distillation éternelle du vide, conduisant au Mælström universel, porte cosmique noire et brillante vers le rien absolu.

Un appel.

L'âme restait indifférente, détachée déjà de la vie, engagée dans son retour au cycle spirituel sous-bassement des mondes.

Des mots.

Elle est vivante…


La course alanguie de l'âme fut contrariée par une pression inverse… qui s'accentuait… fermement.

Des noms.

Hama est vivante, Darotân…

L'esprit s'éveilla. L'âme fut brusquée. Son élan était imprimé vers l'absorption par le Tout, mais une aspiration fébrile lui fit rebrousser chemin.

L'appel, de nouveau.

Ne veux-tu pas la revoir ?


L'esprit se brouilla. Il s'était résigné. Il était en paix. Il ne désirait rien. Pourquoi donc son cœur battait-il si fort soudain ?

Peux-tu mourir avec le poids de ton péché ?

Le péché… les lames noires… il n'avait pas voulu qu'elle… disparaisse.

Peux-tu mourir avant d'avoir obtenu son pardon ?


Le frémissement de l'âme qui réintègre totalement le corps.


- Je n'ai de pardon à recevoir que de la Lumière.

— Te l'a-t-elle accordé ?


Une hésitation.

Le démon que tu as vaincu… vit toujours.

Une tension. Il était en paix. Mais une paix qui luttait, en cet instant.


Tu as échoué. Il va répandre la mort, par ta faute.

Il ne parvenait pas à s'en sentir coupable. Ses sentiments avaient été annulés, et l'on cherchait à les raviver. Mais restait la sensation. Désagréable. Qu'on enfonçait des aiguilles chauffées au rouge dans sa conscience.

Et il l'a retrouvée.

Une onde parcourut son corps.

- Il l'a retrouvée…


— Elle l'aime.


Une fêlure. Un cœur qui se serra.

— Elle l'aime…

— Mais c'est un démon. Il la tuera.


La peur. Les yeux qui s'ouvrirent sans voir. Une vrille d'angoisse dans le ventre.


- Il va la tuer…

— Es-tu donc à ce point incapable de la sauver ?


Un refus.

- Je l'ai vaincu…

— Donc tu es capable de le vaincre à nouveau.



L'âme en lutte.

- Je ne suis pas coupable. J'ai agi pour la Justice.

— Mais ne pas agir pour elle quand on le peut, n'est-ce pas être coupable ?


Des larmes.

— Je ne peux pas… Je ne peux plus…


— Si tu le veux, je peux te ramener.


Déchirement. La volonté se cherchant, hagarde. A qui il ne suffisait plus de parler de Justice. La voix le sentit.

Le sort d'Hama t'est-il donc si indifférent, Darotân ?

Il ne répondit pas. Mais il y eut un frisson de tout son être.

La laisseras-tu livrée aux caresses du démon…


Le visage se ferma, les narines s'élargirent. La pulsion bestiale, la jalousie animale, qu'il ne devait pas s'avouer. Alors revinrent le Troisième Œil et la Raison, pour chercher immédiatement une justification à l'élan premier.

… jusqu'à ce qu'il la consume de souffrances innommables ?

Les yeux s'illuminèrent. La rage devint légitime. La puissance s'écoula dans les veines.

Non.

C'était le Non du Gardien. Le rejet de l'idée même. La détermination implacable.


Un nouvel appel. L'âme y répondit entièrement, et s'engouffra d'un bloc dans un tourbillon noir où l'espace se tordit pour superposer les dimensions.

Sa vue était brouillée, ses membres engourdis. On le saisit par les bras et on le plaqua violemment contre un mur. On enferma dans un carcan de métal froid ses bras, ses jambes, sa taille, son cou. De lourds cadenas cliquetèrent. Il était immobilisé par d'épaisses plaques d'adamantite.

Sa vue acheva de s'éclaircir. Il était dans une pièce sombre, assez réduite, encombrée d'appareils grossiers et noirs garnis de pointes et de plaques amovibles cadenassées – une salle de torture. Le sol était fait de grandes dalles rouges. Le plafond reposait sur des voûtes et piliers renforcés de métal. Une grande et épaisse porte blindée pourvue de trois serrures en condamnait l'entrée.

En face de lui, encadré des deux brutes qui l'avaient harnaché, se dressait un vieux gangr'orc démoniste, au regard fourbe – et amusé. Derrière lui, une monstrueuse et terrifiante masse de chair grossièrement sphérique, constituée essentiellement d'une mâchoire et de sept yeux, le regardait avidement.

« Te voilà donc, dit avec une pointe d'exaltation le démoniste, s'adressant au paladin, toi qui vas mettre un terme à tout cela. J'espère, Broggok, que tu n'as pas exagéré.
Ma vision magique juge aussi bien que ma vision physique, protesta le monstre d'une puissante voix grondante, qui résonnait dans les esprits. Je l'ai vu à Zeth'Gor. Cet Eredar est un des mortels les plus puissants qui aient jamais existé. Il nous surpasse tous, Keli'dan. Je ne suis même pas sûr que le seigneur Illidan le vaincrait. »


Darotân était trop faible pour parler. Et son âme ne s'était pas encore tout à fait remise de son engagement dans la mort spirituelle. La scène ne lui inspirait rien. Il ne pensait encore qu'à Hama. A la délivrer de l'emprise de Stropovitch.

« Eh bien nous allons prendre le risque d'encore agrandir cette puissance démesurée, déclara l'orc d'une voix qu'il se forçait à rendre amicale. Je te fais confiance, Darotân. Tu ne te retourneras pas contre nous, car notre but est commun.
— Tu vas créer un nouveau Man'ari », ricana Broggok.

Le paladin n'avait pas vu ce que le démoniste tenait à la main.

Une grande coupe de sang rouge fumant.

Qu'il vida lentement dans la bouche du dræneï, tandis qu'une des deux brutes lui levait sans ménagement la tête et lui pinçait les narines.


Depuis la butte où il s'était réfugié, Stropovitch observait, songeur, les feux du Bastion crépiter faiblement, entourés de sentinelles pensives. Tout était silencieux. Les ruines de la forteresse, parsemées de tentes et de couches, chatoyaient à la lueur des foyers. Douce mélancolie nocturne des champs de bataille. L'absurde méditant au bord des désespoirs mortels.

Quelle que soit l'issue, je vais mourir.

Une main satinée se glissa sous sa chemise et lui caressa le ventre et la poitrine. Un souffle alangui lui réchauffa la nuque.

Il se tourna vers Hama avec un sourire tendre et la rejoignit dans la faille. Elle se lova, frémissante, dans ses bras. Il la serra doucement contre lui. Elle eut un murmure ardent.


« Aime-moi… »

Il l'embrassa tandis que sa main descendait le long des courbes du flanc d'Hama. Son cœur s'embrasa aussitôt. Ses yeux rougeoyèrent. Une ardeur terrible le saisit au corps.

Leurs lèvres se séparèrent. Il eut un regard mêlé de peur et de désir. Le duel avait brisé les attaches du démon. Ses sentiments étaient trop forts. Il ne fallait pas…

Elle posa les mains sur ses épaules et l'étendit sur le dos, impérieuse, féline.

« N'aie pas peur, chuchota-t-elle en déchirant la chemise du guerrier, je contrôle ». Il fut fasciné, subjugué par son regard pénétrant, magnétique. Elle n'attendit nulle réponse. Ses intentions étaient claires et ne supportaient aucun délai.

La poitrine du dræneï gronda terriblement. A mesure que les sensations se précisaient et s'intensifiaient, sa peau devenait rouge et ses veines s'affirmaient, noires, bouillonnantes. Son esprit se brouilla. Il exhala une chaleur brûlante, qui ne tarderait pas à devenir dangereuse pour elle.


Alors la lueur des yeux d'Hama s'éteignit. Elle le chevaucha, reine, dominatrice. Elle écarta d'un doigt les lèvres de Stropovitch et ouvrit elle-même la bouche. Le visage du guerrier grimaça. Il eut une convulsion. Des flammes jaillirent soudain du fond de sa gorge et s'engouffrèrent dans celle de la dræneï.

Elle canalisa ainsi son âme, aspirant voracement un flux continuel de flammes infernales. Un plaisir déferlant s'empara d'elle. Vampire sensuel, divine banshee surplombant sa proie, elle ferma les yeux et s'abandonna au double et infini délice procuré tout à la fois par l'âme et le bassin de son amant.

Car il s'était animé. D'une vigueur proprement démoniaque. Stropovitch empoigna de ses mains puissantes la taille d'Hama, et, le sourire carnassier, le regard flamboyant d'un feu dément, se déchaîna sans retenue.

Il n'y eut pas de cithare pour porter leurs sensations cette nuit-là. Il y eut une armée d'orgues infernales enchaînant leurs accords dans une tempête symphonique décadente et effrénée.


Le lendemain matin, Danath entra sous sa tente avec l'expression des jours où se décide l'Histoire.
Tandis qu'un soldat lui faisait un rapport détaillé sur l'état des blessés et les mesures de survie et de protection des forces du Bastion, le Commandant était songeur. Et soucieux.


« Ruther, fit-il soudain, interrompant le désigné, où en est l'équipe de Bearstrength ?
— Il me semble qu'ils sont tous en train de se préparer, mon Commandant. »

Trollbane soupira. Il écouta distraitement la fin du rapport, marmonna quelques « Bien, bien… », se leva et sortit.

Il resta debout, les bras croisés, à observer la Citadelle dont l'imposante silhouette sombre se découpait sur le ciel étoilé.


Gunny soupira de soulagement. Malgré l'effondrement des étages, le rez-de-chaussée du donjon du Bastion avait été à moitié épargné. Quant au contenu de la cave, il était intact. Il y avait là tout son attirail.


Il posa à terre son grand sac à dos, et fit l'inventaire. Il récupéra dans sa réserve tout ce qui manquait à l'appel. Il compta et rangea une collection de grenades explosives, aveuglantes, fumigènes et étourdissantes ; des leurres en kit ; des détonateurs ; des charges explosives de tailles et de configurations diverses ; des mines gobelines, des bombes des arcanes ; un défibrillateur ; un mini-lance-roquettes avec ses mini-missiles à tête chercheuse ; une réserve de carburant.

Il nettoya minutieusement et avec amour sa pétoire et son fusil de précision, dont il ajusta la lunette au dixième de degré près. Il les attacha de part et d'autre du sac – ainsi qu'une longue et solide corde munie d'un grappin.

Il s'équipa lui-même de lunettes-jumelles-vision nocturne-détection du camouflage, d'une cape-parachute, de bottes-fusées, d'une ceinture de protection à écran absorbant ; de deux ceintures croisées lestées de grenades et de gibernes de poudre pour la pétoire ; de deux cartouchières en bandoulière pour le fusil ; et il bourra ses poches de gadgets divers, rayon réducteur, rayon mortel, rayon discombobulateur, rayon poulettisateur, système d'occultation – ainsi que de cinq flasques de rhum, une boîte de cigares, son fameux briquet dont lui seul pouvait tirer une flamme, et un canif – on ne sait jamais.

Il se harnacha du sac et remonta.

Les gardes qui le virent passer se demandèrent comment il pouvait se déplacer avec un équipement qui doublait son volume et son poids.


Farôn aiguisa longuement ses dagues avec une pierre de khorium pur. Puis il versa avec art sur chaque tranchant – et sur chaque carreau d'arbalète, chaque couteau – un filet ténu de poison à la consistance étudiée – adhérant à la lame mais s'insinuant de façon fulgurante dans toute plaie offerte.

Puis il médita. Il parla avec Elle. Elle était en colère. Il La rassura. Il Lui expliqua la situation. Qu'il n'y avait aucune possibilité d'échec. Que le Seigneur reviendrait. Elle répondit avec une pointe d'exaltation. Elle en oublia de le menacer. Elle ne l'avouait pas, mais Elle lui faisait confiance.

Il se revêtit d'une combinaison noire qui épousait sa silhouette musculeuse. Il passa en revue ses divers poisons, acides et poudres. Il dissimula l'ensemble dans l'armure de cuir, sous la forme de fioles et de petits sachets. Un arsenal aussi léger que meurtrier. Aussi maniable qu'impitoyable.

Il passa dans son dos l'arbalète et un carquois de carreaux, et accrocha à sa ceinture ses outils de crochetage et une batterie de couteaux de lancer.

Il prit une profonde inspiration, lentement. Puis il expira, doucement, longuement. Il était prêt.


Joannes n'était pas parvenu à dormir.

Il avait passé la nuit à prier, immobile, son libram ouvert devant lui. Parfois, il tournait une page et, les yeux fermés, gardait la main ouverte dessus, comme s'il s'imprégnait du livre plus qu'il ne le lisait.

Au matin, un garde vint s'assurer qu'il était éveillé. Joannes ouvrit les yeux – et ils brillaient. La sentinelle en demeura fascinée, et aucun son ne sortit de sa bouche. Ce fut avec un calme souverain que le paladin s'équipa, lentement. Il y avait comme une douce mélancolie sur son visage. Comme un sentiment de fatalité.

Il l'avait toujours su. Un jour viendrait où il se sacrifierait pour la cause de la Lumière. Maintes fois, dans toutes les guerres contre les orcs, la Légion, le Fléau, il avait cru son moment venu. Il avait affronté aux côtés de ses frères d'armes des légions de créatures déchaînées vouées à la mort et la destruction. Mais quels qu'aient été les ennemis, quel qu'ait été leur nombre, il leur avait toujours survécu. Toujours. Souvent, il était même demeuré seul dans des cryptes obscures ou des donjons en ruines, seul survivant au milieu d'un enchevêtrement sanglant de corps sans vie, où le Fléau avait retourné les frères contre les frères, les pères contre les fils, les morts contre ceux qui les pleuraient. Seul devant l'absurde cruauté du monde. Souvent, il avait pleuré. Ses proches, ses compagnons, ses amis… il avait tenté de les sauver, de toutes ses forces, de toute son âme… et il avait réussi, plus ou moins, le plus souvent… mais au fil des années… il les avait tous perdus.

Pourquoi la Lumière l'avait-elle ainsi préservé, lui qui en était si indigne ?

Avait-il… une tâche à accomplir ? La Lumière… qu'attendait-elle de lui ?


Une angoisse lui noua la gorge au moment où il fixait un grand bouclier blasonné dans son dos. L'angoisse d'avoir une destinée et d'être incapable de la saisir.

« Montrez-moi le chemin, murmura-t-il malgré lui en une dernière prière. Faites que cette fois, je trouve la force de les sauver ».


Thiwwina avait dormi comme un loir. Elle s'éveilla en s'étirant longuement, et en bâillant à s'en décrocher la mâchoire.

Un garde vint la prévenir que le rassemblement de l'équipe se ferait dans une heure.

Elle s'habilla en chantonnant de sa petite voix flûtée.


Elle s'admira dans un miroir tout en enroulant ses longues tresses en chignon de chaque côté du crâne.

« Bon, lâcha-t-elle en s'adressant à elle-même un grand sourire lumineux, c'est pas tout ça, mais pendant qu'ils astiquent leur fourbi, z'ai un truc à faire moi ! »

Elle sortit une pierre scintillante d'une bourse et incanta un puissant sort de lien, qui y inscrivit profondément un glyphe vert. Elle sourit, satisfaite.

Un nouveau sort, et, le temps de cligner des yeux, elle s'était téléportée à Shattrath. Elle courut au centre de distribution du courrier.

Les employés et les badauds écarquillèrent de grands yeux en la voyant.

« O magnificente Thiwwina ! s'exclama un humain, quel grand honneur de vous rencontrer ! Ma chambre est tapissée de portraits de vous ! J'ai suivi toutes vos performances depuis deux ans ! Je dépéris dans l'attente que vous reveniez dans la compétition…

— Z'ai pas tout à fait le temps pour les autographes, fit-elle avec un grand sourire. Excusez-moi ! cria-t-elle gaiement, z'ai une mission méga top secrète suuuuuper importante à faire et z'ai pas toute la zournée ! »

Il y eut des murmures, certains exaltés et admiratifs, d'autres interrogateurs.

« Allons, fit un guichetier exaspéré à la file qui lui faisait face, qu'attendez-vous, laissez passer mademoiselle Noonsizzle.
— Nan nan ça ira, rien de confidentiel, répondit Thiwwina depuis l'entrée – on n'entendait qu'elle. Si vous pouviez me réserver la table là-bas et y apporter tout mon courrier et de quoi écrire, vous seriez zzzabsolument zadorables. »

Ils fondirent. On l'installa. Elle distribua à tout un chacun de magnifiques sourires démesurés et des clins d'œil complices.

Un dræneï suant et soufflant apporta une brouette pleine de colis et d'enveloppes. Sous les yeux de tous les présents et comme si de rien n'était, elle se mit à tout décortiquer de ses doigts experts en tirant un petit bout de langue. Elle dévora les lettres, les yeux pétillants, éclatant régulièrement de rire. Il y avait des déclarations d'amour, des menaces, anonymes ou non, de ses anciens rivaux, des demandes en mariage, des supplications pour qu'elle revienne sur le devant de la scène, des faire-parts, des invitations à des réceptions huppées, des nouvelles de ses anciens co-équipiers, et des cadeaux de fans – des bijoux surtout, avec une prédominance de bagues de fiançailles et de colliers avec des cœurs en médaillon.


Elle parcourut tout cela à une cadence infernale, lisant une lettre en ouvrant déjà la suivante. Le dræneï, posté à côté d'elle depuis qu'il avait apporté un nécessaire d'écriture, faisait des flexions régulières pour ramasser les enveloppes et colis vides et les rassembler.

Enfin, elle griffonna quelques mots sur un papier. Un voile assombrit légèrement son regard. Elle se tourna vers le brave employé et lui servit son sourire le plus désarmant. « Tu sais ce qui me ferait terriblement plaisir ? »

Il ne put hésiter. « Tout ce que vous voudrez, mademoiselle.
— Super, z't'adore ! s'exclama-t-elle – il rougit. Alors en fait il faut vraiment que ze parte, donc tu vas recopier ce mot pour saque courrier où y a l'adresse de la personne et lui expédier ! ».

Elle lui envoya un baiser, se concentra, détecta à travers l'espace l'aura de la glyphe laissée au Bastion et s'y téléporta.

Le dræneï resta hébété quelques secondes. Elle venait de lui demander un travail monstrueux. Il en aurait pour des jours à recopier le mot pour chaque expéditeur.


Il posa les yeux sur les quelques lignes griffonnées de la mignonne écriture ronde de la gnomette.

Mes chers admirateurs, mes chers rivaux, mes chers co-équipiers, mes chers amis, ma chère petite famille,

Je vais d'ici quelques minutes partir pour une mission dont je ne sais pas grand'chose à part qu'elle est terriblement dangereuse. Evidemment je vais montrer à nos ennemis qui c'est la plus forte ! Ne vous en faites surtout pas pour moi !

Je n'ai donc pas le temps de faire une réponse particulière à chacun. Mais sachez, au cas quand même infiniment improbable où cette lettre soit la dernière, que je vous aime tous énormément, que vous représentez toute ma vie, et que je vous porte tous dans mon petit cœur, que vous avez réchauffé quand je vous ai lus. Betty, n'oublie pas que tu m'as promis de me dédier une chanson ! Jœy, je compte sur toi pour devenir un grand mage, et j'espère que tu m'en voudras pas trop d'avoir été une grande sœur tyrannique. Karthor, vieille pourriture, crois pas avoir gagné par forfait si je ne viens jamais relever ton défi !! Et Naël, désolée de n'avoir jamais su me décider sur ta demande, mais mieux vaut tard que jamais, pour le coup tout le monde le saura, tant pis hi hi ! oui je t'aime et je veux qu'on se marie et se fasse un petit nid douillet quelque part !

Bisous à tous !

Thiwwina.


Akmar ouvrit sur sa couche une mallette rigide de cuir noir, aux coins ferrés. L'intérieur était bardé d'encoches, de sangles et de poches – prévu pour accueillir tout son attirail d'alchimiste.

Dès la veille au soir, au retour du conseil de Danath, il avait centralisé les réserves personnelles de plantes et d'élixirs des autres membres de son unité – avec ou sans leur consentement.

Il avait passé la nuit à trier les plantes, entre celles à transformer sans délai et celles qu'il pouvait conserver en l'état, et à préparer une grande variété de décoctions.

Akmar ne dormait de toute façon plus depuis des années. Sa pratique de la magie démoniaque lui avait fait perdre naturellement le sommeil. Il n'en souffrait pas. Il conservait juste un teint blafard et des cernes d'un noir d'encre. Quand les autres dormaient, il lisait de vieux grimoires, faisait des expériences alchimiques, ou sondait les abîmes durant de longues méditations.

Il rangea dans la mallette, avec des gestes précis et sans hésitation, toute une série de fioles, des dizaines, contenant des liquides de diverses couleurs – et plus ou moins liquides, en vérité. Puis il garnit les poches de plantes séchées enveloppées dans des tissus protecteurs, par petits sachets. Il ajouta quelques branches de bois sec et une petite marmite.


Il referma la valise avec mille précautions, attentif au moindre mouvement suspect à l'intérieur.

Il jeta un coup d'œil au grimoire qu'il avait lu la nuit précédente, pour se remémorer un nom.

Puis il trempa les doigts dans un bol de sang – provenant sans doute d'un des morts de la bataille de la veille – et dessina sur le sol un grand cercle, qu'il doubla et orna de motifs complexes et torturés, sa main revenant sans cesse du bol au dessin, semant de lourdes gouttes épaisses et froides. Puis il se plongea dans une transe incantatoire, prononçant sans reprendre son souffle une longue litanie de mots hachés aux sonorités acérées.

Une grande ombre se forma au milieu du cercle et se matérialisa. Une succube, un démon femelle vicieux et facétieux. Mais qui ne pouvait désobéir à celui qui s'était fait son maître en asservissant son esprit.

La succube était de taille humaine, et nue, comme il était d'usage dans son plan d'origine. Elle tenait encore le fouet qu'elle était certainement en train d'utiliser sur une pauvre victime égarée. Sa silhouette était celle d'une humaine plantureuse et séduisante, mais ses yeux rouges, ses cornes, ses ailes du type de celles des chauve-souris, sa queue et ses sabots étaient propres à dissuader tout mortel raisonnable de l'approcher.

Quand elle vit le gnome, elle soupira, visiblement peu enchantée d'avoir été invoquée et asservie.


« Qu'y a-t-il pour ton service mon loulou ? demanda-t-elle en démonique.
Enfile ça, fit Akmar d'un ton neutre en lançant aux pieds de la succube des sous-vêtements noirs, tout ce qu'il avait pu récupérer manifestement.
Oh, Monsieur est embarrassé ? dit-elle d'un air narquois en s'exécutant.
C'est pour éviter les regards et les remarques débiles des crétins dehors, répondit-il d'un ton las. Donc Elbereth, ton rôle présentement se cantonnera à porter cette valise.

Ainsi c'est pour cela que vous m'avez appelée, lâcha-t-elle dépitée en soulevant la mallette. Moi, une faible esclave toute prête à vous entourer de tendresse… , ajouta-t-elle, un doigt sensuellement appliqué sur sa lèvre inférieure, et l'air ingénu et soumis.
Ce manège ne marche pas avec moi, soupira-t-il en vérifiant rapidement qu'il n'avait rien oublié. Alors tu me suis et tu la boucles, si tu veux que je reste gentil.  »

Elle émit un petit gémissement et le suivit, la mine implorante et attristée. Ne parvenant pas à capter le regard du gnome indifférent, elle se renfrogna et bouda, vexée.


M'oublier. N'être plus qu'un guerrier froid et sans âme.

Stropovitch se dressait, revêtu de soie légère. La soie est le meilleur tissu sous une armure, car elle se tranche difficilement. Si une lame passe entre les plaques et sectionne les mailles, elle blessera, certes, mais la soie, bien plus que d'autres matières, aura une chance de rentrer dans la plaie et de limiter en partie le saignement.

Pourquoi je ne me souviens pas de cette nuit…

Hama, encore alanguie de ces heures d'extase, l'équipa par-dessus la soie d'une armure de cuir granuleux lourd. C'était de la peau de crocilisque gangrené d'Ombrelune. Offerte par Danath, de son armurerie personnelle. Hama s'appliqua, serrant solidement chaque sangle. En plus d'être une protection supplémentaire, le cuir a pour fonction de faire écran entre la peau et le métal, pour éviter d'être blessé par les frottements induits par les mouvements.


Que m'a-t-elle donc fait…

Elle le recouvrit ensuite d'une cotte de mailles étincelante, qui n'avait encore jamais servi. C'était de l'adamantite raffinée, aussi légère que solide. Une qualité réservée aux officiers. Mais personne désormais n'en avait davantage besoin, avait jugé le Commandant. La cotte de mailles est un bon rempart contre les coups de taille, pour ne pas dire le meilleur, si l'on considère le rapport entre le poids et la protection procurée. Mais si elle empêche les blessures, elle ne préserve pas de se faire broyer les os par des chocs puissants. Et les flèches et les coups d'estoc peuvent la traverser.

Hama la superposa parfaitement au cuir, d'un œil aiguisé.

Qui aime-t-elle désormais, le démon ou moi ?

L'armure lourde était celle d'un officier dræneï mort au combat. Un forgeron survivant l'avait retapée la veille au soir et une partie de la nuit. Les pièces étaient bien suffisamment solides pour protéger des flèches et des carreaux. Mais étaient en même temps moins épaisses que son ancienne armure, celle qu'on lui avait imposée en tant que soldat. Les épaulières étaient attachées directement sur le plastron et ne bougeaient pas avec les bras. De plus, elles étaient garnies de renforcements au niveau du cou, dans lesquels le casque s'imbriquait solidement. Du sur-mesure. Pour une fois, le guerrier acceptait de mettre un heaume. Encastré tel qu'il était dans les épaulières, celui-ci en effet absorberait les chocs mineurs sans heurter directement le crâne du dræneï. Restait le problème du champ de vision, même si ce casque disposait pour les yeux d'une fente assez large.


Il s'y habituerait. L'essentiel était de ne pas s'exposer aux blessures. Moins il risquerait la mort, mieux il garderait le contrôle. Ne pas se laisser submerger par le démon était la priorité.

Je dois me rendre à l'évidence. Elle pue l'Ombre. Les lames d'Arcân l'ont changée. Qu'est-ce que l'avenir réserve à notre amour ?

Elle adaptait les pièces d'armure les unes aux autres au moyen des sangles, qu'elle dissimulait le mieux possible. Elle se redressa enfin et croisa son regard. Elle lui sourit, les yeux brillants…

… d'appétit.

Pourquoi m'a-t-elle dédaigné cette nuit ? Pourquoi n'ai-je pas pu l'aimer ? Pourquoi ai-je été refusé et dépossédé ? Moi qui désirais tant que nos cœurs communient de nouveau… Ma personne n'a plus d'intérêt à ses yeux.
Elle apporta deux épées dans leurs fourreaux, qu'il dégaina et observa. Taille moyenne, assez larges et lourdes. Très sobres. Quillons larges. Poignées épaisses. Pommeaux sphériques.


Bonne prise en main. Aussi bonnes de taille que d'estoc. Assez lourdes pour asséner des coups puissants et gérer les pressions. Tranchants et pointes aiguisés mais larges, prévus pour pénétrer difficilement, mais en faisant mal. Quillons suffisamment solides pour parer des armes à deux mains. De vraies armes d'escrime.

Il se ceignit lui-même de la ceinture, dégaina et rengaina plusieurs fois très vite, pour estimer la qualité des fourreaux.

Bon, ça glisse bien. Je n'ai jamais été aussi bien équipé.

Elle le regarda en se mordant d'une dent la lèvre inférieure. Elle avait l'air déçue qu'il soit aussi froid – attristée de le sentir aussi malheureux, bien qu'il fasse tout pour le cacher. Elle lui tendit alors timidement un carnet et un crayon.

« Tiens, je t'ai aussi trouvé ça… »


En fait, elle était au bord des larmes.

Il la prit doucement dans ses bras. Elle se laissa aller et pleura contre le métal.

Je ne sais plus quoi penser.

« Je suis tellement désolée… dit-elle enfin. Mon amour, je… tu es resté le même et moi… j'ai tellement changé… »

Le cœur du guerrier se serra.


Ne dis pas ça…

« Je suis une vampire des âmes… je ne contrôle pas encore ma faim, car… – elle était secouée de sanglots – je n'ai pas encore eu de raisons de me retenir… ne m'en veux pas, mon amour… je t'en supplie – elle gémit ces derniers mots –, ne me condamne pas, ne me rejette pas… »

Je t'aime trop pour cela.


« Je vais lutter, je te le promets… Je ne veux pas te perdre, je… je tiens à toi, Stropovitch… »

Elle leva la tête et plongea ses grands yeux larmoyants dans les siens.


« Je t'aime… »

Il ôta lentement son casque et ses gants. Posa tendrement ses grandes mains sur les joues d'Hama. Se pencha lentement vers elle. Elle frémit.

Ils s'embrassèrent. Doucement. Longuement.


Danath contemplait toujours rêveusement la Citadelle. Il perçut du mouvement derrière lui. Il se retourna, et vit les sept combattants réunis. Quand on jetait un œil rapide sur eux, on ne leur prédisait pas de grands succès. Thiwwina, souriante, le regard pétillant comme celui d'une enfant immature ; Akmar, avec son teint livide et ses cernes, l'air blasé, accompagné d'une succube boudeuse portant fouet et valise ; Gunny, qui disparaissait littéralement sous son matériel ; Farôn et sa combinaison moulante ; Joannes, l'air indécis voire apeuré, comme un bleu qui allait livrer sa première bataille ; Hama, qui avait encore les joues humides de larmes ; et Stropovitch, perdu dans d'insondables pensées, bras ballants.

Pourtant il émanait du groupe une aura puissante, que même lui, Trollbane, vieux chef de guerre peu perméable à la magie, pouvait sentir. Et son instinct de meneur d'hommes ne le trompait pas. Il avait sept héros en face de lui.


« Mon Commandant, nous partons, fit simplement Gunny.
— Bonne chance », répondit simplement Trollbane.

Il est des moments où des mots habituellement anodins transportent soudain un océan de signification. Entre le groupe et le Commandant, il passa par ces brèves paroles des émotions fortes qui saisirent les cœurs. Ce fut ainsi qu'ils se dirent leur amitié martiale, leur sens du sacrifice, leurs espoirs, leurs valeurs, leur vision de ce que devrait être le monde.

Ils saluèrent et partirent. Danath, du haut de la colline du Bastion, les suivit du regard.

Gunny courut souplement à travers les failles du terrain en guidant le groupe par des signes de main rapides. Dans la Péninsule, il n'y a pas vraiment de jours et de nuits. Il y a des nuits claires et des nuits sombres. Il est aisé de ne pas se faire repérer par des gangr'orcs quand on exploite le terrain.

A cent mètres de la Citadelle, ils se réfugièrent derrière une butte. Gunny intima le silence d'un geste, baissa sur ses yeux ses lunettes de vision nocturne et prit son fusil de précision en main. La Citadelle, tel un aqueduc, formait un pont entre les deux bords d'un gouffre ; sauf que sa masse à demi effondrée et à l'architecture douteuse se dressait depuis le fond, prenant appui sur les parois du canyon. Il n'y avait à première vue pas d'accès par en-dessous. De toute façon Farôn était entré par les créneaux, et avait exploré la Citadelle en descendant progressivement dans ses entrailles. Il s'agissait de ne pas se perdre, de suivre le même chemin – et de voir où il menait.


Gunny repéra seulement quatre sentinelles en faction autour de l'escalier de bois menant aux créneaux. Elles étaient séparées d'au moins dix mètres. L'objectif était de les empêcher de donner l'alerte.

Farôn chuchota quelques mots à l'oreille du nain et disparut. Quelques minutes plus tard, Gunny put voir à travers sa lunette un gangr'orc s'affaler mollement – la nuque sectionnée probablement. Deux de ses collègues le virent, et voulurent crier. Aussitôt le nain tira dans la tête du plus éloigné, tandis que l'elfe égorgeait le plus proche. Le quatrième et dernier, au pied de l'escalier, sursauta en entendant la détonation. Il n'entendit pas la seconde, car la balle alla plus vite que le son.

La disparition des sentinelles serait remarquée très vite, à n'en pas douter. Le groupe courut vers les créneaux, aussi discrètement qu'il put. Gunny leur fit signe de s'immobiliser en arrivant au sommet de l'escalier. La trappe était dans la première tourelle, laquelle était à vingt mètres de là, percée de deux portes ouvertes. Farôn venait d'y assassiner un garde qui faisait la grasse matinée dans un hamac. Le nain leur fit signe de longer rapidement le bord, pour que les sentinelles de la partie centrale des créneaux ne puissent les voir dans l'encadrement des portes. Ils se contorsionnèrent pour entrer en épousant le contour du chambranle. Farôn avait ouvert silencieusement la trappe. Il fit signe depuis en bas que la voie était libre.

Ils s'y engouffrèrent l'un après l'autre. Le point de non-retour était franchi. Vers la vérité. Vers l'apocalypse. Vers la mort.

Chapitre 18

Le monde qui ne dort jamais. Le centre de destruction des mondes. Le fourmillement infini de vies consacrées au chaos et au déchirement de toute vie.

Hama, ombre dans l'ombre, nuée éthérée, observait, fascinée, depuis le bord de ce toit, les rues droites parcourues de démons de dizaines de races, agglomérés en une masse sombre grouillante. Elle n'avait vu tous ces êtres que dessinés dans des livres ou diffusés en hologrammes, et les voilà qui se montraient tous à elle dans toute leur horreur, leur force et leur malveillance. Il y avait là des régiments de gangregardes tentant de marcher en ligne, conduits par des gardes funestes ; des Mo'args et des Gan'args soûls entrant et sortant de ce qui semblait être des tavernes, s'étripant parfois avec des Tothrezims ; des succubes aguicheuses, régulièrement prises en chasse par des patrouilles de Shivarras ; des diablotins aux airs de contrebandiers qui bondissaient entre les jambes des passants, alourdis toujours de quelque marchandise douteuse ; quelques secousses et une grande queue de dragon épaisse avaient même signalé un seigneur des abîmes à un coin de rue ; un Nathrezim avait fendu l'air devant elle, manifestement pressé, mais qui ne put s'empêcher de jeter dans sa direction un coup d'œil interloqué.

« C'est qu'elle serait presque indétectable », susurra une voix derrière elle.


L'ombre eut un sursaut. Derrière elle, sur le seuil d'une grande véranda installée à même le toit de ce qui semblait être une sorte de palais, se tenaient, l'observant d'un air amusé, deux grandes femelles Eredars identiques, appuyées l'une sur la porte vitrée, l'autre à même le linteau. L'une avait la peau mauve et était vêtue d'une magnifique robe rouge échancrée et laissant dos et épaules nus ; l'autre, à l'inverse, avait la peau rouge vif et portait la même robe, mais mauve. Leur beauté était surnaturelle. Elles ressemblaient à deux dræneïs, mais il émanait d'elles une aura démoniaque fabuleuse.


Des Man'ari…

« Ouh, sœurette, fit la rouge avec un rire enfantin, elle a tout de suite compris ce que nous étions, moi qui nous pensais bien peu effrayantes… »

Elles lisent dans mon esprit…

« Allons donc, fit la mauve, elle vient de pénétrer dans notre monde, penses-tu qu'elle y cherche des amis ? »


Elles gloussèrent. La similitude de leurs attitudes avait quelque chose d'effrayant.

« Je n'aime pas son aspect, fit la rouge avec une moue boudeuse, ce n'est pas bien correct de se présenter ainsi floue… »

Elle incanta un puissant sort dans une langue hachée que Hama trouva sur le moment terrifiante. Elle se raidit… littéralement. L'Eredar l'avait matérialisée. Elle resta immobile, pétrifiée de peur… et complètement nue.

« C'est mieux en effet sœurette », fit la mauve avec un grand sourire. Elles s'approchèrent d'elle de concert, la dévorant des yeux. Elles étaient vraiment grandes, au moins trois mètres – et démentiellement puissantes, leur aura était écrasante.

« Nous pouvons donc nous présenter, ma jolie… dit la rouge en contournant Hama, les yeux suivant les courbes de sa chute de reins.
— C'est la moindre des choses ! répondit la mauve en fixant les seins généreux de sa proie.

— Ma sœur et moi sommes très attachées aux convenances… murmura la rouge à l'oreille d'Hama, posant une main sur sa croupe.
— Ma magnifique sœur derrière toi a pour nom Alythess… , dit la mauve en caressant du bout des doigts la gorge frémissante.
— Et ma non moins magnifique sœur devant toi s'appelle Sacrolash ! ajouta la seconde en l'enlaçant tendrement, les mains parcourant la peau de son ventre.
— C'est par politesse que nous parlons ton langage ! Alors que nous le trouvons si laid ! Pourquoi avoir perverti l'ancien eredûn, si beau, si expressif… soupira ladite Sacrolash en caressant désormais le galbe des seins.
— Oh sœurette, crois-tu qu'il soit vraiment le moment de parler de cela ? Après tout, leur langue s'est affaiblie en même temps que leurs corps et leur intelligence se sont amoindris, rien que de très logique… bien que cette petite soit un petit bijou ne trouves-tu pas ? demanda Alythess, ses mains descendant lentement vers le bas-ventre de la dræneï affolée.
— Un des derniers échos de la beauté des premiers Eredars, assurément », conclut sa sœur en pinçant perversement un téton.


Elles vivaient sur Argus… Corrompues avec Archimonde et Kil'Jæden…


Brièvement, la taille des deux sœurs évoqua dans son esprit l'image d'Arcân révélant sa véritable – imposante – apparence dans l'Exodar.

« Arcân ! » s'exclamèrent en chœur les deux géantes, cessant momentanément leurs activités érotiques. Hama sursauta.

Les jumelles échangèrent un regard langoureux.

« Ah, quel mâle c'était… lâcha Alythess avec une vibration sensuelle dans la voix, ses mains soudain fébriles reprenant le chemin du pubis.
— Combien de nuits… soupira lascivement Sacrolash en collant son corps frissonnant et déjà moite contre celui d'Hama, plongeant le visage de la dræneï entre ses seins.
— Que ne donnerais-je pas… exhala la première avant de mordiller farouchement un lobe d'oreille.
— Et moi donc… » souffla la seconde, qui se pencha et embrassa Hama à pleine bouche, ses lèvres chaudes comme une fournaise.


Elles se séparèrent soudain de concert de la dræneï déjà à demi inconsciente, et l'entraînèrent vivement avec elles dans leur havre de volupté.

« Hmm, murmura Alythess, remémorer ces anciennes amours m'a dangereusement excitée.
— Le corps de cette petite merveille sera un parfait exutoire, ma sœur, lâcha l'autre avec un air malicieux.
— Oh que oui, profitons-en avant que Mephistroth ou un de ses sbires ne sente sa présence », répondit avec ardeur la première.

La porte vitrée se referma en claquant.


Alythess et un incube s'ébattaient bruyamment et violemment depuis plusieurs heures.


Le sol de la chambre n'était qu'un immense et épais matelas tendu de soie, recouvert de myriades de coussins et de tissus luxueux et colorés. Aux angles, disposés sur des guéridons, des carafes et des gobelets d'or serti de gemmes emplis de diverses liqueurs aphrodisiaques et énergisantes, régulièrement renouvelées par de discrets serviteurs fantomatiques. Contre un mur, un grand coffre de cuir carminé à l'armature métallique ciselée, contenant des dizaines de jouets érotiques aux formes et usages divers.

De même que leurs femelles – les succubes –, les incubes sont pourvus de cornes, ailes, queue et sabots, mais tous ces attributs sont menus et jolis, sans grandiloquence ; leur peau, d'un rouge vif et ardent, est lisse et leur chair tendre comme celles d'un nourrisson. Certes, ils sont naturellement petits et frêles, mais ce qui fait tout leur intérêt en tant qu'esclaves sexuels, c'est qu'ils ont le pouvoir inné des sayaadi d'adopter spontanément la taille et l'aspect qui correspondent aux désirs de leur partenaire.

En l'occurrence, l'incube s'était fait le sosie d'Arcân le Premier-Né. Chaque nouvel esclave des jumelles adoptait cette forme en lisant leurs désirs. Mais malgré tout l'art qu'ils déployaient et leurs performances inégalables, ils n'en avaient désespérément que l'apparence. La façon d'être d'Arcân, sa présence était inimitable. Après des siècles et des siècles de luxure éperdue, les deux sœurs s'étaient gorgées inlassablement de tous les plaisirs, mais conservaient en leur for intérieur une amertume, un manque, une désespérance – qui sait, des échos d'amour dans des cœurs de démones.

Dans un ultime sommet d'extase, Alythess mordit soudain à pleines dents la carotide de l'incube et l'égorgea sauvagement. Les dernières convulsions de l'amant, dont le sang chaud jaillit en épais gargouillis sur les coussins de velours et la poitrine opulente de l'Eredar, prolongèrent un peu le délice de cette dernière. Les deux corps s'immobilisèrent enfin. Elle soupira et repoussa le cadavre. Elle se releva avec peine, chancelante, ivre de liqueurs et de plaisir. Un démon spectral la vêtit d'une robe de chambre de satin. Les yeux embués de volupté et le regard mélancolique, elle sortit de la chambre d'un pas peu assuré. Elle aboutit ainsi sur le palier du premier étage, réduit à une balconnade en U autour de l'immense hall de leur palais. Le son feutré de ses sabots sur les épais tapis de laine écarlate résonna doucement dans l'espace. Elle marcha ainsi nonchalamment, contournant le hall, jusqu'à la porte opposée, au même étage. Pour s'annoncer, elle gratta félinement le bois de ses ongles avant d'entrer.

Dans une grande pièce où étaient réunis, par dizaines, tous les pires instruments de torture jamais conçus dans l'univers, Hama, nue, avait les chevilles et les poignets attachés par des chaînes elles-mêmes entraînées par des poulies sur un palan aux membres amovibles, permettant en quelques manipulations de roues et de leviers de mettre n'importe quel corps dans n'importe quelle position. En l'occurrence, la dræneï était suspendue par les bras, joints, et les jambes, écartées. Sacrolash s'ingéniait au moyen d'une formidable panoplie d'instruments d'éreinter Hama tout à la fois de plaisir, de fatigue et de tortures légères. Couverte de sueur, cette dernière n'émettait plus depuis deux heures que de faibles gémissements.

Alythess s'approcha en souriant et caressa d'un air songeur l'intérieur d'une cuisse. Sacrolash, sans interrompre ses mouvements, jeta un coup d'œil amusé à sa sœur, dont la bouche et la poitrine étaient recouvertes de sang déjà frais.

« Eh bien ma sœur, dit-elle, ses yeux revenant à son ouvrage, il semble que tu te sois déjà lassée de ce jeune sayaad. Je lui trouvais pourtant une aura assez saisissante. J'ai bien failli croire à son illusion.
— J'ai eu faim ! », s'exclama joyeusement l'autre – elles rirent.

Un serviteur se matérialisa à la porte.

« Maîtresses, le Prince Mephistroth, Seigneur des Nathrezim, sollicite une audience.
— Oh non encore ce vieil aigri ! » fit Alythess. Boudeuse, elle se traîna paresseusement vers le hall.

Sacrolash passa un long coup de langue satisfait sur le dernier instrument, regarda avec amour sa petite poupée de plaisir et suivit sa sœur.


Ils étaient dans un couloir étroit percé de part et d'autre de larges meurtrières. Une porte blindée en bloquait l'issue, à une cinquantaine de mètres. Tous les dix mètres et de chaque côté, une ouverture dans les murs permettait d'accéder aux deux grandes terrasses qui encadraient le couloir. De fait, ces terrasses étaient tout simplement le toit de l'étage inférieur – la forteresse allait ainsi s'élargir à mesure qu'ils descendraient dans ses entrailles.

« Il y a quatre couloirs ainsi séparés par des portes, avec une cage d'escalier entre le second et le troisième, murmura Farôn. On peut passer d'un tronçon à l'autre par les terrasses, mais je préfère crocheter les serrures. Dehors, il y a les sentinelles des créneaux, mais aussi un dragon.
— Un dragon ? s'étonna Gunny. Jamais entendu parler.
— Je l'ai aperçu à cent mètres au moment de passer par la trappe. Un drake du Néant, monté par un gangr'orc. Il venait de Terokkar et se dirigeait vers la Citadelle.
— Bon, chuchota le nain, on ne va de toute façon pas pouvoir passer inaperçus longtemps, donc on pète les portes ; on tue tout ; on laisse les cadavres tels quels – et on fonce ! »

L'ordre était clair.


Ils coururent, Farôn et Gunny en première ligne. Ils atteignirent la porte. L'elfe sortit d'on ne sait où trois légers et fins instruments aux allures de matériel chirurgical.

« Il y a dix âmes derrière », dit simplement Hama.

Farôn s'immobilisa, puis hocha la tête en direction de Stropovitch. Ce dernier s'avança. Plaqué dans l'angle du mur pour laisser l'ouverture libre, l'elfe crocheta rapidement et sans discrétion la serrure. Le guerrier dans le même mouvement leva un sabot et l'abattit sur la porte – dont les gonds s'arrachèrent, et qui alla percuter en grand fracas le groupe d'ennemis, accompagnée d'une grenade étourdissante. Les guerriers gangr'orcs, qui étaient en train de jouer aux osselets assis en cercle, eurent un cri de surprise. Thiwwina bondit en avant et gela la troupe d'un geste.

En exactement cinq secondes, Stropovitch et Farôn en éliminèrent deux chacun de leurs lames impitoyables ; Hama absorba deux âmes ; Thiwwina en transperça deux de javelots de glace ; Akmar en réduisit un en tas de chair gangrenée ; et Gunny… en transforma un en poulet.

L'assassin et le guerrier se tournèrent vers lui, ce dernier levant un sourcil d'un demi-millimètre. Le nain, un étrange appareil cylindrique aux diodes clignotantes à la main, peinait à dissimuler sa satisfaction.

« Euh bah je voulais juste vérifier si ça marchait, hum… ça nous fera un casse-croûte, au pire… »


Poulet qui en fait était un coq et se mit à chanter à tue-tête. Le sabot du guerrier en fit instantanément de la bouillie.

« Arf, fit le nain en considérant tristement la viande malaxée mêlée de plumes sales, pas de casse-croûte alors… »

Des cris d'orcs se firent entendre de l'autre côté de la porte menant à l'escalier. Inévitablement, le massacre – et le poulet – avaient donné l'alerte.

« Une fois que nous serons en bas, je saurai comment nous cacher », dit rapidement Farôn.

Ils comprirent. S'ils se frayaient un chemin à l'étage inférieur, ils pourraient poursuivre la mission dans de bonnes conditions. Inutile d'attendre les ennemis, il fallait aller à eux, et avancer, avec ou sans leur accord.

Ils coururent donc vers la seconde porte. Les cris de l'autre côté s'intensifiaient. Le grondement de dizaines de pas montant les marches. Des aboiements de chiens-loups.


« Ils sont une cinquantaine. Beaucoup de mouvements, dit Hama, avec cette fois une légère pointe d'appréhension dans la voix.
— J'ai des potions d'invisibilité mais elles ne tromperont pas les chiens, dit Akmar d'un ton las.
— Bordel, lâcha le nain qui chargeait sa pétoire tout en courant, si tous les orcs de la forteresse déboulent les uns après les autres, on n'est pas dans la merde. »

Soudain, stupéfaits, ils s'immobilisèrent à quelques pas de la porte. Tous sentirent une puissance douce et impétueuse à la fois les envahir, libérer leurs corps de la moindre fatigue, du moindre engourdissement, et les renforcer, les exprimer. Ils se regardèrent les uns les autres. Une chape de lumière parcourut fugacement leur peau, illumina leurs yeux et disparut en eux.

Ils se retournèrent. Joannes, dix mètres derrière eux, rouvrait les yeux, sa prière exaucée.

« Qu'ils viennent, murmura le paladin, d'un air divinement calme. Je suis prêt ».


Gunny resta perplexe quelques secondes. Au fil des jours, Joannes devenait presque effrayant.

La porte s'ouvrit brutalement, libérant un flot d'orcs vociférants.

« C'est partiiiiiiii !! » cria Thiwwina avec un rire enthousiaste.

Elle libéra instantanément devant elle un tourbillon de givre depuis sa main droite dressée, enveloppant l'armée beuglante d'un voile de froid dont la morsure ralentit leurs mouvements – et les fit taire.

Gunny avait entretemps dégoupillé deux grenades en même temps avec les dents et les avait balancées au-dessus des premiers orcs, pour qu'elles explosent dans l'escalier. Ce qu'elles firent, tandis qu'il déchargeait sa pétoire à bout portant sur l'orc frigorifié le plus proche de lui – les plombs réduisirent son torse en charpie et tuèrent deux autres guerriers derrière. Il se replia aussitôt d'un bond, autant pour recharger que pour éviter un coup de coude malheureux de la part de Stropovitch.

Ce dernier, accompagné de Farôn, avait en effet entamé une chorégraphie funeste. Faucheurs infatigables, ils passaient d'un orc à l'autre, parant, désarmant et contre-attaquant avec force et précision, tranchant toute chair offerte, gorges, bras, aisselles, bouches ouvertes. Les mouvements ralentis de ses ennemis permettaient au dræneï d'économiser son ardeur. Il ne devait pas oublier qu'il avait désormais le démon à fleur de peau.


Un chuintement écœurant. Joannes frissonna en voyant Hama s'imprégner d'Ombre. Le tissu même de sa robe se fanait, même si elle avait été traitée magiquement pour y résister. Tout son corps se fit noir et éthéré, et émit une épaisse nuée sombre, qui se délitait en volutes alanguies. Ses orbites semblaient vides, ouvertes sur le Néant. Ses traits se déformèrent tandis qu'elle ouvrait la bouche pour absorber les âmes de ses victimes. Le visage de sa proie d'abord se déformait comme aspiré par une ventouse, avec des expressions de souffrance. Le pauvre être ne pouvait plus émettre aucun son, et, s'il était faible, tombait en général immédiatement à genoux, lâchait ses armes et se tenait la tête à deux mains, parcouru de convulsions. Ensuite, quelle qu'ait été sa réaction, une espèce de rayon sortait de lui qui le reliait à Hama, tel un éclair noir, par lequel elle canalisait son âme. Débutait alors une lutte, qui dépendait uniquement du supplicié. La plupart du temps, il ne manifestait aucune résistance, et en un instant son corps s'affalait mollement, enveloppe vide, le visage encore empreint d'une agonie particulièrement atroce.

Ainsi les deux dræneïs et l'elfe semaient méthodiquement la mort.

Mais Thiwwina et Akmar n'osaient pas incanter de sorts, de peur de les atteindre malencontreusement. Et la pression exercée par les orcs qui arrivaient de l'escalier était telle, que les Alliés perdaient du terrain.

« Vous avez vingt secondes pour vous replier ! » cria soudain le gnome à ses camarades. Et il se mit immédiatement à incanter une série de graines infernales, qui allèrent l'une après l'autre se loger dans les corps des orcs.

Les membres du commando écarquillèrent les yeux, terrorisés. Dès qu'elles exploseraient, elles disperseraient également les âmes de tous les mortels proches.

Le nain réagit instantanément.


« Grenade aveuglante ! » hurla-t-il pour prévenir les deux bretteurs. Stropovitch – dont un sabot achevait de briser la colonne d'un molosse ivre de douleur tandis qu'une épée fouillait une cervelle d'orc à travers une oreille – et Farôn bondirent brutalement en arrière en se protégeant les yeux – la grenade illumina puissamment le couloir l'espace d'une seconde, stupéfiant les ennemis.

Seconde qu'exploita Thiwwina pour se pencher et répandre depuis les paumes de ses deux mains une chape de froid glacial, qui gela solidement – sèchement – les jambes des premières lignes. L'immobilisation ne durerait que quelques secondes, au vu de la poussée effectuée par l'arrière-garde. Elle se retourna aussitôt et courut vers le couloir précédent, où Stropovitch, Farôn et Hama s'étaient déjà réfugiés, bientôt rejoints par Akmar qui incanta une dernière graine quelques secondes avant l'explosion de la première.

Cinq.

Les prisons des jambes cassèrent. Les orcs gelés furent renversés et piétinés par une armée que la résistance des intrus et l'étroitesse du couloir avaient passablement enragée – une armée gangrenée à son insu par une nuée de petites bombes à retardement.

Quatre.

Gunny activa sa ceinture spéciale. Un écran protecteur opaque apparut devant lui, le protégeant entièrement de face, tandis qu'il se jetait au-devant de l'armée pour bloquer leur avancée et sauver ses compagnons.


Trois.

Mais le couloir était trop large et l'assaut trop impétueux pour qu'il suffise à les arrêter. Il se faisait déjà déborder sur la gauche. Il porta la main à ses ceintures de grenades pour se sacrifier en faisant tout sauter sur place.

Deux.

Joannes rua sur la gauche de Gunny et s'abattit de toute sa masse sur les orcs, réfugié derrière son grand écu blasonné. Sous le choc, les ennemis durent se tasser, à demi renversés sur trois lignes. Le nain s'arrêta dans son geste fatidique, et commença de marmonner un « Barre-toi ! » paniqué. Ils s'arc-boutèrent derrière leurs boucliers. Les cinq autres avaient gagné une seconde supplémentaire de fuite.

Un.

Le paladin posa une main sur le crâne de Gunny et ferma les yeux. Une enveloppe de Lumière les recouvrit tous les deux.


Quand les dizaines d'âmes implosèrent de l'autre côté de son bouclier, Joannes les sentit se disperser mélancoliquement dans l'air, et s'effacer par sursauts comme les derniers scintillements tristes d'une myriade d'étoiles.

Une larme coula sur sa joue tandis qu'un cadavre amorphe s'affaissait sur son écu, et que le couloir, doucement, résonnait du cliquetis des armures s'entrechoquant dans l'affalement général de corps soudainement privés tout à la fois de vie, de mort, de retour au cycle universel de la circulation des âmes – d'espoir de rédemption.

Il se redressa et réattacha son bouclier dans le dos, les yeux baissés, incapable de jeter un regard au charnier.

Ses compagnons, immobiles, l'observaient, muets, fascinés. Gunny, les doigts encore crispés sur une goupille de grenade, demeurait stupéfait, les yeux rivés sur le spectacle macabre, ne comprenant pas comment il avait pu rester en vie.

Joannes se retourna, et son regard croisa celui d'Akmar. Le gnome y lut la plus grande tristesse du monde. Celle du serviteur de la Lumière abattu par la cruauté absurde, infinie et toujours renouvelée de son prochain.

Le démoniste eut une moue agacée et haussa les épaules – pour la première fois depuis d'innombrables années, il avait senti son cœur se serrer.


Keli'dan et Néanathème discutaient dans une grande salle devant des braseros emplis de braises gangrenées ardentes, à côté du grand siège en pierre du second – où il aimait à trôner entre deux expériences –, quand un officier gangr'orc essoufflé interrompit les deux démonistes.

« Maître, dit-il, un groupe de sept combattants a pénétré dans la citadelle. Nous avons déclenché une alerte générale pour les écraser. Le général Bladefist m'a demandé de vous mettre en garde.
— Fort bien », répondit Keli'dan en esquissant un sourire. L'orc s'inclina et repartit en courant.

« Pourquoi n'as-tu pas parlé à Bladefist de notre affaire ? ricana Néanathème. Tu aurais pu lui dire qu'un démon t'intéressait pour grossir les rangs de sa fameuse « seule vraie Horde ».
— Mais non allons, fit Keli'dan en souriant de plus belle, il vaut mieux que cet imbécile ne sache rien. Qui sait, il y aurait peut-être senti une entourloupe quelque part. Il ne doit jamais ne serait-ce qu'esquisser l'idée que nous travaillons pour autre chose que sa propre gloire.
— Hmmm, répondit son interlocuteur d'un air finaud, dis plutôt que ça t'intéresse de faire combattre l'hôte. Mais tu prends le risque terrible qu'il meure contre les forces de Kargath.
— En effet, acquiesça le premier, il faut absolument le maintenir à sa limite. Et je ne me fais aucun souci pour sa survie. D'autant qu'il est apparemment accompagné d'un contingent d'élite.

— Et que fais-tu du risque qu'il « le » libère prématurément ?
— Eh bien, dit après une petite pause Keli'dan, une inquiétude voilant ses yeux, ce serait dommage, mais Kil'Jæden s'en contenterait certainement. La Légion attend « son » retour depuis trop longtemps déjà.
— Il s'en contenterait, oui, mais tu aurais failli à ta mission, et il t'a donné un aperçu du sort qu'il te réservait en cas d'échec », ricana Néanathème.

Keli'dan haussa les épaules – pour dissimuler le tremblement qui le saisit.

« C'est tellement bête, tout de même, lâcha-t-il, ce doit être le seul enfant dræneï à ne pas avoir développé ses facultés magiques innées.
— Eh oui, pas de chance, renchérit Néanathème, hilare.
— Si seulement ç'avait été ce Darotân que j'avais rencontré près de Telredor…
— Tu aurais déjà depuis longtemps accompli les deux objectifs de ta mission, c'est certain. « Il » se serait imprégné de Lumière très rapidement, et aurait exterminé l'ensemble des exilés en plein milieu de l'Univers. A la place de cela, les dræneïs ont trouvé une nouvelle terre, et la guerre a repris avec Azeroth sans qu' « il » ait encore rejoint la Légion. Alors qu'avec « lui » les deux mondes seraient déjà sous notre domination, nous sommes en passe de perdre ce monde-ci également.

— Nous ne le perdrons pas, affirma Keli'dan d'un air sombre, car la fin est proche. Mon ingrédient est arrivé ».

Un gangr'orc revêtu intégralement de noir, le visage dissimulé, apparut derrière le grand siège de Néanathème, provenant d'un quelconque passage secret ou portail de téléportation. Il s'inclina, remit entre les mains de Keli'dan une petite giberne, s'inclina de nouveau et disparut derrière le trône.

« Ah, s'étonna Néanathème, tu as enfin trouvé un moyen d'éveiller chez ce Stropovitch ses affinités avec la Lumière ?
— Oui, je n'ai pas eu à beaucoup réfléchir, dit lentement Keli'dan, les yeux fixés sur la giberne. Ce sont les Naarus qui ont fait le don de la Lumière aux Eredars. C'est l'essence d'un Naaru qui rappellera à ce satané guerrier pourquoi ses yeux brillent.
— Mais comment… » commença son interlocuteur, avant de s'interrompre. Keli'dan sortit du cuir une fiole de cristal, dont le contenu étincelait de Lumière à l'état pur. Les deux démonistes furent agressés dans leur chair par cet éclat. Ce fut en se tordant de douleur que son possesseur remit la fiole dans son étui.

« Parfait, conclut-il, suant à grosses gouttes.
— Bon sang Keli'dan, dis-moi tout de suite d'où tu sors ça, fit l'autre, l'air furieux, la vision encore brouillée.

— J'ai demandé hier soir par télépathie au Conseil de drainer K'ure, le Naaru égaré et malade dans les entrailles des ruines d'Oshu'gun ».

Néanathème ouvrit de grands yeux.

« Le Conseil a réussi à extraire cette essence ?
— Oui, au cours de la nuit, par l'intermédiaire de disciples non corrompus, fit fièrement Keli'dan en achevant de se redresser. Darotân a fait usage de la Lumière contre ce Stropovitch pendant leur affrontement, mais « il » ne l'a pas absorbée, au contraire, elle l'a repoussé. Le sort que j'ai lancé à Telredor « le » liait corporellement et spirituellement au dræneï. Il faut que ce soit ce dernier qui développe des pouvoirs.
— Je pensais que tu avais recueilli et renforcé Darotân pour cela justement. A quelle fin vas-tu l'utiliser alors ?
— Ce guerrier n'a survécu qu'en faisant preuve d'une extrême maîtrise de lui-même. Broggok l'a vu brièvement à Zeth'Gor. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, il est capable de ne « le » délivrer que partiellement, d'être toujours lui-même malgré un stade avancé de libération. Je commence à me demander si avec le temps, il n'aurait pas fini par réussir à ne faire définitivement qu'un avec « lui ».
— Incroyable, s'ébahit Néanathème. Tu as vraiment choisi le pire dræneï qui soit pour accomplir ta mission.
— Sans aucun doute, soupira Keli'dan. Mais heureusement, Stropovitch ne pourra jamais se contenir bien longtemps devant Darotân. C'est pour cela que j'ai recueilli ce paladin. Leur haine l'un pour l'autre dépasse l'entendement. J'ai lu dans son esprit. Je n'ai jamais ressenti cela auparavant. Ce qui lie ces deux dræneïs, c'est une distillation de tous les pires sentiments qui peuvent naître dans un cœur mortel. De plus, la puissance de Darotân croît de jour en jour, il devient… – le démoniste frémit – un monstre. Stropovitch devra « le » libérer pour avoir une chance de le vaincre. Et il le fera.

— Avoir « une chance » ? Tu parles de « lui » et tu dis « une chance » ? s'ébahit encore l'autre, qui allait d'étonnement en étonnement.
— Oui, soupira Keli'dan. J'ai… – il déglutit, l'aveu étant difficile à faire – commis une grave erreur, Néanathème. Je ne m'attendais pas à une telle… transformation. J'ai superposé une dizaine de mes plus puissants sortilèges sur les murs de sa cellule pour que personne ne puisse le détecter. Broggok a décidé de rester en permanence avec lui pour le maintenir sous contrôle mental. S'il nous échappe un jour… »

Il devint songeur, ses yeux perdus dans le vague. Néanathème frémit.

« … d'un coup de masse il détruira ce qu'il reste de ce monde.  »


Les graines d'Akmar n'avaient fait que rendre le couloir aux Alliés et leur donner un répit de quelques secondes. Des grognements et des exclamations rauques se faisaient entendre depuis la cage d'escalier.

« Tu nous refais une saloperie pareille, j'te plombe ta p'tite tête t'as pigé ? » fit Gunny à Akmar en rechargeant sa pétoire.


Ils coururent vers la porte. C'était le moment ou jamais de forcer le passage jusqu'au niveau inférieur.

Mais Thiwwina leur gela soudain les jambes sur place.

« Qu'est-ce que… ? s'ébahit Joannes.
— Elle est contrôlée ! » cria Hama, qui se concentra aussitôt pour détecter le coupable.

Une panique muette déforma les visages. Ils étaient en train de perdre leur ultime chance de salut. C'était l'alerte générale en bas. Ils seraient bientôt submergés par un flot irrésistible d'ennemis.

La gnomette, le visage soudain dénué d'expression, agita ses petites mains. Des javelots de glace commencèrent de s'y former.


« Dehors ! s'exclama Hama. Ils sont deux, un de chaque côté, sur les terrasses ! »

Joannes libéra d'un mot les jambes de Stropovitch. Celui-ci n'eut que le temps de se jeter sur Hama au moment où une pluie de lances de givre s'abattait sur elle.

Le guerrier, momentanément déséquilibré, tint bon sous l'assaut et se redressa. Joannes étourdit d'un mot la gnomette, la stupéfiant momentanément. Le dræneï se tourna vers le nain, saisi d'un pressentiment. Ce dernier, le visage soudain inexpressif également, lui vida sa pétoire dans le casque. Stropovitch ne put que se pencher un peu en arrière pour éviter de prendre des plombs dans les yeux.

Il tomba à la renverse. Deux billes de métal avaient tout de même trouvé la visière, mais grâce à l'angle, ne laissèrent que deux sillons obliques sur la plaque frontale.

Hama aperçut le gangr'orc de la terrasse nord à travers une meurtrière. Il était à découvert à l'extérieur, et éloigné autant qu'il le pouvait. La dræneï ouvrit sa bouche d'ombre et entreprit d'extraire son âme.

Thiwwina, remise de sa stupéfaction, lui scella les lèvres, l'empêchant d'opérer. Puis elle transforma Akmar en tortue au moment où ce dernier repérait l'orc de la terrasse sud.


Joannes achevait de libérer tous ses compagnons de la glace, par des sorts d'annulation.

Gunny porta la main à sa ceinture de grenades, cherchant une goupille à ôter. Farôn apparut dans son dos, lui tordit les deux bras, lui abattit le crâne sur le sol et le maintins solidement.

Stropovitch voulut emprunter une brèche proche dans le mur pour bondir sur la terrasse nord, mais Thiwwina l'immobilisa d'un cône de froid.

Elbereth abattit la valise de fioles sur le crâne de la gnomette. Celle-ci, protégée par une aura de glace qui dévia la trajectoire de l'objet, bondit en arrière en préparant une lance de givre. Une masse et un bouclier la frappèrent de part et d'autre, la cueillant en plein vol, marteau l'abattant sur une enclume. Elle s'effondra, sonnée.

Joannes eut un air coupable. Il s'assura que Thiwwina n'était pas blessée, puis, quelque peu livide, voulut libérer Stropovitch et Akmar des sorts qui les bloquaient.

La porte menant à l'escalier s'ouvrit brutalement, livrant le passage à un gangr'orc massif recouvert d'une armure lourde complète jaunâtre, et ayant troqué ses mains contre de longs et larges cimeterres. Derrière lui, en contrebas, les ordres et les exclamations fusaient. Soldat d'élite ou officier, probablement les deux, il était venu occuper les Alliés le temps que la garnison de la Citadelle achève de se regrouper.


Il se précipita sur Akmar au moment où le gnome, sur un mot expiatoire de Joannes, retrouvait son apparence normale. Mais la lame glissa sur une barrière sphérique luminescente, ce qui manqua de déséquilibrer l'agresseur. Le paladin avait in extremis enveloppé Akmar – qui achevait de reprendre ses esprits – d'un sort protecteur.

L'orc comprit immédiatement qu'il lui fallait commencer par l'humain. Il fondit donc sur Joannes, qui n'eut que le temps de lever son bouclier.

Les lèvres d'Hama se descellèrent enfin. « Akmar ! Hama ! Tuez la brute ! » cria Farôn au milieu du vacarme assourdissant.

La brute en question criblait en effet le bouclier du paladin de coups de cimeterre violents, et surtout latéraux. Ballotté de droite et de gauche par les chocs, Joannes déséquilibré découvrait tantôt un flanc, tantôt l'autre, et les lames par trois fois déjà s'étaient glissées entre deux plaques pour le blesser grièvement. De ses bras et des côtes, du sang coulait et gouttait sur le sol. Mais il s'arc-boutait autant qu'il le pouvait derrière son grand écu, dont les cimeterres entaillaient profondément les bords. Le paladin avait une expression désespérée.

Le gnome et la dræneï perçurent l'âme de l'orc, et en cherchèrent l'accès, pour l'amener à une fin foudroyante.

Stropovitch fut pris d'un grand frisson. La glace pénétrait sa chair, l'immobilisait – et le faisait terriblement souffrir. Et l'orc qui avait pris le contrôle de Thiwwina, maintenant qu'elle était hors de combat, cherchait à prendre possession de son esprit. Une volonté étrangère s'écoulait en lui, impérieusement.


L'elfe sentit le nain se décrisper sous lui. Il desserra lui-même son emprise, comprenant que le contrôle avait pris fin. Gunny, à demi inconscient, grimaçait en lâchant des « 'tain » et des « 'chier ». Et Farôn sentit lui aussi qu'on cherchait à saisir son âme – le second orc, au sud.

Il sourit. Et disparut. Il fit un pas.

Il réapparut derrière le gangr'orc abasourdi, lui passa le bras autour du cou, le fit basculer en arrière et l'égorgea de l'autre main comme un porc.

« J'ai déjà donné mon âme, murmura-t-il tandis que des yeux agrandis par l'étonnement et la terreur le fixaient, perdant de leur éclat à mesure qu'une mare de sang s'agrandissait à ses pieds. Il n'y aura jamais qu'Elle qui me fera plier à ses désirs. »

Un grondement.

Une bourrasque de chaleur.


Stropovitch s'était délivré tout d'un coup du froid et de la tentative de contrôle en libérant à peine le démon. Il luttait comme un insensé pour le contenir. A travers la visière du casque, on pouvait deviner la peau devenant rouge et se marbrant de noir.

Pourquoi…

Hama et Akmar siphonnaient avidement la vie de l'orc. Lequel semblait animé d'une volonté de fer et d'une riche vitalité : il se retourna vers les deux Maîtres de l'Ombre, une rage ardente dans les yeux, et fondit sur eux.

Stropovitch se tordait, genoux à terre, les mains pressées sur le casque.

Pourquoi toujours lutter… Tous ne voient en moi que le démon… ma propre personne, qui intéresse-t-elle… même plus Hama… pourquoi insister…


La brute s'avérait insensible à toute peur, toute gangrène immédiate de l'esprit. Les cimeterres s'abattirent, croisés, l'un sur Hama, l'autre sur Akmar.

Ils rencontrèrent chacun une épée pour les parer et les dévier. L'orc manqua d'en tomber en avant – il se pencha tout de même. Des lames se rengainèrent en un éclair. Un poing se serra et s'abattit sur le casque de la brute, qui faillit en décoller du sol – le heaume, déformé, s'envola, révélant un nez brisé. Une série de coups directs dans le plastron, qui se cribla de profondes empreintes de phalanges. Un pas martelé en avant, un coup droit surpuissant qui enfonça le métal dans la poitrine, coupant le souffle du champion orc. Enchaîné, un uppercut magistral, qui envoya le malheureux adversaire du dræneï au pays des songes. Alors qu'il tombait à genoux, des lames furent dégainées – un simple ondulement dans l'espace – et une tête massive roula au sol.

La succube se mordit la lèvre inférieure en observant le guerrier entouré de cette – délicieuse et dantesque – aura démoniaque.

Gunny et Thiwwina retrouvèrent leurs esprits, et entreprirent de se redresser.

Stropovitch bondit à l'extérieur, sur la terrasse nord. L'orc ne chercha pas à comprendre l'origine du sentiment qu'il avait. De voir un démon avancer vers lui à la vitesse d'un cauchemar. Il se laissa débiter en gros blocs de chair sanguinolente, une expression d'impuissance sur le visage.

Un bruit de battements d'ailes dans l'air. Une exclamation rauque.


Le dræneï leva les yeux. Le héraut qu'avait aperçu Farôn était parvenu à destination. Le gangr'orc, juché sur un immense drake du néant armuré bleu, le pointait du doigt en vociférant, une dizaine de mètres au-dessus de lui.

Stropovitch se retourna. Sur les créneaux, les sentinelles qu'ils avaient évitées armaient arcs et fusils en le regardant. En-dessous, dans le couloir ajouré, la garnison, enfin prête à se déverser sur les Alliés toute entière, déboulait de l'escalier pour les exterminer.

Pourquoi lutter, pourquoi, pourquoi…

Les sentinelles des créneaux qui avaient vu Farôn égorger l'acolyte n'avaient eu que le temps de le mettre en joue. L'elfe avait immédiatement disparu.

Au moment où le flot d'orcs passait la porte, il était adossé au mur extérieur, entre deux meurtrières, chargeant son arbalète. La seconde suivante, il escaladait la paroi souplement, ombre fugace.

C'est la fin.


En voyant les dizaines de gangr'orcs affluer depuis l'escalier, Joannes avait blêmi. Ils n'atteindraient jamais l'étage inférieur. Il comprit qu'il allait une nouvelle fois être incapable de protéger ses compagnons. Il serait le spectateur éternel de l'échec de la Lumière. Encore et toujours, il verrait ses frères d'armes mourir à ses pieds, agrippés à ses jambes de leurs mains sanglantes, l'implorant de les sauver. Tandis que de terribles souvenirs lui revenaient en mémoire, il serrait de plus en plus fortement le manche de sa masse – les lanières de cuir entourant la poignée grincèrent. Sa résolution était prise. Cette fois, il ne leur survivrait pas.

Sur un mot de son maître, le drake prit une profonde inspiration pour souffler sur Stropovitch.

« Repoussez-les ! » hurla Gunny. Nul besoin – pas le temps – d'un long discours. La priorité n'était pas de tuer, mais de survivre.

Akmar bondit au-devant des orcs. Aussitôt pétrifié, les yeux clos, le visage fermé, il irradia la peur. Une aura terrifiante émana en ouragan de sa personne. Un vent de démence souffla en direction de l'escalier. Les yeux des orcs s'exorbitèrent. Ils crurent entendre les hurlements de quelque aberration des abysses. Saisis d'une panique incontrôlable, ils se ruèrent vers les marches, se heurtant violemment à ceux qui poussaient derrière.

« L'effet ne durera pas longtemps ! » cria le gnome, au milieu du fracas assourdissant des armures qui s'entrechoquaient et des cris rauques d'orcs effrayés ou exaspérés.

Un archer avait eu l'idée de se pencher. Les mains déjà sur le rebord après une escalade arachnéenne, Farôn s'était hissé en balançant souplement les jambes, son pied droit allant s'écraser sur la face de l'orc – et lui enfonçant l'arête du nez directement dans l'encéphale ; la sentinelle s'était renversée en arrière, raide morte ; son camarade le plus proche avait reçu un carreau d'arbalète entre les deux yeux ; deux sentinelles armées d'arcs avaient vu les cordes de leurs armes tranchées par des couteaux de lancer.


L'elfe dégaina ses dagues. Il ne comptait laisser aucun garde en vie.

Stropovitch, au cri de Gunny, avait couru vers le couloir, se protégeant la visière d'un bras levé tandis qu'une volée de flèches le criblait – et essuyant de justesse le souffle du dragon, qui lui brûla la cape.

Il avait croisé Thiwwina qui, un grand sourire aux lèvres, lui avait fait un clin d'œil. Elle avait fait tournoyer ses petites mains, tiré un petit bout de langue – le héraut vit deux paires de lances de givre fendre l'air vers lui.

Le dragon eut un sursaut. L'orc n'eut que le temps de se pencher. Un javelot de glace siffla à son oreille ; un autre effleura le flanc droit du dragon, déchirant la peau et tranchant net les sangles de la selle, désarçonnant le gangr'orc ; les deux derniers brisèrent l'os principal de l'aile gauche, à l'articulation avec l'épaule.

Lorsqu'Akmar eut diffusé l'effroi, Stropovitch se jeta dans la mêlée, les épées pointées en avant. Les gangr'orcs victimes du sortilège du gnome bousculaient les lignes arrière, jouaient des pieds et des mains pour rompre les rangs et retourner dans la Citadelle. Le fracas était dément, produit par les crissements et frottements de centaines d'armures et les hurlements et protestations ennemis. Car l'agglomérat dans les marches était fantastique. Les orcs étaient serrés à étouffer, littéralement entassés dans la cage, subissant la pression des fuyards d'un côté, de l'arrière-garde de l'autre. Cette dernière avait l'avantage du nombre. Il ne s'était encore déroulé que quelques secondes depuis que le premier orc avait passé le seuil, mais les ennemis étaient déjà une douzaine dans le couloir – malgré les efforts forcenés des fuyards, chaque poussée de l'arrière en projetait trois ou quatre autres au-devant des Alliés.

Au vent de panique suscité par le démoniste succéda alors le grondement terrible qui émana des entrailles de Stropovitch, et couvrit le vacarme de la cohue, résonnant dans les murs mêmes, faisant frémir les cœurs. Le dræneï, en quelques mouvements d'une force et d'une rapidité démoniaques, rompit les os des fuyards ; le grondement ne cessait de s'amplifier ; il enfonça une lame dans le dos découvert du dernier hystérique ; le fer bloqua sur la colonne ; le dræneï poussa ; la pointe se fraya un chemin entre deux vertèbres ; le guerrier fit levier – l'orc poussa des hurlements horribles à la face de ses camarades tandis que son visage se déformait de douleur et qu'il ployait, s'affaissait, brisé, dans d'affreux craquements.


Le héraut désarçonné ordonna à son drake de réduire Thiwwina en charpie. Enragé par la souffrance, traînant son aile ensanglantée, ce dernier fondit sur la gnomette, qui d'un mot s'entoura d'une barrière de glace protectrice.

Gunny réfléchissait, tout en rechargeant sa pétoire, vidée à bout portant dans le ventre d'un ennemi. Akmar et Stropovitch jouaient la carte de la terreur pour faire reculer les orcs de l'autre côté de la porte, mais la place manquait, leurs ennemis ne pouvant concrètement pas céder un seul pouce de terrain. Ses explosifs balancés dans les marches feraient à coup sûr le ménage ; mais le risque était extrême de faire s'effondrer l'escalier et de condamner du même coup l'accès au niveau inférieur.

« Préserve-les », entendit Joannes.

Il sursauta. La voix s'était découpée, nette et froide, sur le fracas ambiant. Accompagnée d'un ignoble chuintement.

Hama s'avança, livrée à l'infâme succion de l'Ombre.


Enveloppée d'une fumée ténébreuse aux volutes chatoyantes.

Les orbites creuses ouvertes sur les plaines inexplorées de l'horreur.

Joannes trembla, ferma les yeux et pria.

Dans un rayon de cent mètres, le temps se figea. Le sang des Alliés et des orcs se glaça. Les couleurs semblèrent s'affadir à leurs yeux – tout ne fut qu'un dégradé de gris. Les sons se raréfièrent, et eurent des résonances graves et sourdes. La matière s'alourdit. L'air s'épaissit. Les pensées se cristallisèrent. Les esprits s'ensablèrent, comme fossilisés dans une soudaine éternité.

Alors naquit le cri.

Hama, banshee impie, ténèbre flottante, vampire incorporelle, eut un frémissement. Son visage se déforma tandis que sa bouche s'ouvrait démesurément sur l'abîme offert de la démence. Le son strident eut une vibration profonde dans les êtres, devenus les instruments de leur propre requiem. A mesure que le hurlement s'amplifiait, s'aiguisait, griffe sur l'ardoise de la conscience, fêlure dans les fondements de la raison, c'étaient les âmes qu'il allait torturer, comme une bise acérée sur des statues de sel.


Joannes rouvrit les yeux. Sa prière l'avait protégé du maléfice.

Il devint livide.

Hama s'était faite l'essence même du cauchemar. Elle était une brume vivante, s'effilochant continûment en filaments cendrés. Nuée vénéneuse, lent tourbillon de haine, elle pulsait comme un grand cœur, dans un silence d'outre-tombe – paralysie des choses.

Le paladin éperdu sentit autour de lui les âmes trembler. Le cri leur imprimait une vibration déliquescente, qui rendait les volontés friables – pire, cassantes commes des pellicules de verre qui se lézarderaient encore, encore, encore… dans une succession de petites notes cristallines.

« Préserve-les », avait-elle dit.

Pâle, le front moite, serrant les dents, il se concentra.

Il se coupa du monde. Il anéantit toute sensation, tout sentiment, toute pensée.

Alors, il appela la Lumière.

Don de soi.

Et une nouvelle fois, elle lui fit la grâce de s'écouler en abondance en lui – douce, fluide, bienveillante.

Quand il rouvrit les yeux, il était prêt.

A ce moment-là, le cri s'arrêta sur une onde spirituelle qui brisa les volontés en menus éclats, et tous les mortels sous l'emprise du sortilège entendirent dans leurs esprits ces mots, prononcés par une voix grave, puissante, irrésistible, celle de quelque léviathan de fin des âges, de quelque dieu de terreur et de mort :


« OTEZ-VOUS DE MON CHEMIN, MISERABLES, FUYEZ LOIN DE MON REGARD ET PRIEZ VOS DIEUX ! QUE JE NE VOUS REVOIE JAMAIS. »

Les quelques orcs épargnés à l'étage inférieur virent, incrédules, l'ensemble de leurs camarades se retourner et se lancer dans une fuite éperdue et sauvage, les yeux exorbités, dépossédés d'eux-mêmes, privés de toute raison, de toute retenue, se renversant et se piétinant les uns les autres, cherchant leur salut dans les moindres recoins, s'entretuant pour la moindre cachette.

Gunny, Akmar et Stropovitch virent les orcs du couloir être saisis d'une telle folie et se ruer en grand fracas dans la cage d'escalier – mais, hébétés, ils ne comprirent pas tout de suite ce qui se passait.

Joannes les avait délivrés à temps de la spirale d'horreur générée par la dræneï.

Il ne s'était en réalité déroulé que quelques secondes depuis le début du cri.

Et ce qui arriva immédiatement après leur libération par le paladin ne leur laissa pas le temps d'analyser la situation.


Thiwwina, sous l'emprise de la peur, déboula depuis la terrasse, et le temps d'un clin d'œil s'apprêtait à bondir dans la cage d'escalier.

D'un mot, Joannes la délivra. Par le pouvoir du Sacré qui l'investit, la conscience de la gnomette se rétablit soudain totalement, la laissant immobile, stupéfaite, le souffle coupé.

La seconde suivante, le drake qui avait été lancé à sa poursuite au moment du cri – et qui y avait été manifestement insensible – fracassa le mur de son front. Une pierre vint heurter violemment la tête de Joannes ; le choc et la douleur l'aveuglèrent, tandis que du sang jaillissait de sa tempe sur son visage ; le drake enragé se jeta gueule ouverte sur Stropovitch ; ce dernier, le regard encore voilé par les brumes de son cauchemar, eut le réflexe fulgurant de bloquer la terrible attaque, en balançant en même temps ses deux lames, la gauche contre la mâchoire inférieure, la droite contre la supérieure ; le mouvement du dragon l'entraîna – ses sabots crissèrent sur les dalles –, lui fit heurter brutalement la lourde porte blindée – qui se referma ainsi derrière les fuyards – et le plaqua violemment contre elle. Les bras du guerrier tremblèrent sous la pression infernale exercée par la gueule au souffle ardent.

Un ordre rauque retentit. Le dragon inspira.

Sous les yeux écarquillés des Alliés, Stropovitch fut noyé dans un torrent de flammes

La nuée qu'était devenue Hama frémit. Sa forme physique se redessina vivement – en commençant par un visage paniqué.


Akmar entendit un soupir et un battement d'ailes.

Lorsque le feu du drake s'éteignit, chacun retint son souffle.

Stropovitch était intact. Sa peau était d'un rouge vif, parcourue de veines d'un noir de jais brillant. Il avait libéré encore davantage le démon pour devenir insensible aux flammes. Son armure et ses armes d'adamantite luisaient, mais n'avaient pas fondu. Derrière lui, en revanche, la porte, faite d'un métal moins résistant – le fer –, s'était amollie.

« C'est le maître qui commande les souffles ! cria Gunny.
— Je m'en occupe ! répondit Akmar. Elbereth ! »

La succube avait déjà lancé un sort d'envoûtement sur le héraut. Elle l'observait avec un plaisir sadique rester bouche bée et immobile devant elle, combattant intérieurement la domination, de la bave coulant sur le menton.


Puisqu'on ne voit plus que lui en moi…

Les bras de Stropovitch tremblaient toujours. Et il avait une expression terrible. Les muscles de son visage étaient contractés à l'extrême. La lutte contre le démon, encore et toujours ; elle requérait une volonté indéfectible, une détermination implacable – qu'il n'avait plus.

Puisqu'ils l'attendent tous…

Le dragon grogna hargneusement, attendant l'ordre pour un second souffle, qu'il se préparait à rendre bien plus puissant que le premier. Les entrailles du dræneï grondèrent en réponse.

Thiwwina fronça les sourcils. Si le héraut était sorti de la prison d'horreur d'Hama, c'était que le sort s'était affaibli. Elle eut une idée en observant la porte. Le chambranle coulait sur le battant en épaisses traînées, les unissant en une même plaque molle.


« Ze dois la zeler, viiiiiiiite ! s'exclama-t-elle. Ecarte-toi, Stropo ! »

Puisque même Hama le désire…

Stropovitch cria dans l'effort. Il prit appui sur ses jambes et, lentement, puissamment, les bras tremblant de plus belle, força le dragon à reculer la tête. Le long cou se tordit. En colère, le drake tenta de dégager sa gueule des épées. Mais ce faisant, les lames ne firent que glisser un peu plus entre les crocs serrés, s'y bloquant près de la gencive. L'énorme tête se balançait brutalement de droite et de gauche, avec des grondements terribles. Le dræneï devait à la fois maintenir la mâchoire à bout de bras, et suivre ces mouvements violents pour éviter que les épées ne lui soient arrachées des mains ou ne se cassent entre les dents.

Malgré ce manège infernal, il fit encore un pas en avant ; le dragon dut reculer d'autant.

Thiwwina bondit et incanta à bout portant sur la porte un cône de givre qui la gela intégralement, figeant le métal fondu, chambranle et battant unis, dans un bref crépitement. L'accès était condamné.


Le héraut s'était délivré en quelques secondes de l'envoûtement d'Elbereth. C'était manifestement un combattant d'élite, entraîné à résister à toutes sortes de sorts. Mais au moment où ses deux haches allaient s'abattre sauvagement sur la succube surprise, Farôn était apparu entre eux deux et avait paré de ses dagues. Sans se démonter, le gangr'orc balança un pied dans les genoux du voleur, lequel se ploya pour l'esquiver – ce à quoi le héraut répondit immédiatement par un moulinet de poignets qui dégagea les haches des dagues et les envoya en direction de la figure de l'elfe. Farôn se pencha en arrière mais, déséquilibré par la double attaque, tomba à la renverse. Se recevant sur le dos, il joignit les jambes en chandelle et balança ses pieds dans la face de l'orc qui, sonné, recula d'un pas – avant de soudain sentir une lanière de fouet entourer son cou et l'étrangler, et d'entendre la voix d'Akmar incanter un chapelet de malédictions.

Hama achevait de redessiner sa forme physique. Elle semblait à bout de forces. Quand elle s'abandonnait à l'Ombre, elle risquait toujours de perdre définitivement raison et identité, de ne jamais retrouver le chemin du retour.

Gunny, ses esprits recouvrés, avait analysé la situation. Et il avait eu une idée. Désespérée. L'unique solution pour poursuivre la mission.

Il vida sa pétoire dans le flanc du drake et cria – au milieu des vagissements horribles de la bête – « On dégage ! »

Il détacha de son sac la corde munie d'un grappin et courut sur la terrasse où le démoniste achevait de réduire le héraut en un tas de chair gangrenée et fumante.

Joannes – qui s'était remis et avait guéri sa tempe d'une brève prière –, Stropovitch – après avoir dégagé ses lames de la gueule du drake –, Hama et Thiwwina emboîtèrent le pas au nain, laissant le dragon se tordre de douleur derrière eux.


Des chocs métalliques. Les gangr'orcs de la Citadelle, délivrés du maléfice, tentaient d'enfoncer les portes.

« La porte est ! s'exclama Thiwwina.
— Je l'ai bloquée depuis un moment déjà, répondit Farôn. Et il ne reste plus la moindre sentinelle sur les créneaux.
— On n'a plus qu'à se tirer de ce merdier incognito ! », cria Gunny en sautant dans le vide.

La corde se tendit. Le grappin se fixa au rebord de la terrasse. En contrebas, une fenêtre étroite, telle une large meurtrière. Farôn en se penchant vit le nain disparaître dans la fente.

« La voie semble libre, allez-y » dit-il aux autres.


Sans perdre de temps, au milieu du fracas des orcs qui se jetaient sur les portes, Thiwwina – tirant un bout de langue –, Joannes – livide –, Hama – tremblante d'épuisement – et Akmar descendirent le long de la corde. Elbereth d'une moue enroula le fouet autour de sa culotte, et glissa la main dans la poignée de la mallette, pour qu'elle repose sur son coude – avant de suivre son maître.

Alors Stropovitch entendit le drake rugir – et se retourna. Ivre de souffrance, complètement enragée, la bête éventrée fondit sur Farôn et lui, traînant derrière elle ses entrailles sanguinolentes.

Le dræneï, qui n'avait toujours pas refoulé le démon, flamboya littéralement de colère. Il sentit le feu gronder en lui – et il en fut content.

Moi aussi je sais souffler, connard.

Farôn n'eut que le temps de s'écarter. Au moment où le drake s'apprêtait à broyer le guerrier de ses immenses mâchoires, Stropovitch ouvrit la bouche et exhala une vague ardente à la face du monstre. Sous les yeux effarés de l'elfe, le dragon n'émit qu'un faible couinement avant de se désagréger littéralement en cendres volatiles. Il ne restait que la suie noire de la graisse brûlée maculant le sol – et une odeur atroce, âcre.

Le dræneï, sans un mot, se retourna, se pencha, saisit le début de la corde en tordant les poignets, sauta en se retournant, abattit ses sabots sur le mur et descendit.


« Fais-leur signe de s'écarter », dit simplement Farôn. Le guerrier fronça les sourcils mais hocha la tête.

L'elfe ne perdit pas de temps. Dès que Stropovitch eut disparu par l'ouverture, il retira la corde et sauta dans le vide – au moment où la porte ouest était enfin enfoncée et où une horde de gangr'orcs furieux faisait irruption dans le couloir.

Il se retourna en l'air, balançant le grappin vers la fenêtre. Ses camarades incrédules virent les pointes de fer fuser dans la pièce et se raccrocher tout aussi rapidement à la pierre. Farôn ne tarda pas à apparaître. Devant les Alliés médusés par l'exploit, il enroula tranquillement la corde et la tendit au nain.

« Je n'ai pas voulu laisser de trace de notre fuite » dit-il simplement.

Gunny la prit et considéra l'elfe. Puis son regard brillant alla de l'un à l'autre. Ils étaient tous là. Ils avaient échappé aux griffes de la mort.

« Bon sang, s'exclama-t-il, des larmes d'émotion aux yeux, y a pas à chier, z'êtes des dieux les gars ».


Et il se laissa tomber sur une chaise. La pièce était une chambre vide, de quelque officier certainement. Ils avaient mérité un peu de repos.

Chapitre 19

Le Seigneur-Prince Mephistroth était le successeur de Tichondrius et d'Anetheron à la tête des démons les plus vicieux et les plus anciens de l'univers : les Nathrezim. Egalement appelés les Seigneurs de l'Effroi, ils étaient les Corrupteurs, ceux qui distillaient les doutes et les haines dans les cœurs. Ils savaient certes gangrener irrémédiablement une âme et, apporter eux-mêmes l'Ombre en son sein – mais ce n'était pas ce qui les enthousiasmait le plus. Non, le sommet de leur art, et en quelque sorte leur raison d'être, était de déceler en chaque âme sa propre part d'ombre, sa porte vers les ténèbres, la lui révéler, et faire en sorte que leur victime tombe d'elle-même, telle une rose noire éclose, entre les griffes de la Légion ardente, de Kil'Jæden le Trompeur, qui déciderait alors du rôle qu'il lui donnerait dans son œuvre éternelle de destruction des mondes.

Grand de près de sept mètres, massif, recouvert d'une épaisse armure noire ciselée de symboles et de motifs démoniaques, les cornes et les doigts ornés de bijoux d'onyx, le visage sombre et ridé, le regard noir implacable, l'air toujours en train de couver de sinistres machinations, une formidable aura de puissance corruptrice : le Prince était un des êtres de l'univers que l'on avait le moins envie de contrarier. Or en ce moment, debout dans l'antichambre du palais des jumelles, il fulminait, les poings serrés, les yeux fixés sur un point qui semblait être extérieur à la pièce, et situé à l'étage supérieur – qu'il ne pouvait voir, mais qu'il sentait : Hama.

Et quand un serviteur fantomatique apparut pour l'introduire, le Prince tourna brusquement la tête ainsi qu'une paume ouverte vers lui, et déchargea toute sa rage sur la forme diaphane. Le pauvre domestique n'eut pas le temps de comprendre : son essence fut saisie, totalement désagrégée et engloutie dans un tourbillon de haine qui débouchait directement dans les tréfonds abyssaux du Néant distordu.

La porte que le serviteur avait entrouverte s'ouvrit lentement d'elle-même, avec des grincements lugubres qui résonnèrent dans l'immense hall du palais.

Mephistroth s'avança vivement dans la salle. L'écho de son pas furieux, que les épais tapis noirs et rouges ne suffisaient pas à étouffer, détonna aussitôt sous le haut plafond. Le salon où les deux maîtresses du lieu recevaient leurs visiteurs était sur sa droite, et déjà deux domestiques en ouvraient la double porte, aux battants recouverts de velours rouge capitonné orné de motifs dorés aux courbes sensuelles.

Les yeux du Prince s'assombrirent. D'un battement d'ailes, il pouvait être à l'étage et faire irruption dans la pièce où il sentait la présence qui le contrariait. Mais cela fâcherait sûrement les jumelles – et le Seigneur avait beau être irascible et tyrannique, il n'en restait pas moins un Nathrezim. Sa nature le portait invinciblement à considérer la façon la plus efficace – et insidieuse – de préserver l'ensemble de ses intérêts.

Aussi fut-ce avec un visage à l'expression composée – à la fois affable et hautaine – qu'il pénétra dans le salon. Ce dernier était surchargé de petits meubles coquets en bois verni, surmontés de chandeliers d'or ciselé et d'innombrables babioles dorées. Partout, tissés de rouge et d'or, des tapis de laine exotique, des tentures luxueuses ; et, caprice d'Alythess, des murs et du plafond sortaient des dizaines de sculptures et moulures représentant des corps d'Eredars enlacés se tordant violemment dans des postures improbables et torturées, où la frontière se perdait entre la souffrance et le plaisir, qui se rejoignent dans leurs extrêmes.

Ce salon était tout à fait à l'image des deux sœurs. Il y régnait une atmosphère mielleusement malsaine, exsudant de sensualité et de sadisme, un vertige rouge et or où une âme faible perdrait aussitôt la raison, et mourrait en quelques heures dans un tourbillon acide suintant de stupre, de sueur et de sang.

Les deux sœurs étaient installées l'une contre l'autre dans un fauteuil de velours écarlate, tendu de voiles de soie pourpre dont – charmante excentricité – les coins étaient attachés à d'autres commodes, tables et canapés alentour, ce qui donnait l'impression que les jumelles étaient lovées au creux d'un nid de meubles, nichées au cœur d'une grande fleur rouge aux pétales soyeux.


Elles considérèrent d'un air amusé Mephistroth tandis qu'il passait le seuil. Elles s'ingéniaient depuis plusieurs mois à repousser systématiquement ses avances, non qu'il ne leur plaisait pas – le Prince était massif à souhait, et il avait des titres et de l'influence –, mais par pur jeu. Le bouder sans raison, par simple caprice, les réjouissait beaucoup, et elles riaient longuement après chacune des visites de l'infortuné.

« Bonsoir Prince… , susurrèrent-elles en chœur en accueillant Mephistroth de leur sourire sensuel, qui révélait leurs petites dents nacrées.
— Cela faisait longtemps, poursuivit Alythess en mettant un bras autour des épaules de sa sœur, que vous ne nous aviez pas honorées de votre présence…
— Au moins deux jours… , intercala Sacrolash, une lueur ironique dans les yeux.
— Que nous vaut donc la joie de votre venue…
— Mesdemoiselles, répondit le Prince de sa voix grondante et caverneuse en s'inclinant galamment, si mes fonctions ne m'occupaient pas tant, soyez assurées que je passerais bien plus de temps en votre enivrante compagnie.
— Qu'il est charmant ! gloussa Sacrolash, et les deux sœurs se regardèrent en riant et en minaudant, joueuses. Je vous en prie, asseyez-vous. »

Le Prince, un peu troublé par le spectacle séduisant qui s'offrait à lui, s'installa en face d'elles, dans un grand fauteuil à sa mesure qui lui était pour ainsi dire réservé. Un domestique lui tendit immédiatement, sur un plateau, une grande coupe de vin rouge sang. Lorsqu'il la saisit et reporta ses yeux sur les deux sœurs, il était prêt pour le duel oratoire.

« Mesdemoiselles, commença-t-il en promenant son regard dans la pièce, l'air faussement émerveillé, je dois reconnaître que votre palais est un chef-d'œuvre d'extravagance, et que vos fantaisies, bien que connues et réputées, sont inimitables et uniques dans notre cité. »

Il vida sa coupe d'un trait. Les jumelles le regardèrent étrangement, avec un demi-sourire tendu.

Voyant qu'il n'y avait pas de réaction, le Prince reposa la coupe sur le plateau et continua.


« Et vos propres personnes sont si charmantes et raffinées, et contrastent tant avec le commun de notre monde, que, pour un seigneur de mon rang sensible aux manifestations de noblesse, vous avez indéniablement d'invincibles attraits. »

Les Nathrezim étaient les seuls démons à être, pour ainsi dire, aristocrates par nature. Et il était vrai que les jumelles, en imitant le mode de vie de la noblesse humaine et en pratiquant leur libertinage raffiné autant qu'effréné, enflammaient les ardeurs de tous les Seigneurs de l'Effroi lassés des démones vulgaires et des viols de prisonnières d'autres mondes.

« Et certes, vous êtes les seules créatures féminines de la Légion pour lesquelles mes frères et moi-même avons tant d'égards. Même si, jusqu'à présent, vous avez toujours eu l'inexplicable cruauté de me repousser.
— Mais Prince, soupira Alythess avec un air faussement peiné, vous savez que ma sœur et moi-même sommes deux fois plus petites et bien cinq fois moins volumineuses que vous, soyez réaliste. »

Les deux sœurs gloussèrent, amusées d'une allusion aussi directe.

« Laissons cela, reprit-il tandis que les Eredars minaudaient de nouveau. J'ai bien compris qu'en réalité, vous agissiez selon vos impulsions et humeurs du moment, et vous savez que j'ai toujours sévèrement sanctionné le moindre de mes sujets qui tentait d'outrepasser votre dédain par l'usage de la force.
— Et nous vous en remercions, répondit vivement Sacrolash avec un air enjoué, même si c'est davantage leur vie que vous avez sauvée que notre propre intégrité ». Elles reprirent leurs échanges de regards, de chuchotis et d'adorables petits rires.

« Oh, mais je ne doute pas de l'étendue de vos pouvoirs, fit Mephistroth en se rengorgeant un peu, avec le sourire de celui qui en a d'encore plus grands. Dans tous les cas, c'est bien cette originalité fascinante qui enthousiasme autant les démons, des sous-fifres aux plus… importants. »

Sacrolash fit une moue. Les deux sœurs avaient compris où il voulait en venir dès son entrée en matière, et ni leur provocation ni leurs jeux dans leur fauteuil ne l'avait diverti de son objectif.


« Et malheureusement, soupira-t-il, faussement attristé, vous, qui êtes si uniques, si merveilleuses, vous êtes… environnées de vulgarité et de barbarie… , vous faites partie de la Légion… avec ses devoirs, ses obligations… »

Les jumelles froncèrent les sourcils tandis que le regard du Prince se durcissait.

« … ses lois.  »

Elles prirent une mine boudeuse.

« Si vous tenez tant à nous plaire, Mephistroth, dit Alythess d'une voix traînante après quelques secondes, je vous conseille vivement de garder vos remontrances pour vous, ou d'en faire part au Seigneur Kil'Jæden.
— Oh Prince, fit Sacrolash avec un petit gémissement et en le fixant de ses grands yeux de biche, ma sœur et moi aimons tant votre galanterie et vos délicates attentions, vous n'allez tout de même pas nous fâcher alors que nous… ne cessons d'être enchantées de vos visites ? »

Le Prince eut un rictus. La première sœur lui avait rappelé qu'elles étaient les petites protégées de Kil'Jæden. Et la seconde lui promettait en substance une récompense… chaleureuse pour son silence. Les jumelles le regardaient intensément, croisant et décroisant les jambes, délicieusement cambrées, avec des airs de jeunes chattes.

Mephistroth feignit d'hésiter. Il avait conscience d'être maître de la situation, mais pour qu'elles accèdent à ses conditions, il devait faire semblant de leur céder.

« Très bien, fit-il enfin en soupirant, je ne dirai rien au sujet de… l'être que vous dissimulez à l'étage.
— Vous êtes adorable, Prince, vous allez vraiment réussir à nous faire fondre… », dit Alythess avec une voix sensuelle, tandis que les deux sœurs se levaient et avançaient vers lui avec un déhanchement suggestif, se mordant la lèvre inférieure.

Le sang de Mephistroth ne fit qu'un tour, et une impulsion très localisée, contrariée par son armure, lui arracha une grimace de douleur. Mais il devait se contrôler encore un peu.

Il se releva, dominant de sa masse sinistre et de sa terrible aura les deux jumelles.

« Me permettrez-vous seulement, demanda-t-il avec un regard timide et pénétrant à la fois, de jeter un coup d'œil à l'objet de votre forfait ? »

Paradoxalement, il ne leur laissait pas le choix : en se redressant ainsi, il venait de leur rappeler qu'il était parfaitement en mesure de les réduire à sa merci ; mais son air timoré et sa voix hésitante indiquaient – trompeusement – aux jumelles que c'était le Prince qui était sous leur emprise ; pour conserver l'empire qu'elles croyaient avoir, elles devaient accepter un minimum de conditions.

« Prince, soupira Alythess, j'avoue ne pas vous comprendre, vous nous avez courtisées des mois durant, et maintenant que nous nous offrons à vous, vous différez nos ébats ? » Disant cela, elle le regardait par en-dessous d'un air langoureux, tout en faisant glisser sa robe de ses épaules, révélant le haut de ses seins généreux à la courbe parfaite.

Mephistroth prit un air confus et coupable, et sembla chercher une formule d'excuse.


« Allons ma sœur, dit Sacrolash avec un sourire complice à l'égard du Prince, notre ami a un sens aigu du devoir qui est tout à son honneur. Si nous lui montrons que notre petite protégée est absolument inoffensive, il n'aura plus aucun regret à taire sa présence.
— Nos douceurs dissipent tous les regrets », répondit Alythess en passant la langue autour de ses lèvres à l'adresse du Prince.

Sacrolash eut un regard impérieux pour sa sœur et guida Mephistroth hors du salon en le tenant par le bras, se déhanchant toujours. Le Nathrezim gardait un air embarrassé. Alythess leur emboîta le pas après une moue boudeuse.

L'Eredar amena le Prince jusque devant la porte – qu'elle ouvrit – de la « salle des jeux », où Hama, toujours suspendue par des chaînes à son palan, leva vers eux sa mine suppliante et éreintée.

« Voilà notre nouvelle amie, s'exclama joyeusement Sacrolash en s'approchant d'elle et en la caressant. Je comprends que son aura vous trouble, Seigneur, mais elle ne maîtrise pas du tout sa part d'Ombre. Sans nous, elle aurait déjà été engloutie par elle. Elle n'est qu'une mortelle victime d'un puissant sortilège, et non une combattante expérimentée. »

Mephistroth s'approcha à son tour, l'air sombre. Son immense main griffue leva d'autorité le menton d'Hama, qui haleta en gémissant, terrorisée.

Les Nathrezim étaient, on l'a dit, les meilleurs pisteurs de traces spirituelles. C'étaient eux qu'on envoyait en éclaireurs parcourir les étendues infinies du Néant, car ils sentaient la vie à des distances incalculables, à travers même les dimensions, quelque monde où elle se trouve, dans quelque recoin de quelque univers qu'elle se cache : ils la traquaient et la corrompaient. Et l'Ombre, ils la sentaient également mieux que personne. Après tout, elle leur avait donné naissance. Ils étaient les dieux de la haine, du doute et du désespoir. Ils étaient ceux qui avaient ouvert en Sargeras lui-même, le Champion des Titans, sa porte vers les ténèbres.

Certes les jumelles avaient pu déceler et estimer sa part d'Ombre en Hama. Mais Mephistroth, lui, pouvait en apprécier jusqu'à la qualité, la saveur… l'origine. Et avant même qu'il franchisse le seuil du palais, il l'avait sentie, cette présence, il l'avait reconnu, ce rayonnement : la pulsation rageuse et profonde du Titan Noir lui-même.

Donc s'il se troubla en plongeant ses yeux dans ceux d'Hama, ce ne fut pas parce qu'il eut confirmation de ses impressions. Ce fut parce qu'il vit la plus belle créature qu'il avait jamais rencontrée, plus belle encore que les jumelles, et, charme suprême pour un Nathrezim, si innocente, faible et apeurée…


Sa décision était prise. Aussi bien pour son corps que pour tirer au clair la raison de la présence de Sargeras en son sein, il lui fallait Hama.

« Je vous présente mes excuses, mes princesses, dit-il en se retournant vers les Eredars, il n'y avait pas lieu de vous incommoder. Cette petite chose est en effet bien fragile, je n'ai plus d'inquiétudes à la laisser entre vos mains… Pour être franc, ajouta-t-il avec un air inquiet qui ne trompait personne, c'est désormais pour la survie de cette pauvre créature, en fait, que j'ai quelques craintes. »

Elles sourirent de ce trait d'humour, et Sacrolash se colla sensuellement à lui.

« Je comprendrais que vous vous soyiez senties offensées de ce contretemps, reprit-il galamment, et vraiment, je ne sais comment me faire pardonner. »

Sacrolash, l'air appliqué, s'attela sans répondre au délaçage de l'armure princière. Quant à Alythess, elle se suspendit à des anneaux et exécuta souplement quelques figures où elle se montra lentement sous tous les angles.

« Nous vous pardonnerons si vous vous montrez convaincant, chuchota Sacrolash en l'escaladant littéralement pour aller détacher épaulières et cuirasse. Cela fait quelque temps que nous n'avons pas eu de partenaire inventif…
— En effet, répondit l'autre dans un râle langoureux.
— Et cette salle vous permettra de donner libre cours à votre imagination… » susurra la première en ondulant du bassin autour de son large cou, avant de se laisser tomber.

Le démon considéra en souriant, tandis qu'on allait à l'assaut de ses jambières, la panoplie impressionnante de machineries, de sièges spéciaux et d'objets ingénieux qui encombrait la chambre.

« En effet, voilà qui éveille en moi quelques idées intéressantes », déclara-t-il, une lueur étrange dans les yeux.


Sacrolash ne put répondre, quelque affaire l'empêchant de parler, qui prenait des proportions inquiétantes.


Il s'était montré particulièrement rude, endurant et sadique. Au-delà de leurs espérances. Au-delà même de l'excès.

Les jumelles gisaient au sol, douloureusement comblées, des expressions de souffrance sur leurs visages pâlis, le corps meurtri et scarifié, plongées dans un sommeil sans rêve proche de l'inconscience.

Mephistroth, rhabillé, l'air calme et satisfait, détacha Hama, qui resta dans sa torpeur. Et il la jeta sur son épaule et sortit, sous le regard fixe et sans éclat des domestiques.

Arrivé sur le seuil, il s'éleva haut dans le ciel en quelques battements d'ailes, et il considéra dans toute son immensité, sa noirceur et son vacarme, la cité sans frontières plongée dans sa nuit éternelle. Et il eut un rire plein d'orgueil ! Car il était le Seigneur-Prince des Nathrezim, celui qui parvenait toujours à ses fins, celui à qui rien ni personne ne pouvait résister.


«  Hama, fit Gunny, préviens-nous dès que tu sens des… âmes approcher.   »

La dræneï hocha la tête. De toute façon, pour l'heure, ils entendaient au-dessus de leurs têtes le fracas de la garnison orc qui les cherchait, des dizaines de soldats courant dans les couloirs et sur les créneaux, sonnant des alertes et hurlant des ordres.

Farôn, les yeux fermés, adossé contre un mur les bras croisés, semblait presque dormir. Mais ses compagnons ne s'y trompaient pas : il suivait de près le manège de ces centaines de gangr'orcs, de beaucoup plus près qu'aucun d'entre eux n'en était capable.

Elbereth, qui avait déposé la valise sur un des deux bancs de la table, s'amusait à saisir en plein vol des mouches qui voletaient au-dessus d'un reste de gigot. Elle les grignotait en lançant quelques regards d'adolescente timide en direction de Stropovitch.

«  Bon, on a soufflé un peu, mais hors de question d'roupiller, reprit le nain en balançant sur la table le cadavre d'une flasque de rhum. Passez en revue armes, armure, tout vot' barda, qu'y ait pas de mauvaise surprise au mauvais moment.
— Oui sef ! s'exclama Thiwwina enjouée. Z'ai une vilaine tasse rouze sur ma robe là c'est grave ?   »


Joannes ne put s'empêcher de sourire, même si l'heure n'était pas aux plaisanteries. La chambre s'emplit de bruits de métal et de respirations nerveuses, tandis que la gnomette fouillait le contenu d'une malle en maugréant contre la grossièreté et l'inélégance des rares bouts de tissu qu'elle y trouvait.

Hama s'approcha du guerrier. Celui-ci essuyait ses lames avec un morceau de drap humidifié. Il avait gardé son casque, et ses gants le gênaient dans sa tâche. Ses gestes étaient brusques et maladroits, et il peinait à réprimer des tremblements nerveux.

«  Stropovitch…   » dit-elle, et, saisis d'un pressentiment, tous tournèrent la tête vers lui.

Le dræneï s'immobilisa, la tête baissée.

«  Stropovitch, répéta-t-elle doucement dans le silence qui s'était soudain instauré, n'aie pas peur, nous te sauverons  ».

Et elle décrocha le casque et le souleva lentement.


Le guerrier n'était pas parvenu à refouler le démon. Sa peau était d'un violet carminé, davantage rouge que bleu, et recouverte d'une mauvaise sueur. Ses veines pulsaient à fleur de peau, sombres et luisantes. L'éclat de sang de ses yeux était terni : il pleurait sans bruit de rage, de honte et d'impuissance, les dents serrées.

Qu'importe… que je réussisse ou pas à tuer le démoniste, je mourrai bientôt en lui donnant naissance.

Hama ne put retenir ses propres larmes à ce spectacle. Elle déposa des baisers fébriles sur sa joue, tenta de capter son regard – qui fixait obstinément la table –, et l'enlaça avec de légers sanglots, serrant contre elle la grande armure tiède.

Akmar fronça les sourcils. Il n'avait jamais vu Hama éprouver la moindre émotion de ce genre. Pour lui, et pour tous les Maîtres de l'Ombre qui l'avaient côtoyée, elle était insensible, cruelle et impitoyable. Qu'avait donc ce dræneï ? Le gnome ressentit dans son cœur, pourtant réputé noir et mort, la piqûre sournoise de la plus virulente jalousie.

Les autres considérèrent le guerrier silencieusement, l'air grave et triste – ce genre d'air que l'on a dans les moments fatidiques où l'on sait que la Mort attend là, sur le seuil, le grand livre du Destin à la main.

Ce fut Gunny qui rompit le silence, avec sa franchise naine, son langage sans fard, et cette amitié sincère et entière qui se voit dans les yeux, qui s'entend dans la voix, qui n'a nul besoin de discours d'orateur pour aller droit au cœur : «  Eh Stropo, fit-il, on est frères d'armes, tu sais, et c'est des liens qui cassent pas. Faut pas avoir honte comme ça, ça sert à rien, on risque tous nos vies, on est ensemble, on compte les uns sur les autres, alors on y va franco, tu vois, on s'en fout de nos passés, de nos secrets, de nos problèmes, on n'a plus rien à se cacher, plus rien à se prouver les uns aux autres. On t'laissera pas tomber vieux. Allez, Joannes, ajouta-t-il après quelques secondes, vois c'que tu peux faire pour lui  ».

Le paladin, qui s'était précédemment délesté de ses plaques pour faire des étirements, s'approcha timidement, l'air inquiet, les yeux embués comme s'il s'agissait d'un de ses proches ; et quand il tendit le bras et posa doucement sa grande main nue sur le front brûlant et moite du dræneï, ce dernier, dont l'expression était devenue songeuse aux paroles du nain, leva les yeux vers Joannes, et ils échangèrent un regard profond qui valait tous les serments. «  Si la Lumière me juge digne de te sauver, disaient les yeux du paladin, je le ferai, dussé-je aller jusqu'au sacrifice de ma vie. – Mon ami, mon frère, répondaient ceux du guerrier, le premier être qui te voudra du mal, je le taillerai en pièces, qu'il soit mortel ou immortel, de ce monde ou d'un autre.   »


Joannes ferma les yeux et entra en prière, tandis que sa main commençait de luire. Tous l'observaient, Hama pleine d'espoir, Stropovitch impassible, Akmar ennuyé, Farôn attentif, Thiwwina curieuse, Gunny confiant.

Elbereth dit quelques mots en démonique et gloussa. «  Qu'est-c'elle dit ? fit le nain.
— Bah, soupira Akmar, que c'est le premier Eredar qu'elle voit qui a peur d'être puissant.   »

Stropovitch jeta un coup d'œil rapide à la succube. Celle-ci lui fit un clin d'œil et se trémoussa, jouant de sa langue sur ses lèvres. Ce manège n'ayant aucun effet sur le dræneï, elle se mordit la lèvre au sang, saisie manifestement d'une vive frustration.

Le paladin rouvrit les yeux, manifestement troublé. Il sembla prendre une décision et hésiter à l'appliquer. Les visages se tendirent. «  Désolé, ça risque d'être désagréable  » murmura-t-il enfin. Le guerrier hocha la tête. Joannes prit une grande inspiration, et d'un mot crié libéra une décharge de Lumière dans la tête de Stropovitch, suffisante pour anéantir un lieutenant de la Légion. Les yeux des spectateurs s'agrandirent. Le dræneï ouvrit lentement la bouche, et resta debout, pétrifié, quelques secondes. Puis il s'effondra mollement dans les bras d'Hama, qui s'affola. En trente secondes, ses veines disparurent, et sa peau, sans retrouver tout à fait son bleu d'origine, reprit un aspect bien plus rassurant. Malgré le choc, Stropovitch n'avait pas perdu conscience. A demi étendu, le torse appuyé contre Hama agenouillée, il semblait rêveur, paisible, les paupières mi-closes.

«  Ce n'est que très provisoire, dit le paladin en se tournant vers les autres, car malgré tous mes efforts je n'ai pu déceler la racine même du mal.   »


Même O'ros ne l'a pu.

«  J'ai l'impression étrange que ce démon n'est pas vraiment à l'intérieur de Stropovitch, continua-t-il. Il est lié à son âme, il a un… accès direct à elle, mais il réside dans un autre… plan de réalité.
— C'est étrange, répondit Akmar en fronçant les sourcils. Soit le démoniste qui l'a implanté a des connaissances et des aptitudes magiques inconnues même des archimages de Dalaran, soit, plus probable, c'est le démon lui-même qui a la capacité de déformer la réalité ou de changer de plan… et là, soit il s'agit d'un Nathrezim puissant ayant des affinités avec le feu, soit c'est un sorcier Eredar de première catégorie… on peut même imaginer un démon d'une espèce inconnue, ou encore une espèce créée ou « améliorée  » via notre ami…  »

Tous écoutaient attentivement, sauf Thiwwina qui bailla effrontément à s'en décrocher la mâchoire.

«  Et puis s'il n'est pas lié au corps mais à l'âme, continua le gnome – qui ne lâchait jamais un problème scientifique –, de quoi était-il censé se nourrir durant toutes ces années ? Manifestement, Stropovitch a gardé son âme intacte, ses souvenirs, sa conscience… On peut imaginer que la puissance du démon est suffisante pour qu'il survive par sa propre énergie mais… s'il a été implanté, n'est-ce pas pour parasiter ? Si oui, parasiter quoi ?
— Bah t'en fais pas Stropo ! s'exclama la gnomette depuis sa malle, interrompant Akmar. On lui fera crasser ses tripes au démoniste, il dira tout ! Pas de temps à perdre, si on veut te sauver, faut foncer ! Couraze mon poulpe préféré !   »


Le guerrier hocha la tête et se releva. Il eut un regard tout à la fois reconnaissant, solennel et digne pour ses compagnons. Puis il resserra une à une les sangles de son armure.

«  Prouve-nous ta force d'âme, nous ferons le reste  », dit Farôn de sa voix grave et nette. Le guerrier hocha encore la tête et rengaina ses lames d'un habile mouvement de poignets. Personne, évidemment, ne put relever l'ambiguïté de ces paroles, ne put deviner ce «  reste  » dont s'occuperait le traître le moment venu.

«  Ne m'abandonne pas  », conclut Hama d'un murmure, voyant son amant prêt au combat. Ravivé, revigoré, son entrain renouvelé, ses résolutions raffermies, enthousiasmé par ces manifestations d'amitié qui étaient pour lui nouvelles et aussi merveilleuses qu'inespérées, Stropovitch, qui avait d'ordinaire tant de pudeur, tant de retenue, enlaça vivement Hama et l'embrassa fougueusement devant toute la compagnie – la dræneï ne tarda pas à se remettre de sa surprise et à répondre au baiser avec passion.

Je ne t'abandonnerai jamais. J'essaierai de vivre, oui, et ce sera pour toi.

Gunny rit franchement, Joannes détourna les yeux en rougissant, Thiwwina soupira devant tant de romantisme, Akmar et Elbereth crevèrent littéralement de jalousie, et Farôn, les yeux toujours fermés, depuis sa pénombre, eut un sourire en coin chargé de menaces futures.

« Bon, c'est pas tout ça, fit Akmar avec humeur en saisissant sa mallette et en la hissant péniblement sur la table, mais on a une mission à accomplir dont dépend peut-être l'avenir de Drænor et d'Azeroth, et il est plus que temps que je vous fasse profiter de mes décoctions. »

Gunny hocha la tête. Hama et Stropovitch se regardèrent tendrement un long moment encore, le guerrier caressant doucement la joue de son aimée.

« Donc, continua le gnome en ouvrant la valise dans un cliquetis métallique et en révélant aux yeux la richesse de son contenu, tous ces élixirs vous seront bénéfiques à plus ou moins long terme, mais comme tout est fragile et peu pratique d'utilisation en combat, je demande l'autorisation à notre chef de conserver le tout dans la malle, et de ne faire des distributions que pour une consommation immédiate, et dans des moments de repos comme celui-ci.
— Ça me semble sensé, fit le nain en souriant, même si j'ai sur moi de quoi satisfaire mes propres besoins, tu m'en voudras pas… – et il désigna la flasque vide d'un air goguenard.
— Donc Stropovitch et Farôn, poursuivit Akmar en saisissant deux fioles orangées, voici des élixirs de force…
— Approchez et buvez, fit Gunny en voyant les hésitations des deux concernés, on va pas y passer la nuit… »

Ils durent s'exécuter.

« … pour notre chef, un élixir qui aiguisera vos sens… j'en aurais donné à tout le monde si j'avais pu, mais la rareté de ses composants…
— Pas grave, t'as raison, je suis tout désigné pour celui-là, fit le nain en buvant la fiole cul sec.
— Et pour les autres, de quoi augmenter notre puissance magique.  »


Il remit des fioles à Joannes et Thiwwina et en avala une lui-même.

« Y en a-t-il une pour moi ? fit Hama qui pensait à un oubli.
— Non, répondit Akmar, ces élixirs améliorent nos connexions aux flux magiques, et tu es déjà bien suffisamment intime avec le plan de l'Ombre. »

La dræneï lui décocha un de ces regards noirs qu'il lui connaissait bien, et il se surprit à être satisfait de revoir la Hama qu'il aimait, lui.

« Soit, fit-il en soupirant avec un sourire ironique, sers-toi, ravi de t'avoir connue. »

Hama avança la main vers la mallette avec humeur, mais Stropovitch lui saisit le bras. « Je t'en prie, non », disaient ses yeux.

Elle dégagea son bras et, sans prendre d'élixir, alla rejoindre l'elfe près de la porte, l'air sombre.

« Bon, Farôn, fit Gunny, t'avais dit que tu saurais où nous conduire si on parvenait au niveau inférieur, peux-tu préciser ?
— Il y a des espèces d'égouts, répondit l'elfe à voix basse, qui ont été aménagés pour conduire à l'extérieur les résidus mi-chimiques mi-magiques des expériences de Néanathème, un démoniste, et des transformations « accélérées » d'orcs en gangr'orcs de l'étage inférieur à celui-ci.
— Tu veux dire des égouts différents de ceux prévus pour les déchets courants ?
— Oui, pour éviter des réactions chimiques imprévues j'imagine, répondit l'elfe sans se démonter – alors que Thiwwina gloussait dans sa malle en imaginant les horreurs que la chose pourrait produire.

— Et assez larges pour qu'on puisse tous s'y déplacer ?
— On ne peut plus larges. Comme ces aménagements n'étaient pas prévus au moment de la construction de la Citadelle, ils ont préféré réserver des couloirs entiers pour assurer l'acheminement de ces matières, plutôt que de faire des travaux supplémentaires. Il faut dire qu'ils ont des couloirs à ne plus savoir qu'en faire.
— Très bien très bien, répondit Gunny en hochant la tête, et ça nous mènerait où ?
— Eh bien directement dans les appartements de ce Néanathème, qui est un des chefs ici, dit Farôn en souriant, et nous aurons même, de là, deux autres chefs, et Kargath Bladefist lui-même, à portée de bras, pour ainsi dire.
— Bon sang, fit le nain en ouvrant de grands yeux, t'es en train de dire que tu pourrais nous faire décapiter l'armée de la Citadelle…
— En l'espace de deux heures, oui, si tout se passe bien, confirma calmement l'elfe, comme s'il parlait du beau temps. Cela désorganiserait les troupes et donc nous aiderait pour nous enfoncer encore davantage, là où je n'ai pu aller seul…
— Bon sang, répéta le nain avec un sourire finaud en saisissant son fusil de précision, eh ben ma foi ! On te suit, et c'est parti, comme qui dirait ! »


« Qui es-tu ?
— Personne. Tu dors, Darotân.
-… Je dois le tuer.
— Pourquoi ?
-… Parce qu'il doit mourir.
— Tu n'as pas répondu.
— Parce qu'il… ne mérite pas de vivre.
— Il n'y a que toi qui le penses. Tous les autres souhaitent sa survie, et il combat pour Azeroth.
— Non… Ils se trompent… Ils sont aveugles… Il ne cherche que du sang à verser, de la vie à corrompre… C'est un démon…
— C'est faux. Si c'était un démon, tes pouvoirs de paladin l'auraient décelé bien avant.
— Je l'ai vu ! Il s'est révélé !

— Tu sais que j'ai raison.
— Mais… toi qui es si sûr de toi, qui es-tu donc ?
— Personne. Je suis toi, Darotân. La part de raison de ton âme.
-… Je ne comprends pas. Mon âme se dédoublerait en deux consciences ? Impossible. Et quand bien même je me parlerais en effet à moi-même, tu ne sais rien que j'ignore, tu n'émets qu'hypothèses.
— Je te convaincrai d'une question : quand tu l'as combattu, as-tu vaincu le démon ?
— Oui. Je l'ai renvoyé.
— Mais Stropovitch, lui, était toujours là. Ce n'est donc pas une hypothèse, c'est un fait.
-… Serait-il… double ?
— Oui, Darotân. Il nourrit un démon en son sein.
— Peut-être… Dans tous les cas, il faut le tuer.
— Il n'est pas le mal. Il en est la victime. En tant que paladin, tu dois le sauver.
— Je n'ai pas envie de le sauver.
— Tiens donc ! Je me demande alors pourquoi tu voulais démontrer qu'il devait mourir. Si tu veux le tuer, ce n'est pas que tu le dois, c'est que tu en as envie.
-… Tu es décidément bien insolent. Sais-tu à qui tu parles ? Qui es-tu ?
— Personne. Tu dors, Darotân.
-… Il faut l'éliminer…
— Pourquoi ?
 »


Keli'dan posa une main moite sur l'épaisse poignée de la porte blindée. Il hésita encore. Il avait renforcé cinq fois son esprit de solides barrières d'ombre. Il prit une grande inspiration et entra.

L'aura de Darotân le saisit immédiatement. Son cœur devait lutter pour battre, ses poumons pour respirer. Broggok tourna trois de ses sept yeux vers lui. Le démon était fatigué, mais tenait bon. Comme tous ceux de sa race, il avait une aptitude innée et inégalable pour les manipulations mentales. Il était le seul être de la Citadelle à pouvoir rester en présence de Darotân – et le seul à être capable de le contrôler. De son œil central au front du paladin, un lien mental rougeoyant pulsait, magnétique, faisant onduler l'air.

Le carcan d'adamantite qui emprisonnait le dræneï se déformait. On avait dû lui ôter son armure. Il avait grandi d'une trentaine de centimètres. Ses muscles avaient doublé de volume, et se dessinaient nerveusement sur sa peau devenue rouge, secoués régulièrement de puissants sursauts qui faisaient gémir le métal. Deux cornes centrales s'étaient accentuées sur son crâne, qui n'avaient pas percé la peau. Il avait les yeux fermés et semblait inconscient, mais ses sourcils étaient froncés et son expression – dangereusement – déterminée.

« Alors ? fit simplement Keli'dan en s'approchant, économisant ses mots pour se concentrer sur sa survie.
— En l'état actuel, soupira Broggok de sa voix grave et résonnante, s'il se libère de mon emprise, il nous tuera tous et détruira tout ce qui se dressera entre Stropovitch et lui ».

Keli'dan eut une expression fataliste.

« Sa puissance ?
— Elle ne cesse de s'accroître. Je ne peux même pas affirmer qu'il finira par se stabiliser.
— Je vois, geignit presque le démoniste. Il se délivrera donc bientôt de ton contrôle.

— En fait, ce n'est pas une question de puissance. Il est d'ores et déjà parfaitement capable d'ouvrir les yeux, de déchirer sa prison comme du parchemin et de m'anéantir. Il suffit, soit qu'il se rende compte qu'il est contrôlé, soit que son désir de tuer Stropovitch se mue en décision irrévocable. Dans l'un des deux cas, sa colère l'éveillera.
— Je ne comprends pas », fit Keli'dan, dont le visage se décomposait, se couvrait de sueur. Il ne tiendrait plus très longtemps. « Quand je l'ai transféré ici, sa décision était déjà prise.
— Mais il était faible. Depuis hier soir, je suis en dialogue permanent avec lui. Je le persuade que je suis une voix intérieure, et surtout, je le fais douter de sa décision. De plus, son intellect faiblit à mesure que le sang l'imprègne. En fait, plus il sera puissant, plus il sera aisé de le contrôler, à cause de son abrutissement. N'aie aucune crainte, Keli'dan ».

Le démoniste ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit. Il se traîna péniblement vers la porte, se courbant à mesure comme un fromage trop fait s'amollissant et s'écoulant. Quand il eut enfin refermé le lourd battant, il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver une once de vigueur.

« Broggok a raison, pensa-t-il, mais il oublie une chose. Si l'intellect faiblit, son esprit peut dégénérer jusqu'à ne plus devenir que celui d'une brute. Une brute exprimant ses pulsions sans retenue ni scrupules. Une bête qui fonctionnera au désir et au besoin, et que rien ne pourra plus raisonner ou faire douter. »


Le capitaine gangr'orc Garkid était mécontent. Escorté de deux soldats aux mines pensives, il parcourait l'enfilade de couloirs qui menait aux appartements des officiers, hurlant sur les orcs qu'il croisait pour n'importe quel prétexte, et se passant les nerfs en martelant de coups de poing quelques figures au passage.

Il venait lui-même de risquer la mort en protestant contre les décisions de ses supérieurs. Ces derniers avaient conclu que les intrus avaient fui, alors que lui était d'avis de mener des recherches actives dans tous les recoins de la Citadelle. Il avait manqué de se prendre un coup de hache à cette objection – il n'y a pas de hiérarchie plus brutale que celle des gangr'orcs –, et c'était cette humiliation qui l'avait enragé.

La Citadelle était tout de même en état d'alerte. Ses centaines de couloirs et salles résonnaient des échos des dizaines de patrouilles qui venaient de s'organiser, menées au pas de course par des sous-officiers éructant des chapelets de jurons.

Garkid réveilla son escorte à coups de baffes musclées. Les deux soldats cessèrent de rêvasser et firent du zèle pour jeter des regards attentifs autour d'eux.

Alors qu'il approchait des appartements des officiers, le petit groupe fut dépassé par une patrouille de dix orcs qui trottaient en scandant un refrain de chant martial.

«  Avec la magie, nos ennemis savent faire tant de choses, pensa Garkid. Ils ont forcément réussi à rester dans la Citadelle, par un moyen qu'on connaît pas, pour sûr ! Me ferai pas avoir, moi ! Qu'ils crèvent, ces bâtards de chefs !   »

La patrouille devant eux disparut dans un couloir latéral.


Une bourrasque de froid terrible jaillit soudain, couvrant les parois des couloirs d'une couche de givre étincelante, sur plusieurs dizaines de mètres.

«  Qu'est-ce que…   » fit faiblement Garkid en ouvrant de grands yeux, le corps transi. Des cris rauques et un fracas de métal lui parvinrent de l'endroit où la patrouille avait tourné. Il tenta de hurler l'alerte, mais les cris mouraient au fond de sa gorge à cause du froid. Paniqué, il fit un signe à un des deux gardes, qui tenta de courir, mais à peine put-il mettre lentement un pied devant l'autre en tremblant.

Jaillissant du couloir latéral, des cris étranglés en d'immondes gargouillis, des pièces d'armure qui volaient. Une détonation suivie d'une pluie de viscères, des craquements d'os, des gerbes de sang qui fumaient sur la glace en traînées noires sur le bleu miroitant. Garkid fit signe à ses hommes, et, engourdis, se mirent en garde, prêts à combattre malgré tout.

Puis plus rien. Un guerrier dræneï aux yeux rouges flamboyant par la visière de son casque apparut alors au tournant, découvrant sa massive silhouette, l'armure recouverte de sang, une épée dans la main droite, et tenant dans gauche, la paume adhérant au cuir du crâne, une tête de gangr'orc aux yeux crevés. Il fit encore un pas en avant – ses sabots laissaient une empreinte sanguinolente et fumante sur son passage – et tourna lentement les yeux vers eux, émanant une aura puissante et terrible. Il leva la tête tranchée pour la leur montrer, et ils tremblèrent, muets de terreur. Il serra comme un demeuré, grondant plus qu'il ne respirait. Il y eut des craquements sinistres qui résonnèrent dans le silence du vaste couloir, et le haut du crâne lui resta dans la main, tandis que, broyée, la tête tombait par terre, se vidant au sol de sa cervelle molle et rouge.

Il lâcha son trophée, dégaina sa seconde lame et avança vers eux. Un peu réchauffés, les deux gardes de l'escorte prirent leurs jambes à leur cou en couinant, tandis que Garkid, comme halluciné, faisait face au dræneï, sa grande et lourde hache en main. Derrière ce dernier apparurent un elfe et un nain qui mirent en joue chacun un garde.

Un carreau d'arbalète et une balle de fusil de précision sifflèrent aux oreilles de Garkid, qui put entendre deux corps s'affaler derrière lui. Lorsque le dræneï fut à portée, le capitaine gangr'orc s'anima soudain et, venant à sa rencontre d'un pas fulgurant, lui balança en hurlant de rage un grand coup de hache dans la figure.

Stropovitch fut surpris par l'attaque, car il croyait l'orc paralysé. Le coup avait été exécuté avec précision et une puissance qui justifiait son grade. Le dræneï leva ses lames en les croisant pour parer, mais trop tard. La hache enfonça le casque et fit tomber à la renverse Stropovitch à moitié sonné. L'orc fit un nouveau pas en avant, avec un nouvel hurlement, pour abattre de toutes ses forces la hache sur le casque au même endroit, ce qui l'aurait brisé ou enfoncé suffisamment pour broyer la tête du dræneï.


Mais une immense lassitude s'empara soudain de sa chair, et la hache lui tomba des mains. Il s'effondra à genoux, saisi d'une faiblesse terrible, qui lui brouilla même les sens. Et tandis que Garkid sentait sa vie s'échapper de son corps, à travers le brouillard qui voilait ses yeux, il vit l'ombre qui l'aspirait, Hama, si belle, si noire. Il vit celle qui lui ouvrait les portes du Néant.

Et soudain il se sentit bien. Il n'y avait plus ce vrombissement continuel que le sang corrompu leur causait dans la tête, il n'y avait plus ces démangeaisons provoquées par leur crasse, ces courbatures causées par leurs armures grossières, ce mal-être général enfin, celui dont ils se divertissaient à grands renforts de bagarres et de hurlements, celui qui rendait leur sommeil agité et pénible, celui qui les énervait et les abrutissait, et que Garkid ne remarquait que lorsqu'il disparaissait, ôté par une beauté embrumée, un mirage mystérieux.

«  C'est bien, se dit-il, tuez-nous tous  ». Ce fut sa dernière pensée. Il mourut avec un air reconnaissant.


«  Alors, fit Danath Trollbane en s'approchant d'une sentinelle équipée d'une longue-vue, avez-vous perçu un quelconque signe de l'équipe de Bearstrength ?
— Comme vous le savez mon Commandant, il y a manifestement eu une bataille terrible ce matin, toute la Citadelle doit être en alerte. Je ne pense pas qu'il ait été possible pour eux de s'en sortir par la force.
— Pas de nouvelles donc ? demanda Trollbane en prenant la longue-vue et en l'axant sur la forteresse.
— Pas d'eux, non, mais les créneaux sont parcourus de dizaines de sentinelles et de patrouilles. Ce pourrait être un signe qu'ils leur ont échappé. Mais on peut supposer aussi qu'ils les ont tués et qu'ils restent en alerte en cas de nouvel assaut.
— Ils ne sont pas morts  » répondit Danath en fronçant les sourcils, l'air sombre.


Le soldat eut une moue dubitative, les yeux fixés sur la grande masse sombre tassée dans le canyon de la Péninsule.

Trollbane détacha ses yeux de la lunette et lui posa une main sur l'épaule. Le garde eut un sursaut de surprise devant ce geste amical.

«  Ils sont encore vivants sais-tu, et prépare-toi ! J'ai tout mis en place, ce matin, pour nous permettre un repli immédiat vers la Porte des Ténèbres en cas de problème. J'ai envoyé des messagers à tous les centres de commandement de toutes les régions d'Outreterre, à Greathand, et à la Horde, à Raz-de-Néant, sur le front solfurie. Nous devons tous nous préparer, entends-tu, pour le moment où ils la rencontreront vraiment, la mort. Parce que si cet instant arrive, alors le dræneï libèrera une puissance encore bien plus grande que celle que nous avons vue à Zeth'Gor. Alors la Citadelle ne sera que ruines fumantes et débris en fusion. Alors nous chercherons éperdument notre salut et courrons comme des bêtes terrifiées.   »

La sentinelle frémit et baissa les yeux.

«  Alors ouvre l'œil ! fit Trollbane en rendant sa longue-vue au soldat. Et ne cherche pas à savoir s'ils vivent ou non. Contente-toi de nous prévenir au moment où nous devrons fuir le chaos et la folie.
— Oui mon Commandant  », répondit faiblement le veilleur, en considérant pensivement la grande silhouette du noble chef de guerre aux cheveux blancs, qui s'en retournait, les mains dans le dos, légèrement voûté, avec l'air grave de ces hommes qui ont traversé tant de batailles et vu tant de souffrances, qu'ils sont comme penchés, observateurs mélancoliques, au-dessus de la guerre éternelle dans laquelle se consument toutes les générations mortelles.


« 'Tain Stropo tu m'fais peur sérieux, fais un peu gaffe quoi ».

Je me suis laissé emporter.

Gunny avait ôté le heaume déformé. Stropovitch était blessé au front. Joannes se pencha sur lui pour le soigner. Farôn, Hama et Elbereth transportaient les cadavres un à un dans la chambre de l'officier.

« Il n'empêche, fit remarquer Akmar quand Gunny se tourna vers eux le casque à la main, que ce gangr'orc était exceptionnellement fort, pour plier du métal de cette épaisseur et de cette qualité.
— Les vrais gangr'orcs sont tous forts, répondit Gunny en haussant les épaules. Les clans isolés dehors, c'pas les pires, et ici, les simples soldats sont ceux qu'Illidan a pas jugés dignes de rassembler à Ombrelune. Donc faut faire gaffe, tout ce qui est chef ou officier ici c'est pas d'la bleusaille, c'est du vrai lourd, c'est de l'entraîné par Illidan, et si on survit et qu'on rejoint Greathand au Temple, tu verras qu'le bougre de cornu sait y faire, c'est plus des orcs, c'est des monstres, et je veux qu'tout l'monde se carre ça dans l'crâne, pigé ? »

Il avait posé la question en regardant Stropovitch, qui hocha la tête, l'air grave. Joannes avait fait son office ; il aida le guerrier à se relever.

Je dois tenir jusqu'au bout.


« Ça s'voit qu't'as pas connu la première guerre, ajouta le nain. Moi je les ai vus, les produits de Mannoroth, et Joannes aussi – le paladin acquiesça d'un signe de tête –, et ces orcs envoyaient valser trois mecs d'un revers de main. Alors c'est pas parce que tu les impressionnes que t'as gagné. T'as bien vu là-haut le gros avec ses cimeterres à la place des mains, même Akmar et Hama ont pas su le gérer. Rien n'est joué d'avance. »

Il tendit soudain l'oreille. Farôn confirma son impression d'un signe.

«  Bon une autre patrouille approche, faut s'grouiller.
— Ça sert à rien d'enlever les corps, fit Thiwwina, il reste plein de sang par terre, zauriez pu me laisser faire proprement !
— Le capitaine et son escorte sont morts sans laisser de traces, répondit Farôn à voix basse, et le couloir où on a massacré les dix autres est étroit et sombre, mais…
— Mais ? fit Gunny, nerveux, en sentant la patrouille se rapprocher.
— On peut sécher le sang pour qu'il ne semble pas récent  », fit l'elfe en se tournant vers Stropovitch.

Le dræneï ne laissa pas aux autres le temps de réagir et s'exécuta.

Farôn m'a jaugé, et il sait ce dont je suis capable. Il « sent » les gens, et c'est un expert de la maîtrise de soi. S'il pense que je peux contrôler le démon, je lui prouverai qu'il a raison.


Il se concentra, et sa peau rougit davantage. Il ouvrit la bouche et souffla. Le sang et les dalles se confondirent en une seule étendue noirâtre, qui sentait la poussière et le sang brûlés.

«  Tu ne devrais pas… dit Hama, inquiète.
— Pas le temps, on bouge !   » fit impérieusement Gunny, et ils suivirent l'elfe qui courut lestement devant, les sens aux aguets et le sourire aux lèvres.

Il doit le garder à fleur de peau, et je m'y emploierai. Ma Reine… je Vous l'amènerai, je Vous l'offrirai, celui que Vous attendez depuis tant de milliers d'années.

Ils parcoururent donc le labyrinthe de couloirs au pas de course, sans se soucier du bruit provoqué par leur équipement. En effet, Farôn et Gunny – ce dernier au même niveau que le maître assassin grâce à l'élixir d'Akmar – pouvaient détecter la position et le parcours d'une patrouille bien avant qu'elle ne soit à distance de les entendre. Ils les évitèrent donc, se dissimulant dans des boyaux latéraux, prêts à attaquer si un gangr'orc émettait la moindre suspicion – prêts également à improviser une embuscade dans le cas où la patrouille y tournerait. Mais ils passèrent sans embûches. Durant de longues minutes, ne communiquant que par signes, maîtrisant leur respiration, nerveux, les sens aux abois, ils s'approchèrent peu à peu du cœur militaire de la Citadelle.

Jusqu'au moment où l'elfe leur fit signe de s'arrêter. Il hésita une seconde puis murmura très vite :

« Juste à l'angle, à quelques mètres, une porte descend dans les égouts. Mais six orcs approchent, et ils sont accompagnés de deux chiens-loups. Impossible de se cacher.
— On les tue alors, fit Akmar.
— Ici, ça donnerait trop d'indices de notre destination, et surtout il y a des sentinelles fixes à l'angle suivant.
— Demi-tour et on les zigouille plus loin, s'impatienta le gnome, qui entendit, comme tous, les pas lourds de la patrouille résonner en s'approchant d'eux.
— Y a d'aut' types qui arrivent par derrière, c'ça l'souci, marmonna le nain, concentré sur ses sensations.
— Et ils arrivent à toutes jambes, comme pour donner l'alerte, confirma l'elfe, donc l'absence de nos premières victimes a dû être remarquée, ou pire, les corps découverts. Les chiens seront à portée de flair dans dix secondes, ajouta-t-il.
— Courez les intercepter, réagit vivement Thiwwina, ze m'occupe des loups moi ». Et d'un mot, elle s'entoura d'une aura de givre. « La glace n'a pas d'odeur, sourit-elle.
— L'Ombre non plus », dit froidement Hama, dont la moitié du corps s'était déjà fondue dans une épaisse ténèbre.

Les autres hochèrent la tête et se ruèrent au-devant des deux coursiers, dont on entendait déjà les cris d'alerte.


Toi non plus tu ne devrais pas… Stropovitch se retourna dans sa course, le visage marqué par l'inquiétude. Leurs yeux se rencontrèrent.

Ils échangèrent un regard triste, celui où l'on dit un amour que l'on sait désespéré – tandis que l'Ombre achevait d'envelopper la belle Hama. Sa peau devint noire. L'ovale de son visage se noya dans une brume funeste. L'éclat de ses yeux s'inversa et, de luminescents, ils devinrent la porte du Néant. Mais son regard demeura inchangé pendant cette transformation. Ils avaient été deux jeunes dræneïs, et avaient connu un bonheur aussi court qu'absolu. Désormais ils étaient l'Ombre délétère et le Feu destructeur, ils n'engendraient – n'éprouvaient – plus que malheurs et tortures. Au fond de lui, Stropovitch le savait. L'amour n'appartenait plus à leur monde. Ce regard n'était-il donc qu'un soupir dans la nuit, un regret d'une tendresse passée et maintenant étrangère, un écho d'absolu qu'ils tentaient vainement de saisir ? Pourquoi leurs yeux semblaient-ils toujours davantage supplier, qu'aimer ?

Nous implorons le destin. Pour qu'il nous réunisse dans cette plénitude perdue.

Ils tournèrent chacun la tête. Ils devaient tuer. Détruire et se détruire, leur seul horizon.

Les démons ne pleurent pas.

Thiwwina s'était concentrée un instant. Ses petites mains furent parcourues de fugaces éclairs bleus, ses yeux s'ouvrirent, éclairés d'arcanes, et son visage enjoué se fendit d'un sourire carnassier.

La patrouille était toute proche. La gnomette et Hama, embusquées dans le coin, attendaient qu'elle tourne et leur fasse face.


Mais contre toute attente un chien aboya.

Thiwwina bondit pour les avoir en vue. La patrouille était à dix mètres. Un des six orcs se retournait pour alerter la garnison. Les deux chiens se ruaient en avant, et seraient sur elle dans une seconde. Deux guerriers avaient commencé à les suivre. Un archer et deux fusiliers l'aperçurent et entreprirent de la mettre en joue.

La gnomette tira un petit bout de langue – signe que la situation allait être délicate.

Elle balança la main droite : sa paume généra un cône de froid dans lequel se déchargea une grande partie de l'énergie magique accumulée. En un mot, elle cueillit les loups au vol et les gela si instantanément et si totalement, qu'en tombant de part et d'autre d'elle ils se brisèrent en morceaux de glace.

La flèche et les deux balles se heurtèrent au bouclier magique invisible, mais il y eut un choc et une onde – Thiwwina recula de deux pas et eut un air contrarié. Arrêter ces projectiles demandait énormément d'énergie magique. Ce fut alors qu'Hama capta l'âme d'un des deux fusiliers tandis qu'ils rechargeaient. L'orc tomba à genoux, semblant s'étouffer, luttant vainement contre le siphon funeste, écumant et gémissant, agité de convulsions.

Thiwwina, la seconde suivant sa grimace, avait matérialisé une lance de givre, en suspension sous sa main droite. C'était comme si l'air gelait. Des bulles de magie apparaissaient en cascade et se solidifiaient en s'agglomérant, en une fulgurante arborescence de glace. Elle balança le projectile. La lance atteignit avec précision le crâne de l'archer qui courait donner l'alerte. Le choc l'assomma, et il s'effondra en pleine course, dans un fracas retentissant d'armure.

D'un mot elle gela les jambes des deux guerriers qui arrivaient sur elle. Elle bondit en arrière pour éviter les deux haches qui s'abattirent – mais le tranchant de l'une d'elles l'atteignit. Elle fut projetée en arrière et heurta violemment le mur.

Une flèche l'y cloua un instant. Elle retomba enfin sur les fesses, intacte grâce au bouclier, mais sonnée et – faut-il l'avouer – fatiguée. La bataille sur les créneaux avait été extrêmement exigeante.


Hama achevait le second fusilier. Quant au dernier archer, sans doute victime d'un sortilège, il restait immobile, les yeux exorbités et la bouche ouverte – en un mot, pétrifié de terreur.

Les deux guerriers grondaient et grognaient, luttant contre le froid qui les engourdissait et les empêchait d'avancer.

Partout, résonnant contre les interminables murs de pierre noire et les dallages rouges cyclopéens, un nouveau concert de cris, de cornes et d'armures en mouvement.

« Thiwwina ! »

Joannes la prit dans ses bras. Ils étaient revenus. Tuer les coursiers n'avait pas suffi. Tout s'entendait et se transmettait dans la Citadelle. Des deux côtés, le vacarme de troupes en marche.

Stropovitch passa en trombe entre les deux guerriers. Ceux-ci ouvrirent de grands yeux, tandis que leur sang, en s'écoulant de leur gorge, s'étendait en grandes nappes sur leur torse, se mêlant à la glace qu'il faisait fondre. En un tour de poignets les deux lames avaient trouvé les interstices sous les casques et délivré les deux orcs de leurs souffrances.

Farôn s'affairait déjà, fébrile, sur la serrure de la porte de fer qui menait à l'évacuation des déchets expérimentaux.

Gunny se pencha sur l'archer assommé, lui mit un doigt sous le nez pour vérifier s'il respirait, se releva et lui logea une balle dans la tête.

Deux lignes d'orcs parurent au tournant, de l'autre côté. Ils étaient dirigés par un gangr'orc massif à l'armure recouverte d'une élégante tunique mauve, au maintien raide et aux ordres scandés d'une voix puissante. En apercevant les Alliés, il s'arrêta, joignit les jambes militairement, hurla quelques mots brefs, et la première ligne s'agenouilla pour libérer le champ de vision de la seconde.


« Hmmmmmm… » fit le nain en se caressant la barbe, le fusil posé nonchalamment sur l'épaule, un sourire amusé aux lèvres.

Chaque orc arma un arc ou un fusil.

Ils étaient vingt à les mettre en joue à trente mètres.

Une grenade vola et explosa dans leurs rangs, suivie d'une fumigène. Dans un brouillard irrespirable, l'officier s'égosillait au milieu des gémissements des blessés, des cris des autres et du « Har har harrrrrrrrrr » retentissant de Gunny.

« 'Tain ça m'a presque ému leur cirque, là, tous en rangs comme des quilles là, vas-y qu'j't'y lance des boules d'ma composition moi » ajouta-t-il hilare.

La porte s'ouvrit. Un puits. L'obscurité totale. Ils ne réfléchirent pas. Ils sautèrent l'un après l'autre, se rattrapant avec plus ou moins de succès aux barreaux métalliques qui tenaient lieu d'escalier.

Farôn passa en dernier, et se maintint en équilibre sur le premier barreau tandis que, indifférent comme tout elfe à l'absence de lumière, il bloquait de ses outils le mécanisme de la serrure.

A ce moment-là, le seigneur de guerre orc Porung sortit de la fumée fusil en main et yeux rougeoyants, sa tunique à moitié noircie. Quand il atteignit la porte, une autre troupe arriva de l'autre côté, qui s'apprêtait à prendre les Alliés en tenaille. Porung secoua la porte. Y donna un coup d'épaule. Enfin un coup de pied rageur. Il fulminait.

« S'sont enfuis par là seigneur ? lui demanda le lieutenant de l'autre troupe d'une voix lasse.
— Ces égouts… Ils peuvent en sortir n'importe où. Il y a toutes les portes comme celle-là dans plein de couloirs. Ils mènent aussi aux centres de mutation… Et au centre de Commandement, au siège de Néanathème…
— Vous pensez qu'ils en connaissent le plan ? » ricana le lieutenant, qui se prit un direct du droit dans les dents – Porung n'était pas d'humeur à rire. Derrière lui, ses hommes se rassemblaient. La grenade avait fait peu de morts.
« Enfin z'veux dire, seigneur, reprit le lieutenant en se relevant péniblement et en recrachant ses incisives, tout' façon ils vont se faire dissoudre par les… choses en-dessous, y a pas d'crainte à avoir.
— Supposons le pire, répondit Porung. S'ils survivent et sortent n'importe où, l'alerte sera donnée. Mais les deux endroits où ils peuvent faire beaucoup de dégâts avant d'être neutralisés, ce sont le centre de mutation et le repaire de Néanathème. Envoie deux de tes hommes transmettre mes ordres : un à chacun de ces points, pour condamner les accès et renforcer la garde.

— Très bien seigneur.
— Et tu en enverras un troisième prévenir le chef suprême Kargath, que j'ai pris la décision d'aller m'assurer moi-même de la mort de ces rats.
— A vos ordres seigneur » fit le lieutenant avant de lâcher quelques crachats sanguinolents dans une rigole.

Porung repartit vers ses hommes, les rudoya, les remit sur pied. Il dirigeait la meilleure troupe d'archers et de fusiliers de la Citadelle. Il descendrait par un accès plus proche du siège de Néanathème, et, aberrations ou pas, il les traquerait, les tuerait et observerait leurs cadavres se faire ronger par les créatures et les acides qui recouvraient ces artères ténébreuses.

Des raclements. Une étincelle. Une torche qui éclaire des visages soucieux.

«  'Chier  », lâcha Gunny tout en remettant son briquet en poche. Sur le mur noir et suintant, au pied de l'échelle de barreaux, un porte-torches qu'il avait vidé de son contenu – en attachant les trois autres à une boucle du sac. Leurs pieds foulaient une poussière épaisse et humide. L'air était lourd. Tassés dans ce boyau cylindrique, les Alliés n'avaient qu'à pousser une autre porte de fer, rouillée celle-là, pour accéder aux égouts. Tout autour d'eux, à tous les étages, les échos fantastiques d'une armée en effervescence.

«  Que décide-t-on ? demanda Akmar en écoutant les coups rageurs de Porung au-dessus d'eux. Ils n'ont pas l'air de vouloir nous poursuivre plus que ça.
— Ils nous cueilleront à la sortie, soupira Hama.
— N'y a-t-il aucun moyen de les surprendre ?   » demanda, anxieux, Joannes à Farôn. L'elfe se contenta de hausser les épaules. Gunny comprit sa pensée.

«  Bon les gars, fit-il avec un accent fataliste dans la voix, on pourra pas, cette fois, rester cachés ou disparaître sous leur nez comme aux créneaux. Quoi qu'on décide, on va se farcir l'intégrale de leur armée jusqu'à ce que le dernier d'entre nous rende son dernier souffle  ».


Leurs visages exprimèrent l'abattement. Stropovitch serra les poings, déterminé. Farôn sembla réfléchir profondément. Joannes pâlit. Hama fronça ses sourcils ténébreux.

«  Mais vous avez remarqué qu'ils ont tendance à lancer la garnison entière sur les intrus. Y a donc moyen qu'on arrange une diversion.   »

La terreur passa fugacement sur certains visages.

«  Vous voulez dire, risque Akmar, un groupe qui part au suicide pendant que l'autre continue la mission ?
— Contesteriez-vous une telle décision, chevalier Akmar ?   » demanda gravement Gunny.

Face à la soudaine solennité du lieutenant-capitaine, l'instant se figea. Le grondement des rassemblements gangr'orcs alentour retentit dans les poitrines. Les respirations lourdes avaient un écho humide, comme au fond d'un puits. Des têtes se baissèrent, les yeux hagards. Akmar ne put répondre et resta muet, les yeux rivés dans ceux de son supérieur. Le sacrifice ne faisait pas partie de ses valeurs, ni le patriotisme ou l'amitié, de ses sentiments. Exterminer par brassées des créatures inférieures pour le compte de l'armée avait été pour lui, comme pour de nombreux autres séides des ombres, la seule façon possible d'être accepté et intégré dans la société. S'il combattait, c'était, paradoxalement, pour être tranquille : faire ses expériences, tuer, étudier, accumuler pouvoir et connaissances ; et ce sans être inquiété, au contraire ! en étant approuvé et respecté.

Mais il était hors de question qu'il se sacrifie volontairement. «  Même pour Hama  », pensa-t-il malgré lui.


Pendant quelques secondes, la tension fut extrême. Palpable. Puis soudain Gunny se dérida et éclata de rire.

«  Bon sang, fit-il hilare, tu devrais voir ta tête  ». Le visage du gnome s'allongea. Ses camarades s'éberluèrent. «  Bah t'inquiète va, pour la diversion je parlais de ça – et il désigna le sac dans son dos –, j'ai là-d'dans de quoi faire croire à toute la Citadelle qu'un troupeau d'elekks défonce tout sur son passage à cinq cents mètres de notre position réelle  ».

Il y eut des demi-sourires. Même si Gunny avait plaisanté, il leur avait rappelé à tous à quel point cette mission engageait leurs vies.

«  En tout cas merci d'ta franchise hein, ajouta le nain en gratifiant Akmar d'une bourrade dans le dos qui l'étala ventre à terre, comme ça on saura à qui faire confiance – ou pas – si le sacrifice s'avère nécessaire  ».

Le démoniste se redressa, vert de rage, la robe souillée, au milieu des airs embarrassées et des moues de ses camarades. Quand il vit Hama détourner le visage vers la porte rouillée en l'ignorant, son cœur se serra, et une pulsion le saisit de tous les tuer. Farôn l'aidait à se relever totalement, et quand il parla, seul le gnome l'entendit.


«   Notre heure viendra, je t'en dirai davantage plus tard  ».

Akmar dévisagea l'elfe, et il resta interloqué par le sourire étrange de ce dernier. Pendant un instant, il eut l'impression de voir un marionnettiste démoniaque les tenant tous par des ficelles invisibles.

Gunny défonça la serrure rouillée à coups de crosse – il poussa la porte, qui grinça horriblement.

Aussitôt une bouffée d'air vicié, à peine respirable, sentant l'acide et la moisissure, assaillit leurs narines. Ils avancèrent. Les accueillirent des chuintements et autres bruits écœurants de sécrétions et de glissements de matières molles – et leurs pas rendirent un son humide.

La lueur de la torche découvrit un spectacle lugubre, et à mesure qu'il détaillait l'endroit, chacun sentit l'angoisse le saisir peu à peu – Gunny émit un long «  Meeeeeeeerde…   » qui mourut dans sa gorge.

Le sol était recouvert d'une gelée verdâtre aux monticules mouvants, bouillonnante par endroits, parcourue de frissons et d'ébullitions spontanées, en un mot vivante – et curieuse. Quant aux murs de pierre noire, ils suintaient d'acide, et il pendait du plafond des stalactites d'une substance bleu-vert indéfinissable, cristallisation de quelque poison – d'où tombaient irrégulièrement de lourdes gouttes bues par la gelée dans un sinistre bruit de succion.


«  Farôn, fit Gunny, j'crois qu't'avais oublié d'préciser deux-trois p'tites choses.
— Il y a eu quelques changements apparemment, répondit nonchalamment l'elfe.
— Y en a qui ont sauté leur tour de ménaze, dit Thiwwina en tirant un petit bout de langue et en se retroussant les manches, comme si elle s'apprêtait à s'emparer d'un balai.
— L'air est étouffant et toxique, lâcha Akmar avec humeur. A vue de nez on a un quart d'heure pour sortir de là.
— A vue d'pied aussi, rétorqua avec un rictus le nain en considérant le cuir de ses bottes d'un air inquiet, parce qu'on a les godasses qui s'font méchamment ronger  ». Stropovitch et Hama constatèrent de même que leurs sabots commençaient à s'écailler. «  Bon, déclara le nain en allumant avec sa torche les trois autres, et en les distribuant à Joannes, Akmar et Thiwwina, on marche doucement en suivant le bord gauche, contre le mur, Farôn devant. Si des saloperies attaquent, espérons que ce feu et la glace de Thiwwina les en dissuaderont rapidement  » – la gnomette eut un grand sourire lumineux.

Des centaines de pas au-dessus de leurs têtes faisaient trembler le plafond et frémir les stalactites, qui s'émiettaient dans la vase corrosive.

Le groupe se mit en file et longea le mur noir et poisseux pour ainsi dire au trot, chacun contrôlant plus ou moins sa peur, susceptible de se muer rapidement en panique dans cet endroit. Et pour cause, les chuintements et les bouillonnements semblaient les suivre, et ils sentaient tous qu'ils étaient observés très attentivement.

«  Il y a comme… une seule âme ici, mais diffuse, omniprésente…   » murmura Hama. Personne ne releva.


Quand Keli'dan entra dans la salle de Néanathème, celui-ci remettait un seau à un messager, qui partit aussitôt en courant. Et il régnait dans le lieu une grande agitation. Tous les cobayes orcs de ses expériences gisaient, morts, dans un coin, des gangr'orcs poussaient en beuglant des rocs contre la bouche d'évacuation des déchets, et des patrouilles s'organisaient à grands renforts de hurlements.

«  Que se passe-t-il ? demanda le démoniste à son collègue en gravissant les marches menant à son siège.
— Oh, fit Néanathème en souriant et en s'installant confortablement, il arrive, tout simplement. Par les égouts, là, si tu veux tout savoir.
— Si toute la Citadelle est au courant et que les entrées sont bouchées, je me demande bien comment il va s'en sortir  », marmonna Keli'dan, voûté, sincèrement inquiet. L'ancien disciple de Gul'dan avait beaucoup vieilli en quelques jours. Néanathème le considéra pensivement, avant de répondre :
«  Il va s'en sortir en puisant dans une puissance qui ne lui appartient pas, en perdant nombre de ses compagnons, et quand il apparaîtra devant moi…   »

Il tendit la main avec un sourire carnassier. Keli'dan réfléchit. Et comprit.

«  Ah oui, très bien vu, s'il le fait volontairement ce sera parfait.   »


Il déposa une bourse de cuir dans la main de son collègue, qui la fit disparaître dans sa robe.

«  Et il serait plus que temps, même, ajouta-t-il, car Broggok s'épuise, et Darotân est de moins en moins ouvert aux dialogues mentaux.   »

Sur ces mots, Keli'dan s'en retourna lentement. «  Prépare-toi, conclut-il en passant le seuil, tu vas en avoir besoin  ».

Néanathème sourit, et ne bougea pas de son siège. Il était prêt. Il éliminerait en quelques mots les derniers compagnons de Stropovitch, s'il en restait. Et il le verrait enfin, ce dræneï. Il assisterait à ses derniers moments de conscience avant que celle-ci ne soit engloutie et son corps dispersé par l'éclosion d'une nouvelle puissance qui n'aurait enfin plus aucune limite.

Il gloussa d'impatience.


Porung ouvrit d'un coup de pied la porte de fer. Un écho sinistre. Une échelle de barreaux.

« On va bloquer le seul carrefour de ces égouts, dit-il en se tournant vers ses hommes. Où qu'ils veuillent aller, ils passeront par nous, et y resteront ». Les vingt orcs acquiescèrent d'un cri martial.

Un régiment de cinquante âmes déboula dans le couloir au pas de course. Depuis quelques minutes toutes les unités défilaient les unes après les autres, et la Citadelle résonnait de tout un branle-bas de combat. Les messagers couraient partout transmettre les ordres du seigneur de guerre.

Mais cette fois les cinquante orcs étaient des mastodontes cuirassés, des gangr'orcs d'élite. Et le colosse qui les menait, c'était Kargath Bladefist en personne. Grand de quatre mètres, une force démoniaque puisée à volonté dans le sang de Mannoroth le Destructeur coulant dans ses veines, une vivacité hors norme que son armure – si épaisse qu'il était plus exact de parler de muraille – ne gênait pas, et surtout une cruauté qui engendrait chez ses hommes une peur si intense qu'elle chassait toutes les autres, Bladefist, qui avait acquis ce surnom en troquant ses mains pour d'énormes lames courbes toujours couvertes de sang frais, était le chef incontesté de ce qu'il appelait la « véritable Horde ».

Porung salua.

« Alors comme ça, commença Kargath tout de go de sa voix grondante et rocailleuse, tu disperses nos forces dans toute la Citadelle, et tu comptes te débarrasser des ennemis avec ta poignée d'archers ?
— En effet Chef suprême, car ils peuvent sortir de ces boyaux n'importe où, il faut donc que tous les accès comme celui-ci soient surveillés.
— Ils ont échappé à TROIS CENTS HOMMES sur les remparts, cria Kargath en brandissant un cimeterre sous la gorge de son interlocuteur, alors pourquoi pas une attaque massive, Porung ?
— Cela ne ferait que nourrir les créatures qui hantent les lieux, répondit le seigneur de guerre sans sourciller. Je peux assurer la protection de mes hommes mais pas de l'armée entière.
— Et quelle protection, exactement ? » fit Kargath, les yeux brillants et inquisiteurs.


Porung attendait toujours ce qu'il avait commandé dans cette perspective, et il sentit que répondre « Elle arrive » ne serait pas au goût de Bladefist. Mais ce qui était sûr, c'était que le temps pressait, que chaque seconde comptait, qu'il avait toujours su trouver lui-même les solutions aux situations d'urgence, et que s'il n'était déjà rouge, on aurait vu le visage du seigneur de guerre s'empourprer de rage. Il soutint le regard de son seul supérieur direct dans la Citadelle, sans dire mot. Un messager vint lui sauver la mise, courant malgré son lourd fardeau.

« Seigneur, dit ce dernier, essoufflé, après avoir salué, j'ai bien prévenu Maître Néanathème, et des sentinelles sont postées à la bouche d'évacuation, et toute sa garde, et ils bouchent tout.
— Très bien. As-tu… ?
— Maître Néanathème, ajouta l'orc en soulevant le seau métallique, m'a aussi demandé de vous donner ça, pour aider ». Porung et Kargath en considérèrent le contenu. Des braises. « C'est des gangrebraises, précisa le messager, elles s'éteignent pas même dans l'eau qu'il a dit, et y aura pas mieux pour tenir les saletés à distance, et éclairer, aussi.
— Voilà la protection, conclut Porung en saisissant la poignée du seau et en relevant la tête vers Bladefist, vous constaterez, Chef suprême, qu'il y en a à peine assez pour mon unité.
— Bon tu t'démerdes, lâcha Kargath avec un mouvement d'humeur, mais je te préviens, Porung, si tu échoues et que tu en réchappes, compte sur moi pour t'achever ».

Et il tourna sa grande masse et repartit, non sans balancer un grand coup de cimeterre dans un de ses gardes qui ne s'était pas retourné assez vite à son goût – le choc le fit voler au-dessus de ses camarades et il tomba en grand fracas plus loin, avant de se faire piétiner par les mêmes – et enfin écraser dans un sinistre froissement de métal et craquement d'os par un pas du colossal Bladefist, qui n'eut pas un regard pour lui.

Porung avait fait un signe vif et exaspéré à ses hommes, et il était descendu dans le boyau avec une souplesse remarquable pour un gangr'orc. Un coup de poing rageur suffit pour envoyer valdinguer le battant rouillé en contrebas. Il fit une moue écœurée en reniflant l'atmosphère ambiante et s'avança à pas rapides en versant le contenu du seau sur le sol, en une ligne droite parfaitement perpendiculaire au mur.

Les braises illuminèrent l'artère de leur feu jaune, qui flambait sans discontinuer. Porung considéra les stalactites avec méfiance. Au sol, la vase frémit au contact des braises, et, comme la chair d'un coquillage, se rétracta de part et d'autre de la limite, avec des chuintements aigus et des bouillonnements contrariés.

Porung déglutit et, depuis la paroi d'en face, revint vers la porte en traçant une seconde ligne parallèle à la précédente, et distante d'elle de cinq mètres. La gelée recula encore, se ramassant hostilement de l'autre côté de la zone, semblant guetter sa proie.


Le seigneur de guerre se plaça au milieu exact du périmètre délimité et fit un signe. Ses hommes vinrent se placer en deux lignes de dix, les fusiliers se mettant à genoux pour libérer le champ de vision des archers. Ils armèrent. Et firent silence.

Porung, les mains dans le dos, raide, cambré, les sourcils froncés, le bas de sa tunique flottant au gré des courants d'air, se concentra. Derrière eux, le seul carrefour des égouts. Devant, l'endroit où les Alliés avaient disparu. Ainsi éclairés par le gangrefeu et immobiles sous ces voûtes noires et luisantes, ils semblaient des statues de cire veillant dans un mausolée perdu.

Soudain le seigneur de guerre décrocha de sa ceinture une hache qu'il garda dissimulée dans le dos, et fit signe à ses hommes de se tenir prêts. Il les avait entendus. Ils venaient à lui. Des lueurs de torches se reflétaient sur les murs et grandissaient. Et il eut un pressentiment – qui le fit frémir d'excitation.

Ce serait peut-être sa dernière bataille, mais c'en serait sûrement une des plus belles.

Chapitre 20

« Tu la vois n'est-ce pas… »

Une flamme bleue, oui… qui ondulait dans le corps du prisonnier, comme si… toute chair soudain n'était que fenêtre…

« L'âme… Ne la trouves-tu pas attirante ? »

Elle chatoyait, scintillait. Elle pulsait, au diapason des gémissements du pauvre hère enchaîné, comme une délicieuse…

« Musique, hmm ? Tu es fascinée, je le sens… »

La voix du Nathrezim n'était pas seulement grave et puissante : elle ne résonnait pas dans l'espace, mais dans les cœurs – en échos mortifères. Le mage humain était tétanisé.

« Mais demande-toi… la nature vraie de cette fascination… »

Elle sentait comme un grand vide s'agrandir en elle, intolérable, demandant impitoyablement à être comblé – qu'importait la façon.

« Tu as faim, Hama. »

Atrocement faim. Sa bouche s'ouvrit pour émettre une plainte que seul le Prince pouvait entendre – la plainte de l'Ombre…

« Il est écrasé par ma présence… Il ne présentera aucune résistance… »

L'humain était proche de l'inconscience, prostré, la bouche ouverte, et ahanant. De la salive mêlée de morve gouttait sur le sol de granite noir. Secoué de hoquets convulsifs, il allait mourir.

« Vas-tu laisser son âme s'échapper ? »

Non. Il la lui fallait. Maintenant. Le vide en elle criait. Dans un mouvement spontané, elle tendit naïvement la main vers ce fruit frémissant.

« Que fais-tu donc… demanda Mephistroth en riant doucement. Aspire-la. »

Elle chercha à comprendre ces mots – sans en avoir besoin. Car les yeux fermés elle sentait toujours la flamme vacillante devant elle. En se concentrant sur cette sensation, elle la vit même, avec les yeux de l'esprit. Elle sentit sa chaleur… sa consistance… La faim en réponse lui laboura les entrailles si intensément… que tout son corps se tordit de douleur. Elle se plaqua contre les barreaux en haletant, les yeux toujours fermés.

« L'Ombre ne poursuit pas. Elle appelle à elle. »

Ce fut avec une expression rageuse qu'elle se rejeta en arrière, tandis qu'une pulsion interne lui faisait ouvrir la bouche – aucun souffle ne parcourut sa gorge. Son gosier ne menait ni aux poumons ni au ventre. Elle avait trouvé en elle une troisième voie, la porte vers la vide, vers le gouffre insatiable. Ce fut le Néant qui à travers elle eut comme un hoquet – l'âme fut instantanément absorbée, sans effets, sans bruit, un glissement dans la pénombre. Le mage cessa simplement de respirer. Hama tomba à genoux, subjuguée par le plaisir – cette chaleur délicieuse qu'elle savourait, s'évanouissait si vite… laissant un appétit toujours vivace…

et un arrière-goût…

amer.

« Cette amertume est notre nourriture, Hama… elle imprègne l'univers, car il est noyé dans ce Néant mélancolique… Tu goûtes à la nature de l'Ombre, Hama… elle ne détruit pas, elle consomme, elle ingère, elle fait sien… C'est pourquoi elle vaincra toujours tout ce qui la désigne comme ennemie. En vérité ! au-delà du bien et du mal, nous ne faisons que suivre les lois fondamentales de l'univers. C'est pourquoi nous, les Nathrezim, sommes nés avec lui. Son fondement, sa matière première, c'est le Néant, que nous accompagnons – incarnons même. Pour mieux remédier aux anomalies. Aux imperfections engendrées. Comme celle-ci. »

Il désigna le petit être informe dans sa cage. Hama soupira de frustration. Elle en voulait davantage.

« Tu me plais », lâcha le Prince d'une voix soudain rauque. Il la saisit doucement et la souleva, assise dans sa grande main – le contact de ses fesses souples le fit frémir. Il eut envie de la mordre. Il se contint et l'embrassa. Elle demeura songeuse.

Il brûlait, lui, d'un feu peu commun dans un cœur de Nathrezim.

Il lui caressa le visage de l'index de son autre main.

Il hésitait. Possédée ainsi par l'Ombre depuis qu'elle était venue en ce monde, elle n'avait plus de souvenirs, plus de passé, elle n'était… qu'appétit. C'était parfait… elle pouvait servir… que demander de plus… Mais il n'était plus très sûr de ce qu'il voulait lui-même. Il n'avait toujours trouvé de satisfaction que dans la corruption et le contrôle. Et voilà qu'inexplicablement, il n'était pas satisfait qu'Hama, soit ainsi sous son emprise, assagie, amnésique.

Il frémit encore. Hama le fixait de ses grands yeux autrefois lumineux, désormais noirs comme une nuit sans étoiles. Il comprit sa demande muette. Ce fut presque malgré lui qu'il y répondit :

« Je te donnerai à manger, Hama. Tu auras des missions, et tu m'obéiras sans réfléchir. Car les objectifs réels ne te concerneront pas. Car pour toi désormais, vivre, c'est tuer. »


Les égouts de la citadelle… Comment ne pas s'y sentir dans le couloir de la mort, l'antichambre des limbes, la destination finale des damnés… Il y faisait ce froid humide qui engourdissait les membres et affolait le cœur… Respirer brûlait lentement la gorge et les poumons… On s'y savait cernés, entourés, noyés véritablement dans une glue vivante et corrosive, qui ne laissait aucune issue autre que la dissolution… Et maintenant qu'une lumière apparaissait dans la pénombre, était-elle celle de l'espoir ? Non… La lueur des gangrebraises était un arrêt. Le châtiment toujours repoussé, toujours suspendu sur leurs têtes : la peine promise pour ceux qui défient les puissances de ce monde.

Les Alliés virent de loin Porung vider le seau au sol. Mais ils continuèrent à courir. Ils n'avaient pas le choix. Pas le temps. Les chaussures et bottes séchaient et se craquelaient, les sabots s'écaillaient. Chacun prit une expression inquiète ou concentrée. Il était inutile de se concerter. Ils devaient briser le barrage d'archers et de fusiliers d'un seul élan et se précipiter désespérément vers une sortie, hors de ce lieu qui, plus que tout autre, distillait l'angoisse et le sentiment d'inéluctable.

« Ne bougez plus ! » dit Thiwwina d'une voix étrange, douce mais ferme, angoissée en vérité.

Elle se téléporta dix mètres en avant, sauta au milieu de la gelée – en retombant lentement, comme une plume, le temps de fermer les yeux et de se concentrer.

« Gnome en joue ! » hurla Porung à ses hommes, lesquels s'exécutèrent dans des cliquetis et raclements qui résonnèrent avec une netteté lugubre.

Si Joannes avait pu comprendre l'orc…

Quand les semelles de la gnomette effleurèrent la surface du bain d'acide, ses yeux se rouvrirent. De noisette, ils étaient devenus bleu électrique.

« Tirez ! »

Porung ne vit soudain plus rien. Un vent soudain, une bourrasque de gel se déchaîna violemment dans le couloir. Les flèches, soulevées, se heurtèrent au plafond et retombèrent, couvertes de givre. Les gangr'orcs restèrent hébétés et transis. La gelée verte au sol fut solidifiée sur deux cent mètres, transformant le lieu en véritable patinoire, désormais inoffensive, sur laquelle les Alliés s'avancèrent. Et à la bourrasque succéda un brouillard blanc, à travers lequel ne fut plus visible que deux points bleus.

Derrière la gnomette, une balle tua Elbereth, et une seconde toucha Joannes, obliquement dans la visière du casque, lui crevant un œil et ressortant derrière l'oreille. Il s'effondra.

Thiwwina reprit doucement sa respiration, le souffle coupé une seconde par l'impact des balles, que le gel n'avait donc pas arrêtées. Depuis le début de cette folle journée, elle ne cessait de repousser les limites de l'épuisement. Elle ne cessait de déclencher des ouragans et d'absorber des chocs. Elle touchait au bout.

Elle ne prit pas le temps de se demander où elle avait mal ou si elle était blessée. Elle était la championne de tout un monde. Dans l'arène, on lutte debout jusqu'à l'inconscience ou la mort. Elle s'arracha littéralement l'énergie de renforcer son bouclier magique.

« Armez ! Armez ! » hurla Porung.

Les gangr'orcs s'exécutèrent, les jambes tremblantes sur le sol glissant, le froid les rendant maladroits.

Une pluie de gel s'abattit soudain sur eux. La magie s'était faite orage au-dessus de leurs têtes, pénétrant les chairs bien plus sûrement que les neiges hivernales. En quelques secondes ils seraient tous incapables du moindre mouvement.


Le gel rendant le terrain impraticable, Farôn dégaina son arbalète, Akmar commença des incantations funestes, Hama se fixa sur l'âme de l'un des fusiliers. Stropovitch ôtait le casque de Joannes, ses yeux rouges embués de larmes incrédules.

« Mon ami, j'avais juré… »

Mais Gunny, armé de son fusil de précision, lui lança son tromblon d'un air triste et résolu à la fois. Il fallait se battre.

« Tirez ! Celui qui rate sa cible, je l'abats ! » cria Porung malgré le froid qui lui saisissait la gorge. Il avait confiance en ses hommes. Contrairement à la majorité des gangr'orcs de la Citadelle, ceux-là avaient l'expérience de la guerre. Ils avaient lutté sous ses ordres depuis l'époque du massacre des dræneïs, alors que Drænor était encore une planète florissante, puis sur Azeroth, d'où ils étaient revenus avec Kargath. Certes la gnomette était impressionnante, mais ses hommes ne se laisseraient pas dominer par la peur.

Aucun ne rata sa cible.

« Thiwwina ! » hurla Gunny. Akmar cessa l'incantation qu'il avait commencée. Stropovitch ouvrit des yeux qui refusaient déjà la terrible réalité.

Le brouillard commença aussitôt de se dissiper. Le bouclier de Thiwwina avait failli tout absorber. Seule la dernière flèche, ironie du sort, l'avait traversé, et ornait désormais le milieu du front de ce qui n'était plus la championne génératrice de cataclysmes, juste une petite créature au visage doux, si légère, si chétive, une fleur fraîchement coupée dans un désert de mort.


Stropovitch se recroquevilla en tremblant. Son armure se mit à luire.

« Armez ! » hurla Porung, malgré l'état de ses hommes, gelés, et privés l'un après l'autre de leur âme par l'Ombre vivante – Hama.

Gunny rugit comme un ours et dégoupilla toute une bandoulière de grenades, qu'il détacha et balança avec une force soudain impressionnante en direction de la barricade.

Porung avec une vivacité impressionnante balança le seau vide vers la bandoulière, qui la percuta à mi-chemin.

L'explosion secoua l'artère et arracha une partie du plafond. Les tympans n'émirent plus que des sifflements aigus, meurtris par l'onde assourdissante. La Citadelle gémit. Personne ne put garder son équilibre. Des éclats de roche blessèrent plusieurs gangr'orcs, ainsi qu'Hama au ventre – Akmar fut assommé.

Alors ils sentirent tous le sol sourdre hostilement.

« La chose est furieuse… » lâcha Hama, la voix tremblante de peur, et saignant abondamment.

« Relevez-vous ! Le nain en joue ! » hurla Porung.


Farôn et Stropovitch se relevèrent en un éclair. Le guerrier fumait littéralement, la peau rouge sang veinée de noir – il entourait maladoitement le ventre d'Hama de morceaux arrachés de sa robe, les mains tremblantes, serrant des garrots approximatifs.

L'acide vibrait de lui-même pour dégeler. Les égouts résonnèrent d'un grondement suintant, un gargouillement de fond d'intestin – un rejet général des intrus.

« Nous allons être engloutis… une… grande vague se forme… » ajouta la dræneï, cette fois affolée. « Sauve-nous… » dit-elle en gémissant à son amant. Celui-ci baissa la tête et la serra contre elle.

L'acide reculait, glissait, se ramassait au fond. Derrière eux un raz-de-marée se préparait. Farôn aussi le sentit et décida de tirer parti du désordre. Seul Porung était debout. Ses hommes étaient pour la plupart déjà à moitié morts.

Il courut en avant et bondit sur les blocs tombés du plafond. Ce mouvement décida Stropovitch, qui le suivit. Farôn disparut. Gunny se releva malgré sa charge et sa fatigue.

L'explosion d'une graine infernale semée précédemment par Akmar dispersa encore les âmes de cinq hommes à la droite de Porung.

L'elfe fit un pas. Il réapparut dans le dos du seigneur de guerre, prenant encore cinq secondes d'avance sur le guerrier.

Et là pour la première fois de toute sa carrière, il échoua.

Porung avait déjà commencé à se retourner, et l'assassin reçut un coup de coude brutal en pleine figure en guise d'accueil. Le coude se déplia instantanément, et une hache l'égorgea à moitié avant même qu'il ne tombe.


« Vous me prenez pour un débutant ! »

L'orc dégaina aussitôt sa seconde hache pour parer les épées du dræneï rougeoyant qui avait fondu sur lui en attaque frontale.

« T'es quoi toi, lâcha le seigneur de guerre en riant nerveusement. Un Eredar asservi par le démoniste là-bas ? »

Tu tues ceux que j'aime et tu oses…

Stropovitch tenta de dévier avec une force et une vivacité irrésistibles les armes de son adversaire sur le côté pour créer une ouverture, mais celui-ci utilisa cette force à son avantage. Il laissa aller le mouvement sans résister, et en un seul tour de poignets c'étaient les épées qui étaient déviées et le guerrier déséquilibré – l'orc enchaîna sur un coup d'épaule si violent, que Stropovitch tomba en arrière.

Gunny saisit l'occasion. Il visa et tira.

Mais Porung avait vu le mouvement et leva une hache vers son visage. A la milliseconde où la balle atteignit le seigneur de guerre, la pointe haute du tranchant de l'arme parvint à la rencontre du projectile, qui fut dévié et rasa le cuir chevelu de l'orc. Ce dernier eut un frémissement de tout le corps. Il avait vu la mort en face.

Gunny ne se démonta pas et tira une balle à la seconde. D'abord deux sur la hache – les chocs firent ployer le seigneur de guerre – puis une dans sa poitrine – qui ne traversa pas son armure – puis une dans la tête du fusilier à droite.

Stropovitch relevé se remit à marteler son adversaire, qui en fut réduit à parer et à reculer, tant l'assaut était puissant et impitoyable. Même lui, Porung, le meilleur escrimeur de la Citadelle et sans doute de l'ensemble des gangr'orcs, était débordé par ce bretteur démoniaque sorti d'on ne sait quel abysse.

Gunny visa le dernier archer. Celui-ci l'avait déjà en joue. Le nain sentit la flèche se ficher dans sa poitrine. Il sourit – cette fichue ceinture de protection ne marchait qu'une fois sur deux, hein… Il appuya sur la gachette, même si sa vision se brouillait. Et il fit mouche.

Farôn hoquetait, à quatre pattes, sa blessure, même bandée rapidement, le tuant lentement. Ses poumons se remplissaient de sang.

Je ne peux pas mourir… Pas maintenant…

Les deux guerriers ferraillaient follement. Porung ne survivait qu'en bondissant en arrière chaque fois qu'il était débordé par les enchaînements meurtriers de Stropovitch, dont les lames étaient diaboliquement rapides, puissantes et précises.

Hama sentit la vague achever de se former à plusieurs centaines de mètres derrière eux. Une lame de fond d'acide se dirigeait sur eux. Un grondement et un tremblement des murs. Des échos d'un fleuve en crue déferlant de toute son irrésistible masse.


Elle hurla.

Mais alors il y eut un miracle.


Keli'dan se prépara mentalement vingt minutes avant d'entrer dans la cellule de Darotân. Il passa le seuil et referma la porte.

Broggok ne tourna aucun œil vers lui. Il était éreinté.

« Alors ? demanda-t-il.
— Tu parles de l'explosion ? répondit Keli'dan. Notre proie se bat dans nos égouts… juste en-dessous de nous. Il survivra, ne t'inquiète pas. Et il est proche. Tu dois encore tenir notre champion quelques instants.
— Trop tard, il veut jouer, soupira le démon flottant.
— Que veux-tu dire ? demanda avec inquiétude le démoniste, qui ressentait déjà l'écrasement de l'aura formidable du paladin.
— Voilà, c'est fini. Désolé », fit son comparse avant de reculer.

Les yeux de Keli'dan s'agrandirent d'horreur. Darotân inspira, puissamment et calmement à la fois. Il ouvrit doucement les paupières, révélant des yeux étincelants d'une lumière pure. Et il gratifia les deux comploteurs d'un sourire lumineux.


« Salut ! fit-il joyeusement. Pourquoi suis-je attaché ? C'est pour un jeu, un entraînement ?
— Euh, non non, répondit faiblement Keli'dan. Tu peux sortir… »

Darotân libéra ses poignets de ses fers sans aucun effort – le métal se froissa comme du papier – ainsi que ses jambes. Il mesurait près de trois mètres. Ses muscles étaient deux à trois fois plus volumineux qu'avant sa mutation, l'handicapant presque. Sa peau était d'un beau rouge vif. Les deux cornes alignées au sommet de son crâne avaient atteint cinquante centimètres mais n'avaient jamais percé la peau. Il frotta un peu ses chairs nues pour les détendre et considéra la salle avec un air d'enfant curieux.

« Bon alors, lequel de vous deux m'a parlé si patiemment pendant tout ce temps ?
— C'est Broggok », répondit sans se méfier Keli'dan en désignant la tête tentaculaire aux sept yeux – il commençait à croire que Darotân était définitivement retombé en enfance.

Le désigné soupira et regarda d'un air blasé le paladin abattre un poing sur son front avec une puissance telle, que le démon implosa et fut éparpillé en morceaux de chair sanguinolents sur toute la surface de la salle.

« Voilà qui est fait », déclara avec entrain Darotân, en ôtant des lambeaux de cervelle de son torse.

Keli'dan ploya, tout autant sous l'aura du paladin que sous le poids du regret. Jamais personne avant lui n'avait commis une erreur de cette ampleur.

Darotân ne quittait pas son air réjoui ni son sourire radieux.


« Donc toi tu es celui qui m'as ramené et changé, merci beaucoup ! C'est vrai, il m'a tout avoué vers la fin, je l'ai gagnée, la joute verbale de ton collègue… Je sais tout ! »

Et il rit. Le démoniste commençait à éprouver la terreur profonde qu'il avait l'habitude de provoquer, lui, chez ses victimes. Darotân fit luire sa peau et la considéra avec plaisir.

« Et tu vois, j'ai conservé l'usage de la Lumière. Quel paradoxe tout de même ! Il a suffi que je le veuille. Car malgré tes manigances, je suis toujours son Champion. »

Il eut un regard terrifiant malgré le sourire qui ornait toujours sa face.

« Je pense avoir compris quelque chose, Keli'dan. La Lumière ne combat pas l'Ombre d'elle-même, spontanément. Elle ne le fait que si son AGENT le veut ! Mon corps est souillé par du sang de démon, mais mon âme est restée pure, par ma propre VOLONTÉ ! Et elle utilisera la Lumière, et la Lumière ne me torturera pas dans ma chair, non ! Parce que je le VEUX ! Tu voulais faire de moi un Man'ari Eredar, ha ha ha ! PERDU ! J'ai sauvé mon âme, j'ai GAGNÉ, je suis le MAITRE ABSOLU de moi-même, et aussi de la LUMIERE, oui, je te l'ai dit, je suis son CHAMPION, rien ne m'est impossible ! »

Les jambes de Keli'dan ployèrent sous lui, et il tomba piteusement sur les fesses. Le Troisième Œil de Darotân avait vaincu. Cette maîtrise absolue de lui-même qui résolvait tous ses conflits internes. Cette capacité troublante du paladin à soudain, sans prévenir, faire de sa lâcheté une détermination des plus irrésistibles, de ses doutes les plus profonds des certitudes inébranlables, et d'un corps corrompu par du sang de Seigneur des Abîmes, la plus puissante arme qui se soit jamais réclamé de la Lumière. La Lumière… n'était-elle donc vraiment, au final, que de la magie dégagée de toute notion de Bien ou de Mal ?

Darotân riait comme un dément, ivre de sa propre puissance.


Éveille-toi, Joannes…

L'humain émergea d'une brume qu'il pensait être celle de la mort.

Ton temps n'est pas encore venu…

Encore inconscient, il eut un air intrigué.

Tu es mon Élu, mon Porteur de Vérité…

Mais qui donc lui parlait… ?


Tu dois vivre et les sauver…

Il entendit la dræneï hurler. Il se releva, soudain totalement éveillé et les sens aux aguets. Un grondement terrible derrière eux. Tous ses frères d'armes étendus au sol.

En une seconde il fut sur Hama. Il posa sa main sur elle, et sans la moindre prière, elle fut totalement guérie. Elle en eut le souffle coupé une seconde, sentant ses forces revenir en ouragan en elle et toute douleur céder le pas au bien-être.

« Cours ! » hurla Joannes pour couvrir le rugissement des flots qui arrivaient. Elle s'exécuta, tandis que Joannes courait sur le nain. Un simple contact sauva instantanément ce dernier de la mort. « Ne touche pas à la flèche et cours ! » Le nain se releva en roulant de gros yeux incrédules et trottina en remettant les questions à plus tard.

Joannes prit un gnome sous chaque bras et courut comme jamais il n'avait couru.

« Stropovitch ! hurla-t-il. Vite, l'issue là ! »

Il parlait de celle par laquelle Porung et ses hommes étaient descendus. Les deux combattants s'en étaient éloignés à cause des fuites perpétuelles du gangr'orc. Le paladin d'un contact de la main rétablit Farôn, qui se releva en chancelant et suivit tous les autres à l'abri.

Stropovitch entendit. Il comprit qu'il n'aurait Porung qu'en lui donnant l'occasion de le tuer. Il fit un pas en avant martelé sur le sol, double attaque horizontale, qui fit encore bondir en arrière le gangr'orc. Puis il rengaina et fit mine de se retourner vers ses compagnons. Comme il s'y attendait, Porung fit lui-même un pas en avant fulgurant avec attaque directe de la hache droite à la tête – le dræneï n'ayant pas de casque. Mais ce dernier pivota légèrement la tête et bloqua la lame en croquant dedans à pleines dents.


L'orc eut une milliseconde de surprise qui suffit à Stropovitch pour choper son bras droit tendu – une main serrant le poignet, une autre appliquée sur l'extérieur du coude – et lui briser l'articulation du coude à travers la maille, en appuyant d'un coup sec et brutal.

Le gangr'orc hurla et tomba à genoux – lâchant son autre hache.

Puis il sourit.

« Tu as gagné, démon – fit-il en relevant les yeux vers lui, haletant – et merci pour cette bataille. Mais on mourra tous les deux. »

Gunny referma la porte de fer à la seconde où la vague d'acide passait.

Joannes et Hama eurent un élan, mais il les calma d'un geste.

« Il survivra. »

Derrière la porte, la gelée corrosive emportait tout sur son passage.


« La flèche a traversé le bouclier magique mais a été freinée tout de même. La pointe s'est fichée dans la boîte crânienne. »

Joannes d'un mot fit disparaître toute marque sur le front de Thiwwina, qui dormait paisiblement.

« C'est un miracle, dit Hama. Je ne sais pas ce qui t'arrive, Joannes, mais…
— Son heure n'était pas encore venue », murmura le paladin.

Akmar se grattait songeusement l'arrière du crâne. Il était contrarié par la perte d'Elbereth et de sa mallette. Farôn était assis à côté de lui. Ce que personne ne pouvait voir, c'était que l'elfe parlait au gnome. Mais il savait l'art de ne se faire entendre que de celui à qui il s'adressait.

« Pourquoi tu ne te soignes pas ton œil, fit Gunny au paladin. Tu ne veux quand même pas rester borgne juste pour faire joli ?
— Cet œil a été crevé parce que j'ai failli à mon devoir, dit Joannes avec une pointe de mysticisme dans la voix. Mais j'ai eu un début de révélation sur les rivages de la mort. Je garderai donc un œil ouvert sur la réalité matérielle, et l'autre sur la spirituelle. Il n'est pas perdu… Je crois au contraire qu'aucun œil n'a jamais eu rôle plus important. »

Gunny regarda Joannes avec une perplexité si profonde qu'Hama ne put s'empêcher de sourire, malgré la gravité de la situation.

Soudain la porte s'ouvrit. L'assemblée eut un sursaut. Stropovitch parut, et referma aussitôt derrière lui. Vu le nuage noir qui l'accompagnait, il ne devait plus y avoir dans les égouts qu'une fumée épaisse et mortelle.


« T'en as mis l'temps, fit Gunny, on t'attendait. Y a eu une de ces bouffées de chaleur quand tu t'es fait noyer, pétard, on a tous su ce que ça voulait dire. Alors c'est bon, l'acide grillé ? »

Le dræneï était recouvert d'une crasse gluante et noire qui ne finissait pas de s'effilocher. Il avait vaincu la « chose » en la brûlant d'un feu semblable à celui qu'il avait déchaîné à Zeth'Gor. Si la gelée n'avait pas contenu cette chaleur, il aurait probablement tué ses frères d'armes en même temps.

Hama avait bondi vers lui mais se résigna à ne pouvoir le toucher, lui souriant néanmoins.

« D'ailleurs je sais pas si t'es au courant, mais c'est intenable ce que tu dégages encore comme chaleur là, ajouta Gunny.
— Je suis d'accord, dit Akmar en faisant mine de s'éventer.
— Je t'ai dit qu'on te laisserait pas tomber, Stropo… Mais on va pas se suicider pour toi, tu comprends… Là t'es plus démon que dræneï, et je ne sais plus si te faire faire des yo-yo avec Joannes est la meilleure solution. »

La voix de Gunny était grave. C'était l'officier qui parlait. Hama le regarda d'un air inquiet. Stropovitch, lui, hocha la tête.

Le dræneï traça des signes sur le mur avec la glue noire, qu'il allait chercher à mesure sur sa cuirasse. Tous se concentrèrent sur ce qu'il écrivait.

« Il faut faire vite tant qu'ils ne connaissent pas l'issue de la bataille. Et surtout tant que j'ai encore tous mes esprits. Je retourne dans les égouts, et j'irai tout droit sans me retourner. Je tuerai les seigneurs de l'endroit, le démoniste compris. Reposez-vous ici. »


Quand ses yeux revinrent sur ses camarades, il vit Hama pleurer doucement. Il eut envie d'aller la prendre dans ses bras, mais…

Je vais la salir et la brûler. Je suis un être dangereux et abject. Je ne suis même pas sûr de pouvoir encore justifier mon existence.

Ses propres larmes s'évaporèrent dès leur apparition. Quand le guerrier-démon pleure, ses larmes ne tombent pas ; elles s'élèvent. Il se retourna vers le mur pour ajouter :

« Je vous en prie, quand je perdrai le contrôle de moi-même et deviendrai un danger pour vous ou le Bastion, faites tout ce que vous pourrez pour me tuer ».

Sa main s'abaissa lentement. Il n'osa pas regarder Hama. Il alla à la porte et l'ouvrit, les yeux à terre.

« Ne t'inquiète pas, Stropo, fit Gunny en dissimulant son émotion. Je peux tirer de loin, et je ne connais pas un seul démon, quel qu'il soit, qui survive à un missile entre les deux yeux. J'en ai apporté exprès. »

Le dræneï marqua un arrêt d'une seconde et referma la porte. Pour se noyer dans cette fumée noire, épaisse, mortelle…

… qui me va bien, après tout. Depuis toujours de toute façon, mon monde, celui dont j'ai cru pouvoir sortir, c'est…


Le noir.

La solitude.

La mort.


Dans le réduit, on se plongea dans un silence songeur après le départ de Stropovitch. Joannes, les yeux fermés, priait, espérant, sans se l'avouer, que cette voix qu'il avait entendue n'était pas un rêve. Gunny regardait Thiwwina dormir, attendri. Quant à Hama, l'air sombre, elle réfléchissait.

Akmar baîlla. « Sérieusement, fit-il en s'étirant, un sourire sardonique aux lèvres, je pense qu'on a tous bien compris une chose, c'est que c'était une erreur de première catégorie, cette expédition.

— Et pourquoi donc ? » réagit vivement Hama, tandis que Gunny fronçait les sourcils et que Farôn souriait.


Bon, très bien.

Stropovitch avait avancé tout droit dans l'âcre obscurité, et s'était presque cogné au barrage de pierres que les gangr'orcs avaient formé dans le passage menant au repaire de Néanathème.

Il prit une grande inspiration.


« Mais enfin c'est évident, répondit calmement le gnome d'un ton professoral, le Commandant Trollbane n'aurait jamais dû laisser partir ce guerrier… Je connais tes sentiments, Hama, mais…
— Tu n'en connais rien, Akmar, l'interrompit-elle sèchement.
— Mais, reprit le démoniste qui prenait sur lui pour surmonter son exaspération, mets-toi à la place d'un chef militaire… Sois sincère et dis-moi, tu vois un soldat possédé par un démon, que fais-tu ? Tu tentes de le faire exorciser. Si l'opération échoue, tu le fais exécuter.
— A ce moment-là, tu critiques aussi ma décision de l'avoir laissé partir à l'instant, fit tranquillement Gunny en sortant d'une poche de sac une flasque de rhum.
— Oui, répondit Akmar sans se démonter. De toute façon, il va mourir, là, donc le tuer tout de suite nous aurait juste évité de combattre le démon après… »


Les sentinelles placées dans la salle de Néanathème sentirent soudain l'air se charger d'une chaleur étouffante. Elles s'agitèrent, il y eut des cris, de la confusion. Le démoniste orc sourit.

Les blocs du barrage gémirent. Des sifflements, des crépitements, de la fumée. Des messagers furent envoyés aux quatre coins de la Citadelle, pour réunir encore une fois toute l'armée. Des dizaines de gangr'orcs hurlaient des ordres. Ils encerclèrent l'issue en formation serrée.

Mais les rocs se mirent à rougir, puis à luire. Une nappe commença de se former sournoisement sous l'agglomérat.

De la lave.


Les orcs reculèrent, agressés par l'insupportable fournaise.

Finalement, à moitié amollies, les pierres s'effondrèrent d'elles-mêmes, dans une succession de chocs sourds. Une abondante fumée noire toxique avança lentement dans la pièce.

L'assemblée en resta bouche bée. Les mains se serrèrent sur les armes. Les chefs se turent, les sens aiguisés. Néanathème fronça les sourcils. « Vraiment impressionnant », ne put-il s'empêcher de penser.


« Enfin bon, ajouta le gnome, je suppose, Lieutenant Bearstrength, que vous vous êtes dit que tout ce que Stropovitch pourrait décimer là-dedans avant de mourir, ce serait autant de moins à faire pour nous derrière.
— C'est une façon de voir les choses », répondit le nain.

Akmar haussa les épaules. Hama et Joannes échangèrent un regard désespéré. Gunny but une rasade et ajouta :

« Mais c'est pas la mienne ».


Une forme elle-même noire jaillit de cette nuée et fondit sur l'orc le plus proche. Le casque et la tête se fendirent en deux jusqu'aux clavicules – le soldat mort resta debout quelques secondes, comme hébété.

La salle s'emplit instantanément de cris et de chocs métalliques. Entièrement noirci et dégageant lui-même une fumée abondante, le dræneï martela brutalement ses ennemis dans une course folle, tordant les armures, brisant les membres et les armes, laissant indifféremment ses adversaires neutralisés, blessés, morts ou tout simplement terrorisés. Les chefs hurlaient pour que leurs hommes cernent et bloquent ce démon qui semblait voler entre les lignes, noyant les cadavres qu'il semait dans un brouillard de mort. Les orcs furent si surpris par le phénomène, que trente d'entre eux étaient hors de combat avant qu'ils ne réagissent.

Néanathème avait pris ses aises dans son trône et regardait le spectacle, appréciant la poésie de cette brume affamée aux lames luisantes – en guise d'adieu, le dræneï offrait au monde un cyclone meurtrier de haine noire.


Danath apostropha la sentinelle.

« Alors soldat, au rapport ! »

Le garde abaissa sa longue-vue, se retourna et salua. « Mon Commandant, il semble y avoir eu une explosion, et de la fumée noire sort en abondance des gouttières ».

Danath fit un signe. Le soldat lui remit la longue-vue. Le Commandant observa attentivement les circonvolutions de la nuée.


« Ce n'est pas une fumée normale, ça, conclut-il. Trop épais, ça ne s'élève même pas ».

Il réfléchit, les sourcils froncés.

« Peut-être un signe que Stropovitch perd finalement le contrôle ».

Il fit glisser lentement son regard sur l'ensemble de la Citadelle. Le garde eut un frisson.


« Je l'ai invité à partir parce que, même en contrôlant ses pouvoirs, il serait dangereux pour nous en les utilisant, dit Gunny. On va pas le gêner, hein, autant qu'il se lâche de son côté. Mais tu sais, au fond, je lui fais confiance. Je lui dis pas, parce que c'est une tête de mule et qu'il est persuadé qu'il va échouer. Le mieux à faire était de promettre de le buter en cas, ça le tranquillise quelque part. Mais y aura pas besoin. Il contrôlera jusqu'au bout.
— Mais depuis le premier affrontement il est près de vous avec sa peau rouge et ses yeux de flammes et ça ne vous gêne pas ? s'écria Akmar. Il ne contrôle rien, Lieutenant, sauf votre respect ! Cela fait des heures déjà qu'il est débordé ! Qu'il est au point de non-retour ! C'est l'évidence même, c'est un constat qu'on peut faire avec nos yeux ! Etes-vous tous aveugles ? C'est FINI. Terminé. Je m'y connais en possession démoniaque, croyez-moi sur parole, c'est une question de MINUTES ».


L'impact du sabot déforma à ce point la cuirasse, que la plaque ventrale rejoignit la dorsale, écrasant tous les organes sur le chemin. Transformé en projectile, le gangr'orc vomit la bouillie de ses entrailles en envoyant valser vingt de ses camarades, donc cinq moururent sur le coup, tant le choc initial était démentiel.


Silhouette d'encre entourée d'une nuée noire qui commençait de se dissiper, Stropovitch évoquait quelque créature d'ombre d'un plan oublié. Un élémentaire de chaos.

L'anneau d'orcs se créa rapidement malgré les pertes. Les orcs les plus cuirassés en première ligne munis de longues lances, le cercle se resserra au pas de course, la charge étant sonnée par cors et hurlements rageurs. Le dræneï semblait n'avoir pas vu la manœuvre, occupé à découper les orcs restés au milieu en diversion. Il allait se faire empaler par des dizaines de lances. Les archers et arbalétriers profitèrent d'une seconde d'immobilité du guerrier pour ajuster et tirer au même moment.

Il bondit, avec un rugissement de fureur. A la verticale, de trois mètres. Les lances s'entrechoquèrent dans un fracas de bois et rebondirent les unes contre les autres. Leurs pointes, ainsi que les carreaux et flèches tirés, blessèrent et tuèrent un bon tiers de la première ligne d'assaillants.

En l'air, une convulsion le saisit.

Me contenir…

Quand il retomba sur l'entremêlement, il émit une vague de chaleur telle, qu'il incinéra tout dans un rayon de cinquante mètres.


« Comme Gunny, j'ai fait le choix de la confiance, dit Joannes. Je… – il rougit de sa présomption – je sens que nous avons une mission… une autre que celle de Danath, je veux dire… Quelque chose depuis le début… suit et observe Stropovitch… j'en suis sûr désormais… Lui, et nous qui l'accompagnons… La Lumière nous a confié une tâche, qui sera révélée le moment venu…
— Voilà que le paladin joue l'illuminé… marmonna le gnome. Manquait plus que ça tiens…

— Destin ou pas, il survivra, dit froidement Hama. Et mes sentiments n'ont rien à y voir. J'ai confiance.
— Vous êtes drôles », fit une petite voix flûtée.

Thiwwina ouvrit les yeux et se redressa sur son séant. Elle s'étira avec un baillement adorable. Joannes eut un sourire attendri.

« Pas besoin d'avoir peur, dit-elle. S'il s'énerve, je lui fais un sourire, et pouf, plus de démon ! »

Gunny rit.

« Allez, assez dormi, on le rezoint, s'exclama-t-elle, ze vous demande cinq minutes ». Et elle se lança dans quelques incantations, tandis que Joannes se relevait et que Gunny passait en revue son matériel.

Farôn fronça les sourcils. Il était persuadé qu'Akmar imposerait son point de vue sans problème ; il n'y avait jamais eu de meilleur moment pour cela. Ce que l'elfe voulait, c'était que les autres décident de fuir, pour qu'il ne reste plus que Stropovitch, Elle et lui sur la scène finale, sans perturbateurs, sans témoins. Il n'avait pas prévu qu'ils s'obstinent ainsi. C'était absurde… Comme l'avait dit Akmar, il suffisait d'avoir des yeux pour se rendre compte…

qu'Elle arrivera à ses fins.


« Tu m'impatientes, je vois bien que tu cherches à gagner du temps, dit Darotân avec son grand sourire – si paradoxal avec ses propos. C'est si difficile à comprendre comme question ? Donc pour la dernière fois : Broggok m'a révélé vos plans à propos de Stropovitch. Ce qu'il ne m'a pas dit, c'est si vous aviez réussi à l'amener dans la Citadelle. Alors réponds. »

A la vérité, Keli'dan, soulevé par le col, souffrait trop de l'aura du paladin pour pouvoir répondre. Il bredouilla des sons inaudibles, lorsque soudain la porte s'ouvrit.

« Chef suprême, chef suprême ! entendit-on au loin.
— Quoi, que se passe-t-il ? gronda tout près d'eux la voix de Kargath Bladefist – celui qui avait manifestement décidé de faire une visite surprise.
— On vous cherchait partout ! Les intrus ont fait une percée du côté de Néanathème !
— Vous avez prévenu toute la garnison ?
— Oui chef, les troupes se rassemblent de tous côtés !
— Très bien, demande à Gorgonz de prendre le commandement le temps que j'arrive, ça ne sera pas long.
— A vos ordres chef !
— Bon bon, grommela le colossal gangr'orc en se courbant pour entrer dans la salle de tortures, Keli'dan, t'as intérêt à avoir une bonne raison pour… »

Darotân avait lâché le démoniste et attendu les bras croisés, un sourire carnassier aux lèvres. Keli'dan, étendu piteusement, se concentra dans une ultime tentative de renforcer son esprit.


« T'es qui toi, grogna le terrible Kargath malgré l'aura qui l'avait assailli quand il avait passé le seuil. Un Eredar ?
— Mauvaise réponse – TRÈS mauvaise même, répondit son interlocuteur sans quitter son air réjoui.
— Keli'dan, j'exige une explication ! tonna Bladefist furieux en direction du démoniste qui peinait à se redresser.
— Par ailleurs, tu as à peu près ma taille, et j'aime beaucoup ton armure, ajouta le paladin sur un ton badin en désignant la véritable muraille métallique qui servait de protection au chef suprême.
— Toi, je vais te fermer ton claque-merde… » gronda le gangr'orc en faisant trois pas rapides et une attaque fulgurante des deux immenses cimeterres qui lui tenaient lieu de bras.

Darotân décroisa simplement les mains et tapa légèrement des paumes sur chaque lame. Les cimeterres furent arrachés à moitié des avant-bras de Kargath et projetés vers le sol, où ils s'encastrèrent profondément en brisant les dalles rouges, faisant basculer et tomber en avant le chef suprême – un coup de genou décoché négligemment lui explosa la tête dans un fracas d'os et un jaillissement de bouillie d'encéphale.


L'arbalétrier eut un tremblement de panique quand l'ombre apparut devant lui. Stropovitch lui transperça la gorge avec un carreau enflammé qu'il venait d'arracher de sa propre poitrine. L'orc s'agenouilla en émettant d'horribles gargouillis. Le dræneï le laissa s'étouffer avec son propre sang.

Des dizaines, peut-être centaines de gangr'orcs arrivaient par le couloir, noircissant l'horizon étroit qu'avait le guerrier. Il allait se ruer vers eux lorsqu'une énorme herse métallique, d'au moins un mètre d'épaisseur, s'abattit devant son nez dans un fracas assourdissant.

Il se retourna. Une seconde herse identique condamna l'autre côté. Les gangr'orcs qui arrivaient s'y arrêtèrent, incompréhensifs. Les chefs apostrophèrent Néanathème. Il y eut un concert de hurlements et de protestations, que le démoniste ignora.

Il applaudissait tranquillement. Stropovitch se tourna vers lui, ses yeux flamboyants n'exprimant qu'une colère grondante.


Une voix résonna dans sa tête.

« Fier de toi ? Tu les as massacrés en quelques instants, et avec plaisir, je me trompe ? »

Le dræneï fronça les sourcils. L'orc désignait en souriant le charnier fumant qui cinq minutes plus tôt était une garnison.

« T'es-tu jamais demandé pourquoi tuer et faire souffrir te plaisaient tant ? »

En voilà un qui tentait de le déstabiliser… La question n'était pas de savoir s'il avait tort ou raison…

Si tu crois que je suis venu discuter…

Le dræneï eut un élan, franchissant la distance et les marches d'un bond. L'impact eut un bruit mat.

« Faible ».


Stropovitch leva un sourcil d'un demi-millimètre. Les deux adversaires étaient immobiles l'un face à l'autre. L'air ondulait sous la chaleur dégagée par le dræneï. Dont la lame droite s'était abattue obliquement sur le cou du démoniste, avec sa force surnaturelle. Sans y laisser néanmoins la moindre égratignure, ou même faire ployer l'orc.

Lequel fit un geste de la main et prononça plusieurs formules. La vision du guerrier fut brouillée. Son bras faiblit. Il tenta de recouvrer ses esprits, sans succès. Il lutta pour garder l'équilibre. Une ombre bien plus puissante que celle qu'il avait connue jusqu'alors lui dérobait sa force et ses perceptions. Il fendit piteusement l'air de ses lames aveugles, tentant de toucher le démoniste.

Les gangr'orcs derrière les herses s'étaient tus et regardaient.

« Alors, où est ta puissance, Stropovitch ? » ricana la voix dans sa tête.

Je vais le…


Akmar acheva de s'exaspérer.

« Mais enfin c'est ahurissant ! Qu'est-ce que vous avez tous avec lui ? »


Les autres tournèrent la tête vers lui, incompréhensifs.

« Hama, je veux bien, et encore, son obstination est à la limite du concevable. Mais les autres, pourquoi tenez-vous autant à vous aveugler à son sujet ? Vous le connaissez depuis peu, et il ne PARLE PAS, il ne communique rien, quels liens d'amitié avez-vous pu tisser qui justifient ce comportement ? Vous ne partagez rien, vous n'êtes pas de la même race ni de la même planète, il apparaît avec ses yeux rouges et voilà, on l'aime et on va se suicider pour lui ? C'est quoi que je n'ai pas compris, dans l'histoire ?
— Quand ze t'écoute, ze préfère encore les muets, fit Thiwwina avec un grand sourire sarcastique en rangeant des bijoux de mana fraîchement invoqués dans sa besace.
— Tu peux t'en aller si tu veux, lâcha Gunny avec indifférence en ajustant les lanières de son sac.
— Je ne peux pas vraiment te répondre, Akmar, dit Joannes. Mon cœur a été ému par cette grande âme et son combat. Il est davantage qu'un frère d'armes pour moi. Il est le guide vers un monde de ténèbres que nous devons l'aider à purifier.
— Très bien, alors j'ai face à moi une gladiatrice qui ne pense qu'à s'amuser, un fanatique béat, un nain buté – et officier irresponsable – et une amoureuse transie. Effectivement, je comprends mieux ! »

Gunny fronça un sourcil et allait s'énerver, quand Hama se leva et se tourna vers le gnome, avec un air impassible de statue antique, majestueuse malgré sa robe souillée et déchirée. Tous eurent un frisson – excepté Farôn.

« Je pense, dit-elle, qu'Akmar mérite une réponse.
— Heureux de te l'entendre dire », répondit le gnome, assez peu rassuré au demeurant.


Stropovitch s'embrasa. Une nappe de flammes l'enveloppa. Son armure, déjà luisante, s'amollit. Un grondement s'amplifia en lui. Néanathème continua d'incanter des sorts d'affaiblissement, un sourire aux lèvres.


Derrière les herses, des clameurs d'encouragement se firent entendre. L'immense salle, avec ses grandes dalles rouges et ses murs courbes se rejoignant en une fausse voûte aux arcs noirs et hérissés, était devenue l'arène d'un duel surnaturel.

Le dræneï rejeta soudain la tête en arrière en hurlant. Et ses yeux s'ouvrirent. Et se posèrent sur le démoniste. Ses veines d'un noir de jais pulsant sur sa peau. Il se redressa en roulant des épaules, comme pour dissiper des courbatures – un air rageur sur le visage.

« Soudain purifié et insensibilisé à l'Ombre, tiens donc… tu ne t'es jamais demandé comment du feu pouvait ainsi soigner et protéger ? »

Le guerrier attaqua de nouveau le gangr'orc, le percutant violemment des pointes de ses lames dans le ventre. La robe se déchira, mais la peau dessous était impénétrable, protégée certainement par des sorts de protection surpuissants. Pire, encore une fois le corps de l'orc resta immobile au lieu d'être projeté. Et avec une vivacité étonnante, Néanathème avait tendu la main pour recevoir dans sa paume le large front brûlant du dræneï. Il immobilisa Stropovitch d'un mot, en empêchant son esprit de commander à ses membres.

A ce contact, la robe de l'orc s'enflamma. Indifférent à ses habits qui brûlaient et se délitaient en cendres volatiles, insensible à la chaleur, il fixa ses yeux dans ceux du guerrier, et lui serra le front, y enfonçant ses ongles.

« Alors, à part du feu et des lames, tu as quoi, hein ? J'ATTENDS, STROPOVITCH ! »

L'armée des gangr'orcs de part et d'autre se mit à marteler un chant martial aux éclats hystériques.


« Akmar, je suis désolée de te le dire ainsi, mais tu m'as déçue ».

Le gnome eut un coup au cœur. Il s'assit et baissa la tête.

« Et je suis désolée encore, mais le seul aveugle, c'est toi ».

Il ne réagit pas, abattu.

« En passant ces quelques heures près de Stropovitch, tu as côtoyé une personne qui a vécu le génocide de sa race. Qui a erré sur Draénor pour fuir le massacre. Qui a vu ses parents mourir. Qui s'est fait immoler par un démoniste. Qui a perdu l'usage de la parole… »

Le cœur de Joannes se serra dès le début de cette énumération. Il se sentait tellement coupable d'avoir eu une enfance dorée…


Néanathème, la peau nue et grésillante, les yeux aussi rougeoyants que ceux de Stropovitch sous l'effet de la lutte de puissances, déchargea dans la tête de son adversaire une distillation de doute, une quintessence de désespoir, une condensation de peur brute.

Le dræneï hurla tandis qu'il résistait de toute sa volonté à ces influences démoniaques. Mais en fermant son esprit, il relâcha sa vigilance sur son démon. La nappe de flammes qui l'entourait eut un sursaut et doubla d'un coup en volume et en force, englobant Néanathème dans une fournaise d'outre-monde.

Le démoniste sourit – ses lèvres se desséchaient et se craquelaient. Il ne résisterait plus longtemps. Il lâcha le guerrier et d'un violent coup de poing dans la figure l'envoya rouler lourdement jusqu'au bas des marches.

« Regarde-toi Stropovitch, dit-il d'un ton pénétrant, tu perds déjà conscience. Tu peux à peine PENSER, n'est-ce pas ? »

Il… a… raison… Le dræneï se relevait en tremblant, le tourbillon de flammes autour de lui agité de spasmes irréguliers.

« Es-tu donc si peu attaché à la vie, Stropovitch ? »

Il pensa à Hama, son image brillant faiblement dans son esprit. Je ne… sais pas, je ne… sais plus.


« Tu as côtoyé quelqu'un qui a passé des mois inconscient à l'hôpital. Qui n'en est sorti que pour être surveillé et gardé. Jour et nuit. Isolé des autres. Incapable de parler avec eux. Craint et méprisé. Et incapable de manier la Lumière à cause de sa malédiction. »

Farôn eut une grimace.


Le dræneï frémissant, silhouette sombre dans une nuée incandescente, se redressait péniblement en fronçant ses sourcils enflammés.

« Si tu persistes à te battre, je te l'accorde, tu me tueras. Mais toi, tu libéreras ton démon. Que choisis-tu ? »

Néanathème se baissa et ramassa une fiole qu'il nettoya des cendres qui la recouvraient. Il ferma les yeux, se concentrant pour résister à son éclat pur et – pour lui – insoutenable. Le démoniste transpirait la maîtrise et l'assurance. Les gangr'orcs, quoiqu'incompréhensifs au sujet de l'objet, ressentirent respect et admiration.

Il dissimula la fiole dans son dos et descendit lentement les marches, se concentrant de nouveau avant de se noyer dans les flammes surnaturelles. Il atteignait les limites de ses protections gangrenées. Sans l'arrêter, ce constat au contraire l'emplit d'une espèce d'exaltation.


« Alors QU'ATTENDS-TU, Stropovitch ? Tue-moi MAINTENANT et va consumer KELI'DAN de ton feu vengeur ! »

Le dræneï se redressa brusquement, soulevant et brandissant tel un trophée Néanathème empalé de ses deux lames, et poussant un rugissement formidable aux échos désespérés. Les flammes d'un coup envahirent l'ensemble de la salle en un torrent grondant.


« Akmar ! Tu as côtoyé quelqu'un qui a vu son maître mourir devant ses yeux ! Qui a vu son amour – moi-même – disparaître dans le Néant ! Qui a connu les ultimes extrêmes de la souffrance lorsqu'un parasite dévora lentement pendant deux jours son système nerveux ! »

Thiwwina eut un frisson. Elle ne souriait plus du tout.


Mais Stropovitch entendit un rire dément se détacher sur le grondement des flammes. Il leva la tête et baissa les bras. Néanathème, la peau brûlant à mesure que tombaient ses protections magiques, le ventre transpercé et bavant du sang, l'air fou, passa son bras gauche – la fiole à la main – autour du cou du dræneï.

Celui-ci tourna ses lames horizontalement et les retira brutalement en croisant les bras, tranchant littéralement l'orc en deux. Mais celui-ci, agrippé toujours, utilisa son sang bouillonnant collecté sur ses lèvres pour tracer de la main droite un symbole démoniaque sur le front brûlant de Stropovitch, dont l'armure fondait comme cire.


Le guerrier lâcha ses armes et l'empoigna fébrilement pour arracher cette moitié de corps de lui, mais il ne réussit qu'à lui déchirer la peau du dos, tant le démoniste le serrait, saisi d'une frénésie mystique en cet instant véritablement fatidique. Le chœur des destins faisait entendre dans les cœurs son chant déréglé et baroque.

Le gangr'orc, entièrement brûlé, ses yeux aveugles se recroquevillant dans ses orbites, plaqua sa main droite décharnée et noire sur le front du guerrier et hurla en démonique.

« OUVRE-MOI TA PORTE SPIRITUELLE… »

Stropovitch fut saisi de spasmes. La lueur de ses yeux s'éteignit, tandis que les flammes gagnaient encore en force et tourbillonnaient follement dans la salle, faisant fuir les troupes gangr'orcs. Le maléfice de Néanathème viola la porte que l'enseignement de Kalten ne lui avait jamais permis de trouver. Celle qui mène au plan spirituel. A l'Ombre et à la Lumière. Un tourbillon avide se forma dans le cercle tracé sur son front.


« Quelqu'un qui s'est toujours su condamné et qui est toujours resté debout ! Qui d'autre aurait continué en portant autant de regrets sur ses épaules ? Car enfin il a sur la conscience tant de morts, que sa mémoire n'est qu'un grand cimetière, où chaque tombe gémit et demande pourquoi… son père, sa mère, son maître, son amour, des centaines de frères de sa race. Il n'a pas assez de sang dans les veines pour payer ses péchés.»


Le démoniste reporta son bras droit sur l'épaule de Stropovitch hébété. Ses joues achevèrent de se déchirer tandis qu'il hurlait :

« … ET MOURONS ENFIN POUR FAIRE RENAITRE LE RAVAGEUR DE MONDES !  »


La peau de son visage noircie et partant par lambeaux, le gangr'orc croqua sauvagement la fiole. La Lumière libérée s'engouffra dans la porte. Le tourbillon disparut, ainsi que la marque.

Et tandis que Néanathème rendait enfin son dernier souffle, râle rauque aux résonances lugubres, la tempête de flammes disparut tout à fait le temps d'un battement de cœur, et le dræneï tomba à genoux dans la flaque de métal fondu, la tête renversée, ses yeux vides grand ouverts, bouche bée mais ne respirant plus, ses veines ne pulsant plus, son esprit perdu de l'Autre Côté, d'où personne, jamais, n'a pu revenir.


 » Et il veut encore protéger les autres et se sacrifier pour eux, Akmar ! Même pour toi, il mourrait ! Alors ! Que valent tes paroles par rapport à son silence ? Ses lèvres closes cachent l'âme la plus forte que tu auras connue ! Il se bat aux frontières de la folie et de la mort à chaque instant ! Sans fléchir, sans hésiter, sans ménager sa propre vie, sans jamais la considérer comme plus importante que les autres ! Alors c'est toi l'aveugle, Akmar ! Toi, tu ne peux même pas supporter que la femme que tu aimes se dise déçue par toi ! « 

Il releva vivement les yeux vers elle, surpris. Elle le regardait d'un air de défi. La belle, l'impitoyable… Il en eut les larmes aux yeux.

 »Oui, Akmar, et une dernière fois je suis désolée, c'est Stropovitch le seul être de l'univers qui soit digne que je l'aime. Et qui soit digne que je le sauve, jusque dans le Néant distordu s'il le faut. "


« Darotân…
— Hmmm ? répondit le désigné en achevant de revêtir l'armure noire et hérissée de Kargath.

— Stropovitch est ici… Mais à l'heure qu'il est, il est condamné… C'est son démon que tu devras affronter… et tu ne pourras pas le vaincre…
— Je sais qui c'est, merci, répondit tranquillement Darotân, Broggok me l'a aussi dit.
— Et tu…
— Oui, évidemment, je vaincrai, fit le paladin en serrant son dernier gantelet.
— S'il doit en être ainsi… soupira Keli'dan. Mais je te préviens…
— Hmmm ? fit encore Darotân en décrochant du mur une grande masse de khorium noir, dont le manche était entouré de corde dure pour la prise en main, et le poids oblong à un bout et orné de longues pointes acérées à l'autre.
— Cette salle a été enchantée pour contenir ton aura… Dès que tu en sortiras, toute la région saura…
— Tout l'univers saura qui je suis quand j'aurai vaincu le Destructeur. Je ne vois pas le problème de m'annoncer un peu. »


Stropovitch n'ouvrit pas vraiment les yeux, même s'il en eut l'impression. Il flottait dans un néant d'un violet chatoyant. Il se vit nu, avec son vrai corps, bleu, et tiède – qu'il n'avait pas vu depuis ce qui lui semblait une éternité. Il se sentait apaisé. Un sourire orna son visage.

Enfin mort… Quel soulagement finalement…

Il baignait dans une atmosphère si douce, il éprouvait un plaisir de chaque instant tel, qu'on ne pouvait qu'aspirer à le savourer. Aucun autre mortel n'aurait pu y résister.


Mais soudain, alors qu'il allait s'abandonner corps et âme au bien-être, une intuition lui vint. Et elle le fit sous la forme de la voix grave et rude d'Arcân, qui détonna dans son esprit. Un avertissement qu'il lui avait donné autrefois.

« T'es trop naïf, Stropo. Tu te fies trop à ce que tu vois. La vie et la mort c'est une lutte, pas un matelas de plumes. »

Et au moment où il douta, Stropovitch sentit la Présence. Si ardente, si immense… possédant l'espace.

Il se retourna, et ses perceptions changèrent, en même temps que l'environnement.


Thiwwina déchaîna un vent glacé dans le couloir qui poussa toute la fumée restante vers les gouttières d'une part, et la salle de Néanathème d'autre part.

« Bon, retenez votre respiration autant que vous pourrez, mais on devrait survivre loziquement », fit-elle en souriant aux autres.

Ils marchèrent quelques instants en prenant garde de ne pas glisser sur la glue carbonisée.


« Le plus drôle dans l'histoire, fit Gunny, c'est que je suis celui qui s'y connaît le moins en magie ici, alors jusqu'à présent j'ai rien dit, mais quand même, je crois que vous avez tous loupé un truc.
— Quoi donc ? demanda Joannes intrigué.
— Ben la limite au-delà de laquelle il libère le démon, elle vous semble pas un peu floue ?
— C'est-à-dire ? » fit Hama, les sourcils froncés, car l'interrogation semblait rejoindre les siennes, qu'elle ne s'avouait pas.


Soudain il fut suspendu au-dessus d'un gouffre… L'horizon n'était couvert que par cette mâchoire titanesque aux dimensions cosmiques. Et il tomba. A une vitesse vertigineuse. Tomba, tomba… et le gouffre et le vent hurlaient à ses oreilles, à lui déchirer l'âme. Il agita les bras frénétiquement, les yeux exorbités. Son cœur s'emballa d'une folle panique. Aucun autre mortel n'y aurait survécu.

« Hey Stropo, si tu cèdes à la peur, ton adversaire a gagné. Si tu meurs un jour, que ce soit en combattant, pas comme une fiotte et un lâche ! »

Je ne peux pas oublier…

Il lutta au-delà de la terreur. L'effort lui arracha un hurlement rageur, mais, exploit insensé, il revint des abîmes de l'effroi pour reprendre possession de ses esprits.

Et l'univers changea encore.


« A Zeth'Gor tenez, continua le nain, je l'ai vu le libérer, le démon, ouais, aucun doute, il faisait voler des morceaux de colline dans un cyclone de flammes, pétard, ça r'semblait à la fin du monde. Eh bien Stropo était toujours là à la fin, avec pas un neurone de grillé.
— C'est Darotân qui… commença en soupirant Thiwwina.

— Qui quoi ? la coupa vivement Gunny. Au stade où il en était arrivé, l'esprit de Stropo aurait dû cramer bien avant que le paladin le touche. Et lui non plus il veut pas comprendre. Pourtant, regardez, au point où il en est depuis des heures là, à tout brûler partout, ça vous étonne pas qu'il ait encore toute sa tête ? Il est même capable de pleurer. Enfin il en est capable MAINTENANT. »

Les autres réfléchirent. Ils commençaient à comprendre où voulait en venir le nain. C'était une hypothèse que personne n'avait voulu envisager – car aux conséquences trop terribles, trop imprévisibles.


Il était retourné dans le cristal de l'Exodar. Il avait les bras et les jambes attachés, plaqué à la verticale contre la paroi. Hama délirait plus loin, à demi consciente, et devant lui, Nuraam, accroupi et le sourire aux lèvres, tenait un bocal ouvert.

Avec des chenilles à l'intérieur.

Stropovitch se figea. L'horreur de son supplice lui revint en rafale en mémoire. Pour rien au monde il ne revivrait cela. Il avait été amené à la rupture de toute raison, jeté dans les entrelacs bouillonnants de la folie. La souffrance paroxystique… Tout son être refusa. Il se débattit comme un dément, hurlant, tandis que ce nouveau Nuraam saisissait une chenille et avançait vers lui, comme halluciné.

Se débattre ne servait à rien. Sa force l'avait quitté. Il était nu et seul. Sans ce feu qui l'habitait, il n'était rien.

Quand la chenille se posa sur sa peau, il eut des convulsions. Sa raison le quittait encore plus vite que la première fois. Ses pensées ne trouvaient plus de mots pour les formuler. A la douleur de la chenille se frayant un chemin sous les chairs, répondirent les affres du désespoir le plus absolu, qui n'est plus seulement un sentiment, qui est une sensation intense, un blocage physique et impitoyable de l'esprit, le constat de l'impuissance pure, ce désespoir-là oui, qu'il pensait avoir oublié, et qui en réalité couvait toujours, présent dans les tréfonds de son âme, guettant son heure.

« Stropo, tu ne devras pas seulement savoir tuer, mais aussi savoir souffrir. Et n'hésite pas toi-même à faire mal, vraiment mal. Ce n'est pas toujours la force qui décide de l'issue d'un combat. Y a la concentration aussi. Ouais, t'as bien entendu. La concentration sur le combat. Les douleurs et les blessures, tu les oublies. Tant que le mec en face est debout, elles n'EXISTENT PAS. »


Elles n'existent pas…

Il sentit la chenille poser ses petites pattes l'une après l'autre sur le nerf. Dans une seconde, elle s'agripperait et là…

Je suis en combat !

Trop distrait par ses épreuves, il ne s'était pas encore demandé ce qui lui arrivait.

Je lutte.

Il luttait. Contre son démon, de toute évidence. Mais pourquoi ne le voyait-il pas ?

La chenille se mit en branle. Il sentit la douleur jaillir dans sa tête et l'emplir d'une cacophonie sauvage étourdissante. Il devait le faire.


« N'oublie pas qui fut ton maître. »

Je ne vous décevrai pas.

Il lutta contre la douleur, serrant les dents à se faire saigner les gencives, serrant les poings à se faire saigner les paumes. Il gronda sous l'effort, il ne devait pas céder, malgré son corps en feu et ses neurones si douloureux, qu'il lui sembla les sentir chacun vibrer. Lutta tant et si bien, qu'il commença – défiant tout bon sens – à s'accoutumer. Alors il leva un visage où régnait une fureur divine vers le faux Nuraam et lui hurla à la figure :

« JE NE CÉDERAI PAS, JE NE CEDERAI JAMAIS ! ALORS MONTRE-TOI ET REGLONS ENFIN NOS COMPTES, SALE LACHE ! JE T'ATTENDS ! »

L'univers changea encore.


« Ouais, c'est bien ce que je veux dire, ajouta Gunny en voyant les mines pensives de ses camarades, ce mec cohabite avec son démon depuis un bout de temps maintenant, et il le supporte de mieux en mieux, sans s'en rendre compte lui-même, juste à force de le refouler de diverses façons. Aucun d'entre nous ne serait capable d'endurer cela. Hama avait raison tout à l'heure, c'est un type unique. »

Il marqua une pause, semblant chercher ses mots. Les autres restèrent tout ouïe, assez perdus au demeurant.


« Ce gars est capable… de fusionner avec son démon. Enfin pour moi, ça crève les yeux. C'est ce que je crois depuis Zeth'Gor. En fait, je dirais même que… c'est déjà fait.
— Cela semble tellement inconcevable… » dit Hama, soudain songeuse, prise d'un espoir insensé et inavouable que Gunny ait raison – cette âme ardente, si puissante, si délicieuse… La faim en elle réclamait l'ivresse de la nuit précédente, quand la Péninsule avait résonné d'un plaisir interdit aux mortels. Ne plus avoir à se demander si c'était le démon ou Stropovitch qu'elle aimait… posséder les deux, fusionnés en un être qu'elle vampiriserait sans fin, noyée dans des délices infinis…

Elle s'ébroua presque d'un tremblement de tout le corps, et un voile de tristesse s'abattit sur ses yeux. Mephistroth l'avait délivrée de son aliénation. Et Stropovitch n'avait plus qu'elle en ce monde. Elle ne devait plus céder à de telles pensées.

Qui étaient malheureusement bien plus que des pensées. Qui étaient un instinct, une pulsion sauvage et sensuelle qui lui serrait le ventre et lui brouillait l'esprit.


Le Néant distordu. Autour de Stropovitch, l'espace et le temps se contorsionnaient sans fin, dans des jaillissements de lumière torve, des errances de trous noirs béants et des circonvolutions torturées de nuées étincelantes aux dimensions inconcevables.

Mais le dræneï était fasciné par une vision de début des âges.

Devant lui, suspendue dans cet univers instable traversé d'ondes violettes et rouges, une masse colossale, tel un morceau de planète dérivant, un immense roc incandescent…

Parcouru de rivières d'un rouge de feu…


La chose émettait une fournaise infernale, et comme un… grondement profond… si profond, qu'il se superposait en vérité aux pulsions du Néant, emplissant de ses échos l'univers entier – comme si l'entité n'était autre que le cœur même de cet univers, l'irriguant de haine, le faisant battre à l'unisson de sa colère.

Le Titan noir… alors il ne serait pas noir ? Je ne comprends pas.

Le géant cosmique alors eut un mouvement, et il ouvrit les yeux. Des yeux d'où sortaient de longues flammes. Stropovitch voyait le Titan dans toute sa gloire, dans toute sa colossale stature. Sa peau semblait n'être que d'épaisses plaques de roche volcanique imbriquées, aux articulations baignées d'un magma luisant. Deux longues cornes écartées sortaient de son front et partaient légèrement en arrière, symbole de sa corruption à l'aube des temps. En même temps que ses yeux, se révéla une longue barbe de flammes, effilochements d'un feu élémentaire des plus purs, presque solide. A sa main droite, la moitié reforgée de l'antique Gorshalach, la grande Gorribal, la Ténèbre, l'épée titanesque, presque immatérielle dans sa noirceur absolue, qui révélait sa part d'ombre en chaque être, même immortel, même des plus nobles, réduisait à sa merci et absorbait avidement toute vie.

Sa voix fut celle de l'univers, tant elle sembla provenir de l'espace lui-même, si grave et puissante, qu'elle faisait frémir les étoiles.

STROPOVITCH… TA PERSÉVERANCE ET TON COURAGE… SONT VAINS.

Le dræneï ressentit immédiatement la force de cette voix. Elle s'imposait à l'esprit en brisant toutes les barrières du doute et de la volonté. Il fut instantanément convaincu qu'il avait combattu ce qui avait toujours été inéluctable. Et il fut saisi d'une affliction profonde, d'un abattement total.

TU ÉTAIS UN OUTIL…


Je n'étais qu'un outil.

LE DON DES NAARUS A TA RACE… LA PORTE OUVERTE… QUELLE IMPRUDENCE…

Stropovitch comprit soudain, et la révélation l'estomaqua.

Depuis le début…

Les Naarus avaient permis aux dræneïs d'avoir, de naissance, un accès libre et permanent au plan de la Lumière. Le revers de la médaille, c'était que contrairement aux autres races, cette disponibilité était indépendante de leur volonté. Autrement dit, en implantant l'esprit de Sargeras dans un corps de dræneï, la Légion avait donné au Titan Noir le moyen d'accéder à ce plan sans que sa proie puisse lui en fermer la porte.

LA LUMIÈRE… LA SEULE PUISSANCE QUE JE NE POUVAIS CONTRÔLER…


Et le Ravageur de Mondes entreprit, dans une langue d'outre-tombe hachée et acérée, une longue incantation. Un portail s'ouvrit à sa droite, d'où sortit une lumière abondante et éblouissante.

NÉANATHÈME A ACHEVÉ MA RENAISSANCE

Alors Stropovitch assista à l'inconcevable. Le véritable projet du Destructeur fut enfin révélé.
Ce qui semblait être le jumeau de Sargeras sortit du portail. Un jumeau de Lumière pure. Eblouissant comme mille soleils.

Le dræneï réfléchit rapidement, dans une panique galvanisante. Tout prenait enfin sens. Le Titan s'était scindé en deux en lui, car oui il avait ce pouvoir, de fragmenter son esprit. Une partie avait conservé tous ses pouvoirs de Feu, et était restée en Stropovitch, lui donnant ces facultés hors du commun. L'autre avait emporté tous ses pouvoirs d'Ombre de l'autre côté de la Porte. Car c'était la seule part du Titan qui pouvait pénétrer dans le plan spirituel, et s'imprégner de Lumière, devenir Lumière !

Sargeras fut satisfait en voyant son double. Ce damné Stropovitch, le seul de sa race, n'avait jamais développé ses pouvoirs magiques. Seuls ses yeux brillants attestaient du Don. Et jamais, jamais, il n'avait fait appel à ce Don, jamais même il ne l'avait ressenti en lui. La Porte était restée à peine entrebaîllée. Et l'esprit du Destructeur est tellement démesuré, qu'il lui avait fallu, en conséquence, toutes ces années, au lieu des semaines prévues initialement, pour pénétrer entièrement de l'autre côté. Et il aurait fallu encore autant d'années si Néanathème n'était pas intervenu, pour que le Sargeras de feu réabsorbe sa moitié.

Le Titan avait été si impatienté, qu'il avait tout fait depuis plusieurs semaines pour se libérer, même incomplet, et carboniser Azeroth et les armées envoyées en Outreterre. Mais avec une force d'âme qui n'était pas celle d'un mortel, mais d'un dieu, le dræneï l'avait toujours refoulé, lui, le Seigneur de la Légion ! Qui avait pu détourner de lui le regard inquisiteur d'O'ros, mettre en échec la conscience d'un Naaru !

Les deux clones fusionnèrent alors, sous les yeux exorbités de Stropovitch. Le Feu et la Lumière s'unirent dans un festival d'éruptions solaires, de bouillonnements magiques et de grondements qui prirent l'univers à témoin de la métamorphose de l'ancien Champion des Titans.


La sortie était en vue. Encore cinquante mètres et ils arriveraient dans la salle de Néanathème.

« Je ne sais pas ce que je devrai faire, dit Joannes en proie à d'atroces doutes, si Stropovitch fusionne avec ce démon comme vous le dites Lieutenant. Je ne peux pas le laisser être corrompu ou même influencé. Il doit conserver son intégrité, rester lui-même, et aussi pur que possible. Et ma raison d'être est d'aider tout un chacun à réaliser ce but.

— Moi aussi ça m'embêterait que mon souette Stropo sanze, bougonna Thiwwina.
— S'il devait être ne serait-ce qu'influencé, il l'aurait déjà été, fit le nain. Je vous le dis les gars, ne vous embêtez pas avec des histoires de conscience, corruption et compagnie. Sa tête, il la gardera, et entière ».

Farôn, depuis le début des déclarations de Gunny, ne cessait de sourire. Il savait qui possédait le dræneï. Il savait qu'aucun mortel ne pouvait lui résister, aussi tenace soit-il.

Le nain s'arrêta à l'éboulis et se retourna vers la petite troupe, l'air solennel.

« Le démon en lui, il l'a déjà vaincu depuis longtemps. Il ne le sait tout simplement pas encore. »


Quand Sargeras rouvrit les yeux, ils étaient lumineux. Son corps était devenu presque immatériel. Il brillait d'un feu solaire, brasier lumineux baigné de flammes jaunes et orange à l'éclat vif.

Son épée Gorribal était ornée d'une nouvelle gemme d'onyx sur sa garde. Dans le processus, le Seigneur avait attaché à son arme son propre cœur – boule d'Ombre à l'état solide, concentration infinie d'une haine millénaire que rien ne pourrait jamais purifier. Tant qu'il la tiendrait en main, il serait toujours le Titan Noir, corrupteur et destructeur. Et désormais doté de la puissance illimitée de la Lumière, qui faisait de lui le Champion complet et invincible, insensible à toute magie, un Ravageur de Mondes invulnérable et irrésistible.

Il parla, de sa voix qui pénétrait les consciences.


ABANDONNE TOUT ESPOIR.

« Ah Stropo, une chose importante, qui a l'air évidente comme ça mais qu'il faut garder à l'esprit. Quand un adversaire ne te tue pas, et qu'à la place il se la raconte, il baratine, il veut t'influencer, c'est soit qu'il veut t'utiliser, soit tout simplement, que cette tanche n'est en fait PAS CAPABLE de te tuer. »

Sargeras sentit que Stropovitch, par il ne savait quel exploit intérieur, avait résisté à sa parole. Le Titan eut un élan d'impatience, dans sa hâte de tester sa nouvelle puissance sur la terre déchirée de Drænor. Il brandit l'arme spirituelle, Gorribal, l'épée d'Ombre qu'il avait pu conserver jusque dans l'âme de son hôte. S'il tuait le dræneï de l'intérieur, il ne pourrait pas sortir. Il devait anéantir sa volonté, et rien n'était plus facile pour sa lame, dont un des noms était Désespérance.

Il donna un coup d'estoc, dans un mouvement d'astre, grondant et crépitant. La pointe s'enfonça dans le torse virtuel du dræneï, et imprégna ainsi son âme d'un poison nommé désespoir.

TON RÔLE EST TERMINE. TA VIE N'A PLUS DE SENS.

Stropovitch sourit et posa les mains sur la lame. Sargeras fronça ses sourcils flamboyants.

« Ainsi c'était donc cela… »

Il se retira lentement de l'épée, dans un léger chuintement. Le Destructeur observait attentivement, sans réagir. Le dræneï soutint son regard avec une espèce d'enthousiasme hystérique.


« Toutes les épreuves que tu m'as fait subir… Toute cette puissance corruptrice… Ces illusions, ces intrusions dans mon esprit… Tu veux me réduire à l'état de larve décérébrée pour t'échapper, hein ? »

Il eut un éclat de voix, un début de rire de défi. Son sourire devint carnassier.

« Sargeras ! Mon nom est Stropovitch, et je suis le disciple et l'héritier d'Arcân le Premier-Né ! TE SOUVIENS-TU DE CE NOM, TITAN ? »

Le Destructeur se contenta d'accentuer encore son froncement de sourcils – il s'en souvenait. Cette fois le dræneï rit franchement, d'un rire conquérant, vengeur.

« Sargeras ! J'ai juré à mon maître de faire résonner son nom dans tous les abysses ! Tant que je vivrai, il ne mourra pas ! Entends-tu ? C'EST LUI QUI TE FAIT FACE, LÀ, MAINTENANT ! »

Le Seigneur de la Légion eut en effet l'impression de revoir le Fléau des Démons qui avait taillé de larges percées béantes dans son armée au moment de l'invasion d'Argus et était allé jusqu'à le blesser, lui, le Destructeur.

Sans qu'il quitte son sourire triomphant ni l'éclat martial de ses yeux, des larmes abondantes vinrent couler le long des joues du dræneï. Toute son âme hurla ces derniers mots.

« JE NE PLOIERAI PAS ! »


Les Alliés s'estomaquèrent. Les murs et le sol de la salle étaient couverts d'une suie noire – celle des corps consumés dans le tourbillon de flammes. Il y avait là les débris – sous forme de squelettes éparpillés et d'armures fondues – d'une lutte surnaturelle. Et au milieu de la salle, au bas des marches…

« Stropovitch ! »

Hama s'élança la première vers le dræneï qui, nu, à genoux, regardait toujours le plafond de ses yeux vides, les paumes tournées vers le ciel.

« Bon sang, fit Gunny, il est mort ? »

Joannes toucha le corps et se concentra, tandis qu'Hama se prenait la tête dans les mains, tentant de calmer un début de crise.

« Je ne comprends pas, dit le paladin en rouvrant des yeux étonnés, toutes les fonctions vitales se sont arrêtées, mais son corps est chaud et son âme est… ailleurs.
— Ailleurs ça veut dire mort chez moi, grommela le nain.
— Non, je veux dire… ah par la Lumière… s'interrompit-il en écoutant ses perceptions. Il… il en revient.
— Mais qu'est-ce que tu racontes, je ne comprends rien ! » s'écria Hama en le poussant. Elle s'agenouilla et tenta de se mettre en état de prière.


Mais le dræneï eut un tressaillement. Hama sursauta et s'écarta. Thiwwina fit une moue et incanta un bouclier magique. Akmar renforça ses protections. Farôn se fondit dans l'ombre, sortant d'une poche dissimulée un artefact qui évoquait une dent de monstre marin ouvragée, au couvercle d'émail orné de dorures.

C'est le moment.

Il y eut un écho lointain, cristallin, comme le jaillissement d'un flot à travers une fine couche de glace, comme un bris de verre dans une immense salle vide.

Un torrent de flammes enveloppa Stropovitch. Les Alliés reculèrent encore, muets de surprise. Un râle naquit, qui s'approfondit en une note grave résonnante, et qui se révéla n'être autre que le soupir de soulagement d'une créature titanesque.

Une métamorphose s'opéra. Tandis que les flammes se faisaient pilier grondant, la silhouette du dræneï se redressait avec une lenteur fascinante, et grandissait. Lentement, ses longs cheveux devenaient d'un blanc étincelant et pur, tels ceux d'une créature millénaire ; ses veines noires disparaissaient sur sa peau rouge ; de chaque épaule, deux cornes d'un blanc immaculé s'élevaient – celles des extrêmités atteignirent un demi-mètre ; ses yeux se rallumaient, en émettant une lumière éblouissante, digne des plus grands Naarus.

Le pilier de flammes s'évanouit. Debout, tournant le dos aux Alliés, la créature regardait ses mains, pensive.

« J'AI… REUSSI…
— Merde… lâcha Gunny en portant la main à sa bandoulière. Fuyez par les égouts, j'le r'tiens ! »


Seul Akmar commença à courir. Mais constatant que personne ne bougeait, il se retourna. Éperdus, les autres restaient là, incrédules. Farôn appuya le pouce sur le couvercle de son artefact, un sourire aux lèvres.

« Non, non, geignit Hama, tu avais raison Gunny, nécessairement… Stropovitch, je t'en supplie, dis-moi que c'est toi… »

Le colosse de feu et de lumière se tourna lentement vers eux. Une gemme de Lumière ornait le milieu de son front. Son visage impassible se fendit enfin d'une grimace. Un sourire triomphal.
« C'EST MOI, HAMA.  »

Elle pleura de bonheur, et n'hésita pas une seconde. Elle se jeta au cou de Stropovitch et nicha sa tête dans le creux du large cou.

Les autres relâchèrent leurs poumons. Ils avaient connu un instant de pure terreur. Seul Farôn resta estomaqué en arrière, la dent ouvragée toujours à la main.

« T'es devenu tout gros Stropo, fit Thiwwina en souriant timidement, ze sais pas si tu me verras encore, ze suis si petite à côté…
J'AI FUSIONNÉ AVEC LE TITAN NOIR, MES AMIS. IL ATTEND SON HEURE, MAIS EN ATTENDANT, IL M'A JUGÉ DIGNE DE ME PRÊTER SA FORCE. »

Ils digérèrent l'information, l'air soucieux. Joannes surtout eut un pressentiment des plus funestes sur la conclusion de cette aventure. « Mais je serai là » pensa-t-il. « Stropovitch, dit-il à voix haute, je ne chercherai pas à comprendre ce qui s'est passé, mais ce qui est sûr, c'est que je ne te quitte plus d'une semelle.

— Et pareil pour nous autres, fit Gunny en brandissant sa pétoire. Désolé pour ce que j'ai dit tout à l'heure mon gars, mettons un terme à tout ça ensemble. »

Le dræneï hocha la tête. Il était majestueux et… véritablement serein.

Farôn se reprit. Et une expression de haine rageuse contracta son visage. Il savait ce qui lui restait à faire.

Il l'aura voulu. Si le Titan Noir attend son heure, je la ferai advenir.

Mais alors, il y eut un Éveil. Hama retomba du cou de Stropovitch. Tous les visages s'allongèrent ; tous les souffles se suspendirent.

Un ouragan de folie hurla dans tous les esprits sur plusieurs kilomètres.


L'air de la Péninsule sembla s'épaissir, et même sourdre, hostile, comme désireux de saisir les mortels à la gorge et de les étouffer. La terreur s'afficha sur tous les visages. La puissance libérée assaillit si violemment les âmes, que les hommes affaiblis, malades ou inconscients moururent tous en quelques secondes. Des clameurs s'élevèrent dans toutes les tentes, chœur de plaintes et de peurs, prélude au jugement dernier.


Danath abaissa la longue-vue lentement, la figure déformée par une panique qu'il n'avait plus les moyens – plus aucune raison – de réfréner.

« Ordre de repli général vers la Porte des Ténèbres.
— Euh, je, à vos… bafouilla la sentinelle vacillant sur ses jambes.
— MAINTENANT ! »


Chaque gangr'orc de la Citadelle ouvrit grand les yeux et la bouche, estomaqué. Une oppression. Quelque chose venait d'apparaître. Une aura formidable. Un séisme de puissance brute dans les cœurs et les âmes. Comme un trou soudain dans la trame de la réalité, qui aspirerait toute vie. Ce fut la débandade. Ceux qui en avaient la force couraient de tous côtés en hurlant, les yeux exorbités.

Dans un couloir, un dræneï en armure lourde avançait, mouvant sa terrible masse aussi légèrement que s'il était nu, un sourire lumineux ornant son visage. Son chemin se pavait de corps qui tombaient d'eux-mêmes, se contorsionnant et mourant dans d'horribles râles d'agonie, et qu'il piétinait sans y prêter attention.

« Stropoviiiitch… chantonnait-il gaiement, où es-tuuuu… »


Cette aura… Il la connaissait… C'était celle d'un arbitre divin, qui choisissait ceux qui méritaient de vivre, et ceux qui devaient mourir. C'était celle du Juge, mais il ne pesait plus les péchés, non… Il n'était plus question de Bien et de Mal, de pureté et de corruption, d'innocence et de culpabilité. Ce juge-là avait décidé que les individus ne valaient plus que par leur puissance, et tuerait sans sourciller tous les faibles. Ce juge-là était descendu dans les gradins et cherchait un adversaire digne de lui.


Stropovitch se baissa et ramassa à terre ses deux lames tordues et amollies. Lesquelles à ce contact se redressèrent et s'illuminèrent sur toute leur longueur de flammes d'un jaune solaire, fascinant.

Les sourcils du dræneï se froncèrent, et la détermination s'ancra sur son visage, sculptée à vif, au burin, inexpugnable, irrésistible. Et il courut en avant tel un météore en fusion, en criant un nom qui détonna et résonna dans les couloirs lugubres.

« DAROTAAAN !  »

Quatrième partie : Apocalypses

Entreprendre un pèlerinage, c'est s'abandonner, s'oublier soi-même – ses tentatives puériles et vaines de remplir son temps d'occupations prétendument légitimes – c'est placer sa vie et son être sous le regard du ciel – et regarder ce ciel, sans l'interroger – humblement – en une prière continue et muette, se laisser imprégner du silence bavard du monde, qui dit sans mots son immensité et sa merveille, par un bruissement vivant de sa chair la terre et de son souffle le vent – et la voûte du firmament de peser sur les épaules… – se sentir écrasé et empli par l'infini – demander le grand pourquoi, le fondamental, le viscéral, celui qui nous ferait nous connaître enfin nous-mêmes et la véritable nature de notre liberté – mais le demander sans attendre de réponse, car enfin mes frères, cet univers… ne nous manifeste que l'indifférence – la plus absolue – la plus radicale – la plus désespérante.

C'est pourquoi le pèlerinage a une destination – un terme. Une fois libérés vraiment de nous-mêmes et de notre vie, purifiés et véritablement purgés par la méditation et l'effort physique, nous nous présentons humbles et petits dans un lieu sacré où nous espérons qu'un saint nous accordera la grâce de nous entendre, et d'intercéder pour nous, de transmettre au ciel les cris, les louanges et les prières de notre cœur auxquels, ailleurs, il est si obstinément sourd.

Jette donc ton bâton et ta cape, Stropovitch – désormais ton pèlerinage est terminé. Ton cœur a hurlé maintes fois vers les profondeurs du ciel, tu as parcouru deux mondes et même l'univers, tu as cent fois perdu et retrouvé ton chemin, et dans ton sillage, tu as laissé tant de larmes, de souffrances, et de rivières – que dis-je, fleuves de sang – ô mares sinistres et bouillonnantes dans lesquelles il a cherché l'absolution – jusqu'à ce que sa peau en garde la couleur incarnat – vous avez immergé, noyé toute question et toute réponse, il n'y aura plus de prières, non non, le pèlerin a reçu la grâce !

Car le ciel n'a pas été indifférent ! Car l'abîme lui a répondu – d'un sinistre sourire. Car toute lueur s'est éclipsée d'elle-même, augure de renouveau ! Oui, et pour faire advenir ce nouveau temps, d'abord – dans la joie ! – détruire – massacrer – annihiler.

Ce soir sera l'apocalypse – la révélation. Ce soir, pèlerins, vous contemplerez la vérité nue et crue, comme une superbe femme lumineuse, une déesse qui vous consumera dans un feu exaltant et sans fin. Ne cherchez plus la rédemption ! Ce soir vous danserez tous, tous ! dans cet enfer de Feu et d'Ombre, oh oui, vous danserez tous…

Car la Mort, Stropovitch, la Mort ce soir a revêtu ses atours rouges et noirs – et tu la trouveras magnifique – et elle ne voudra que toi comme cavalier – et elle sait, elle sait que tu ne la décevras pas – tu es l'héritier de son ancien amant Arcân – tu lui feras l'amour dans un lit aux montants d'ébène et aux draps de pourpre – et les deux mondes que tu auras foulés pourront bien crier et pleurer et se désagréger dans l'espace, l'univers sera toujours – indifférent, ha ha ha ! – et ç'aura été une belle fête – une merveilleuse, inoubliable fête !


Stropovitch parcourait les couloirs dans une course surréelle. A mesure qu'il s'approchait de sa cible, il se concentrait toujours davantage sur ses mouvements. L'aura du paladin troublait sa perception de l'espace. L'air semblait onduler comme sous l'effet de la chaleur d'un brasier. Des ondes pénétraient sa chair, plombant les muscles et endolorissant les articulations. Et il y avait une espèce de souffle exalté qui sifflait à ses oreilles, comme les échos d'un chœur souterrain – ces chuchotements des destins qu'il avait déjà entendus avant d'entrer dans la chambre d'Arcân, il y avait près de deux ans, mais affolés, incertains sur la fatalité elle-même.

Enfin il s'arrêta.

Il était impossible pour un mortel de regarder Darotân, tant sa présence seule brouillait les sens, ou de tenir debout, tant l'âme semblait tirée violemment hors du corps – tous, ils étaient condamnés à mort, pour avoir commis le crime d'exister. Oui véritablement, devant le Juge l'on n'avait qu'à s'agenouiller et périr.

Stropovitch ferma et rouvrit les yeux avec une grande inspiration. Il était de taille, il le savait. Il le fallait. Il récuserait la sentence. Et, parachevant l'ironie, il exécuterait lui-même le Juge.

Ses mains se serrèrent sur les poignées de ses lames lumineuses.

Darotân se dressait au centre d'une espèce d'arène aménagée au cœur de la Citadelle. Le cadavre d'un ogre immense se vidait de son sang par gros bouillons près du paladin, qui nettoyait sa masse avec un pan de la tunique de son malheureux adversaire. Stropovitch fronça les sourcils. Son ennemi avait la même stature colossale, les mêmes yeux luminescents, la même peau couleur de rubis, la même aura de puissance démoniaque. Ainsi c'était donc cela, l'affrontement ultime. Combattre un jumeau, un double. Darotân n'était revenu d'entre les morts que pour mieux être son frère. Une cristallisation de tout ce qu'il haïssait, mais ferait toujours quelque part partie de lui, de son histoire. Il eut soudain la troublante certitude que Darotân serait comme son ennemi éternel, l'adversaire qui sortirait du miroir, à chaque étape de sa vie, à la fois obstacle et porte ouverte à l'avenir.

Darotân fit un pas pour se retourner, et ce pas à lui seul provoqua une onde lourde, épaisse, résonnante, comme déformant l'espace-temps. Stropovitch ne sourcilla pas et, l'air sombre, planta ses yeux dans ceux du monstre.

Le visage du paladin s'illumina. Il rabattit sa grande masse de khorium noir sur son épaule – quand le manche rencontra la massive épaulière, le choc métallique retentit tel le heurt d'énormes machines de siège. Le guerrier estima ainsi le poids de l'arme à deux cents kilos environ – de quoi écraser d'un seul coup tout être de chair passant à portée.

« Te voilà enfin, Ravageur de Mondes ! »


Sa voix était claire et… joyeuse. On aurait dit un enfant. Le guerrier fronça encore les sourcils d'un demi-millimètre. Darotân continua sur un ton enjoué :

« J'ai craint que tu ne te dérobes…
— POURQUOI AURAIS-JE PEUR DE QUELQU'UN QUE J'AI DÉJÀ VAINCU ? »

Le paladin apprécia cette voix d'abîme avec délectation.

« Vaincu… ? Je n'ai pas ce souvenir… Je t'ai repoussé du corps de Stropovitch, et je suis tombé. Qu'importe comment il est revenu après, à ce moment je lui ai réglé son compte. Aujourd'hui, j'aurai un autre adversaire, plus digne de moi ! »

Tout à fait enthousiasmé par cette idée, Darotân sembla soudain piétiner d'impatience, comme un enfant s'apprêtant à faire la course avec ses camarades. Il rabaissa sa masse et se mit en garde, son sourire joueur aux lèvres. Les dents de Stropovitch grincèrent.

« SI TU VEUX COMBATTRE LE TITAN NOIR, DAROTÂN… IL FAUDRA LE DÉLIVRER D'ABORD. »

Le visage du paladin s'allongea.

« AUSSI LONGTEMPS QUE JE SERAI CONSCIENT, JE SERAI LE MAÎTRE ET POSSESSEUR DES POUVOIRS DE SARGERAS. »


Il y eut de longues secondes où même les archivistes des Titans retinrent leur souffle.

« Non, invraisemblable… murmura-t-il enfin. Stropovitch ? »

Puis il rit comme un dément. Et tandis qu'il riait, la Lumière jaillissait, par de véritables geysers, de plusieurs endroits de son corps. Stropovitch n'avait jamais rien vu de tel. La Lumière était si pure et dense qu'elle en était liquide, nappe à l'éclat insoutenable baignant Darotân et s'étendant à ses pieds.

Il arrêta de rire avec un long soupir béat. Alors toute cette Lumière fut comme réabsorbée… et se concentra jusqu'à devenir solide, recouvrant d'une couche égale et luminescente son corps et son arme. Stropovitch fut déconcerté. Le Bouclier, oui… mais plus celui qu'avait fait céder Arcân, plus celui que son souffle ardent dissipait à Zeth'Gor, c'était pire, c'était encore un tout autre niveau de pureté, qui n'était pas censé exister dans un plan matériel. Darotân, immobile, magnifique statue d'albâtre, incarnait la plus stricte perfection, une allégorie de la pureté et de la force, bloc de métal blanc impénétrable à la puissance irrésistible et à la volonté imperturbable. Le Juge dans toute sa terrifiante magnificence.

Il sourit exagérément.

« Quand j'irai annoncer au vieux les morts simultanées de son petit protégé et de son ennemi millénaire, laquelle l'émouvra le plus, à ton avis ? »


Les Alliés couraient, tous au bord de la panique, même Farôn, qui serrait convulsivement la dent nacrée sans que personne ne le remarque. A vrai dire, ils ne savaient pas bien où ils allaient, et personne n'avait la force de parler. Ils transpiraient, trébuchaient sur les corps de gangr'orcs qui jonchaient les couloirs, obligés de se concentrer pour réajuster sans cesse leurs sensations brouillées. Même Thiwwina avait le front plissé par l'inquiétude.


« Attendez, dit soudain Hama – ils s'arrêtèrent tous. Je sens une âme près de nous que je crois reconnaître…
— Je veux sortir d'ici, gémit Akmar.
— Je pensais que tu nous guidais vers Stropovitch, dit Joannes. Nous ne pouvons le laisser seul.
— Il est apparu sur le chemin, répondit Hama avec un ton légèrement excédé – elle tentait de se concentrer.
— Comment ça  “apparu”  ? s'étonna Gunny.
— Un changement de plan peut-être, émit Thiwwina, une invocation par exemple.
— En fait il n'est pas apparu, précisa Hama – ses sensations s'affûtaient –, il s'est déplacé et a renforcé son âme en route. Voilà pourquoi je ne l'ai pas senti tout de suite. Son âme était au bord de l'extinction… et là son rayonnement augmente de seconde en seconde.
— Tu disais le reconnaître ? s'enquit Joannes.
— C'est… je me souviens ! »

Elle rouvrit les yeux. Tous la regardaient.

« C'est le démoniste qui avait asservi tout seul les dizaines de démons qui ont attaqué le Bastion l'autre jour, soupira-t-elle.
— C'est Keli'dan, lâcha Farôn avec mépris comme s'il disait une chose évidente à des imbéciles. Le chef des démonistes, et le plus puissant de la Citadelle, et peut-être des gangr'orcs en général.
— On file le zigouiller avant qu'il soit sur pieds viiite ! » leur cria Thiwwina en filant. Ils lui emboîtèrent le pas en contrôlant leur souffle.
« Dis-moi, fit Gunny à Farôn, s'tu connaissais son identité, t'aurais dû partir devant l'assassiner, comme t'sais si bien l'faire, au lieu d'nous r'garder débattre. »
L'elfe haussa les épaules, visiblement exaspéré. « Je ne vois pas l'intérêt d'agir ainsi », répondit-il sèchement. Gunny le dévisagea avec étonnement, mais n'insista pas. « J'crois qu'tout ça commence à nous taper un peu sur les nerfs, marmonna-t-il. Tentez d'garder vot'sang-froid les gens, on va s'en sortir, parole d'officier ». Joannes hocha la tête.

En réalité, le jugement de Farôn était altéré par d'insoupçonnables préoccupations. Il savait ce qu'il devait faire, mais il ne savait ni quand, ni comment, et la situation n'était pas propice à la réflexion. Il allait devoir improviser, et avec un tas d'intrus dans les pattes, et il avait horreur de ça. Loin de vouloir les aider, il était en train de se demander s'il ne valait pas mieux tous les éliminer maintenant de quelques coups de dagues et enfin conclure sa mission tranquillement.

Mais c'était risqué, car ses camarades étaient plus forts qu'ils ne paraissaient, il le savait. Joannes serait à tuer en premier, sans aucun doute. Gunny ne lui poserait sûrement aucun problème. Mais il restait après trois manipulateurs de magie qui auraient beaucoup de ressources contre ses multiples capacités de dissimulation – surtout Hama qui traquerait son âme et ne perdrait jamais sa piste. Elle qui était justement sa cible, pour pousser le dræneï à perdre l'esprit ! Il lui fallait isoler sa proie… mais comment ? Il aurait mieux fait de la tuer pendant qu'elle était en présence de Stropovitch tout à l'heure, s'il avait été exécuté après ça n'aurait eu aucune importance, sa mission aurait été accomplie, mais il était resté pétrifié d'incrédulité, et la révélation de Darotân les avait cloué sur place. Désormais il lui fallait survivre au moins le temps d'apporter au guerrier la tête de son cher amour et d'ouvrir la dent devant Sargeras libéré. Donc guetter le moment où elle serait suffisamment éloignée de ses camarades et distraite elle-même par autre chose pour l'égorger et disparaître. Tant que ces moutons stupides lui grouilleraient autour…

Saletés, pensa-t-il avec une grimace de haine.

Il aurait dû recourir à cette solution depuis bien longtemps… Mais il avait toujours espéré, à chaque combat, que cette fois, le dræneï serait suffisamment éreinté pour relâcher son emprise… Il l'avait laissé s'accoutumer, oui ! Quelle erreur ! Il lui avait laissé le temps de remporter la lutte mentale et de fusionner avec Sargeras…

Et ce qui l'exaspérait et l'angoissait plus encore que cette erreur en elle-même, c'était l'idée qu'elle était due à bien plus que de la négligence… Il était coupable d'avoir plus ou moins souhaité repousser toujours davantage l'accomplissement de cette mission… Coupable d'avoir hésité tant de fois à intervenir… Coupable oui, coupable d'avoir ressenti du respect, de l'estime, pire, de la sympathie pour ce dræneï ! Mais il aurait son châtiment en temps et en heure…

Une bataille contre Keli'dan, voilà qui lui fournirait peut-être l'occasion.

« Oh non ! s'exclama soudain Hama. Je crois qu'il nous attendait depuis le début… Il vient d'incanter un portail ! » Ils pressèrent encore le pas, et vingt secondes plus tard ils arrivaient dans la salle.

Ils s'ébahirent.


La salle avait la forme d'une grande demi-sphère de pierre bleu sombre, sûrement conçue pour canaliser des énergies. La voûte culminait à vingt mètres de hauteur. En guise de plancher, une espèce de grille de fer, des câbles métalliques croisés soudés à leurs intersections, très solide, vibrant légèrement sous les pas. Le réseau était assez dense pour de larges pieds d'orcs, mais les fins sabots d'Hama et les petits pieds des gnomes pouvaient aisément s'y coincer.

En face d'eux, Keli'dan, appuyé sur une canne, avait l'air d'un vieillard de quatre cents ans. Mais sa silhouette courbée, son visage crevassé de rides et sa robe miteuse ne dissimulaient pas l'éclat rubis de ses yeux rusés, le sourire sardonique qu'il avait aux lèvres et l'étrange aura – une lente brume violette – qui semblait émaner de sa peau sèche rouge-brun.

Derrière lui, contre la paroi, un grand portail de trois mètres de haut sur dix de long était ouvert sur le monde démoniaque, et semblait suffisamment solide pour tenir un certain temps par lui-même. Des dizaines de démons en sortaient lentement, semblant lutter contre l'asservissement qui s'imposait irrésistiblement à leur esprit.

Une voix retentit dans l'esprit des Alliés, empruntant leurs langues, leurs mots pour s'exprimer.

Vous n'êtes pas obligés… de combattre… Cessez de lutter pour une vie qui ne vaut pas les peines endurées pour la poursuivre… La mort est une délivrance, vous le constaterez par vous-mêmes… Faites-moi confiance et laissez-vous aller…

Thiwwina eut une mine boudeuse.

« Zut alors, s'exclama-t-elle, depuis le début c'est lui le grand messant que Stropo cerce ? Z'espérais mieux qu'un vieux rabougri tout moce… En arène tu tiendrais pas le coup deux minutes papi. »

Le sourire de Keli'dan fut plus ironique que jamais.


Fais attention petite… Si tu veux déclencher une tempête, ce n'est pas le bon endroit… Regarde un peu en-dessous de toi…

Ils considérèrent l'étage inférieur à travers la grille. Cinq démonistes du Conseil des Ombres, disposés de façon homogène sur le pourtour de la salle ronde et profondément concentrés, maintenaient sans relâche des liens magiques fixés sur une masse indistincte qui trônait au centre de la pièce.

Je vous présente la source de la création des gangr'orcs illidari ! Vous n'avez pas l'intention de les déranger, n'est-ce pas… ?

« Je ne comprends pas, murmura Joannes.
— C'est incroyable ! s'exclama Akmar. Lieutenant Bearstrength, c'était notre mission première, cette découverte ! Regardez, ces canalistes maintiennent un sort de bannissement partiel sur le démon au centre ! Ils le saignent par des procédés magiques !
— C'est parce qu'il est banni que je n'ai pas senti sa présence… marmonna Hama.
— Je ne comprends toujours pas, risqua Joannes avec une expression inquiète.
— Banni, Joannes ! fit Akmar très agité – visiblement encore plus inquiet que le paladin. Gardé prisonnier dans un autre plan où il est immobilisé ! C'est un sortilège d'autant plus difficile à incanter que la cible est puissante : en l'occurrence, pour un Seigneur des Abîmes, c'est du niveau du Kirin Tor ! Ces canalistes font sans doute partie de l'élite du Conseil ! Et si on les déconcentre, eh bien… »

Vous aurez à combattre, en plus de mes démons et de moi-même, cette élite dont tu parles ainsi que le Seigneur Magtheridon en personne.


« Ainsi Magtheridon n'a pas été éliminé par Illidan comme on le pensait, grinça Akmar. Il n'était rien moins que le chef de l'ensemble des forces démoniaques de l'Outreterre. »

Le portail derrière Keli'dan se referma avec un éclair violet. Une cinquantaine de gangregardes, d'ered'ruins et de traqueurs formaient autour du démoniste une barrière infranchissable.

Je vous l'ai dit… Vous n'êtes pas obligés de combattre… Ne prenez pas le risque de ramener Magtheridon… Vous n'êtes pas stupides à ce point…

Les démons se mirent lentement en branle, brandissant leurs diverses armes, des fouets, des haches, des épées, des masses à pointes.

J'ai choisi ces démons pour leur résistance à la magie et leur endurance… Ne pensez pas vous en débarrasser en quelques tours de passe-passe…

« Eh mais notre mission était de découvrir ET de neutraliser je crois non ? » fit soudain Joannes en se tournant vivement vers son supérieur. Son air ahuri d'homme qui vient de se rappeler d'un détail était si innocent, et si incongru en la circonstance, que Gunny ne put s'empêcher de s'esclaffer d'un rire bien gras, alors qu'il s'était enfoncé dans un mutisme fataliste depuis quelques minutes.

« Pétard, j't'adore toi, fit-il en bourrant l'épaule du paladin – qui rougit sans comprendre. Alors l'orc télépathe, continua-t-il en s'avançant et en prenant en main sa chère pétoire, non seulement on va s'en débarrasser vite fait, de tes larbins qui ont l'air de sortir du pieu, là, mais on va te faire ta fête comme jamais t'y as eu droit, au nom d'un ami commun si j'puis dire, et si l'autre en-dessous veut participer, je lui offre un déguisement de charlot, des claquettes, un cigare et un billet gratuit pour la lune, c'est pigé ?
— Bien dit cef ! Z'apporte les rafraîchissements ! » répondit Thiwwina avec un large sourire carnassier, et elle bondit en avant.


Stropovitch n'avait même pas vu le paladin avancer.

Quand la masse heurta l'épée, le choc fut tel, qu'on l'entendit détonner dans toute la Citadelle, l'onde se propageant longue et lourde, phénoménal coup de gong déclarant à l'univers que le combat des titans avait commencé.

Les armes elles-mêmes ne restèrent intactes que par la magie qui les habitait.

Stropovitch fut projeté à la vitesse d'un obus dans le couloir d'où il venait. Une grimace terrible déformant son visage, il planta son épée droite dans la paroi pour ralentir sa course – il fit encore ainsi trente mètres, laissant dans le mur un large sillon de pierres de taille pulvérisées. Des éclats et de la poussière se déversaient le long de la fissure, crépitant sur les dalles rouges.

Un éclair blanc.

Sa lame para encore.

Le guerrier traversa le mur : trois mètres d'épaisseur, trois mètres de pierre compacte, plus solide que du marbre. Et il laissa un cratère dans la paroi encore derrière, avant de retomber sur ses jambes flageolantes, cherchant en ahanant son souffle, tout son corps hurlant sa douleur et sa rage. D'énormes blocs – certains de près d'une tonne – roulaient et rebondissaient follement, et les couloirs faisaient résonner sans fin les échos formidables du mur fracassé, gémissements graves et sourds de la Citadelle elle-même.

Le sifflement d'un poids fendant l'air.


Stropovitch décolla littéralement, ses poignets encaissant douloureusement les vibrations de ses épées. Il se recroquevilla et grimaça encore affreusement, tandis qu'il traversait deux plafonds, en deux explosions qui firent trembler l'édifice entier. Le guerrier déplia ses membres et se rattrapa à un bord du second trou, haletant. Une pluie de poussière et d'énormes dalles s'abattit sur Darotân, manquant de faire s'effondrer un troisième plancher. Le paladin dévia ces lourdes masses d'une main alerte, en riant aux éclats.

Puis, joueur, il posa son arme, empoigna ces blocs et les lança sur son adversaire suspendu dix mètres au-dessus de lui.

Stropovitch se hissa immédiatement d'une traction des bras et roula en avant. Des dalles de deux mètres de diamètre, balancées comme des jouets, se pulvérisèrent en grand fracas dans sa direction, le criblant d'éclats de diverses tailles.

Il eut à peine le temps de se redresser que Darotân, toujours hilare, ramassait son arme et profitait du tas de gravats pour sauter lestement à l'étage supérieur. Mais lorsqu'il se hissa avec légèreté d'une seule main par la seconde brèche, Stropovitch était là pour lui décocher un coup de sabot dans la figure.

Le paladin réussit l'improbable : il inversa le choc en donnant un coup de tête au sabot qui s'abattait sur lui. Une onde de Lumière parcourut le corps du guerrier, annulant sa force. Un arc lumineux. Stropovitch traversa tête la première le mur proche, roulant lamentablement, pantin désarticulé, sur la terrasse où il avait – quand déjà ? la veille ? cela lui semblait une éternité – carbonisé le drake du héraut illidari. Il s'immobilisa à l'extrême bord. Il avait réussi à ne pas lâcher ses armes.

Un vent tiède et poussiéreux lui balaya le visage. Loin en contrebas, au fond du canyon, des rocs issus du mur achevaient en tournant sur eux-mêmes leur interminable chute – échos assourdis - ; il leva la tête, et la nuit éternelle de la Péninsule l'accueillit, de sa belle et amère mélancolie.

« Ne cherche pas à comprendre ma puissance, Stropovitch, déclara lentement Darotân en s'avançant vers lui. Elle est au-dessus de ta compréhension… et tu n'es pas digne de l'appréhender. Ne me fais pas perdre davantage mon temps. Révèle-moi mon véritable ennemi. »

Le guerrier se redressa tranquillement, dos à l'abîme. Sargeras rugissait en lui, il le sentait, il en était oppressé, mais sa volonté ne connaîtrait pas de faille. Au nom de son maître Arcân le Premier-Né, il vaincrait le paladin en restant lui-même.


Ses sourcils se froncèrent, ses poings se serrèrent sur les poignées, et il se remit en garde. Darotân rit.

« Alors, ces fameux nouveaux pouvoirs, où sont-ils, Stropovitch ?
NE ME TENTE PAS. »

Le paladin soupira, un sourire narquois aux lèvres.

« C'est vraiment pénible, mais les êtres les plus vils et inférieurs sont toujours les plus acharnés à survivre. Perpétuellement vaincu et humilié, tu t'obstines encore.
C'EST TOI QUI AS ÉCHOUÉ A ME VAINCRE, DAROTÂN. J'ATTENDS TOUJOURS.  »

Le sourire du paladin disparut.


Les échos – assourdissants – de l'affrontement étaient parvenus aux Alliés et à Keli'dan. Ce dernier eut une grimace qui exprimait tout autant une panique sourde qu'une espèce d'exaltation. Des fissures légères lézardèrent la voûte, faisant ruisseler de la poussière sur les protagonistes. Affolés par le grondement et le fracas de cette lutte surréelle, les Alliés durent maîtriser leurs sentiments, aidés en cela par quelques chuchotements impérieux de Gunny. En bref, il fallait faire vite, pour qu'ils puissent assister leur ami dans un combat qu'il ne pourrait peut-être pas gagner seul.

Mais Keli'dan n'avait rien à perdre. Si Stropovitch était tué, Kil'Jæden lui ferait connaître les pires supplices. Si Sargeras renaissait, il connaîtrait le même sort, de la part du Titan Noir lui-même, dans sa colère d'être resté prisonnier si longtemps. Alors son but n'était pas de survivre, oh non ! au contraire… Mais il ne mourrait pas seul. Il en emporterait autant que possible avec lui dans la tombe, de ces héros d'Azeroth héréditairement prétentieux, venus imposer leurs idéaux ridicules à une terre qui n'était pas, et ne serait jamais, la leur.

Pendant que les Alliés seraient occupés à contenir l'assaut de ses démons, il pourrait à sa guise les accabler de malédictions qui les tueraient inéluctablement en quelques minutes.

Il hurla l'ordre d'attaquer. La horde asservie se rua sur les six combattants.

« N'oubliez pas le démoniste ! hurla alors Gunny. Sinon on y passe tous ! »

Keli'dan dédaigna ces mots et amorça une litanie destinée à renforcer son armée à chaque verset. Mais Thiwwina généra instantanément une chape de froid qui gela les jambes des démons proches, bloquant momentanément les lignes arrière – puis d'un mot crié elle scella magiquement les lèvres de l'orc. Et se jeta sur lui dans l'intention de le transformer en statue de glace d'un simple contact.

Les yeux de Keli'dan s'embrasèrent. Il avança vers la gnomette, encaissa sans ciller un cône de froid incanté à bout portant et, le bras bleui et couvert de stalactites, posa la main sur le front de la mage. Elle ouvrit la bouche, tourna de l'œil et tomba en tremblant convulsivement, saisie d'une panique incontrôlable.

Vous ne pouvez rien…


Les démons se dégageaient déjà en grognant du piège de givre. Joannes d'un mot éblouit et immobilisa la première ligne qui se ruait sur Hama et Akmar, le temps de venir les protéger de son bouclier. Farôn, insaisissable, dansait dans les rangs démoniaques, indifférent aux ordres hurlés par Gunny – assassiner le démoniste –, guettant Hama et le moment propice à sa trahison.

Keli'dan vit – d'une vision qui se passait d'yeux – le nain le viser avec son fusil de tireur d'élite. Alors il marcha en suivant le contour du mur, empoigna sa dague sacrificielle et se rouvrit les lèvres en grimaçant de rage. Il essuya de la main gauche le sang épais qui coulait de sa bouche et, d'une seconde de concentration, cria un mot qui renforça magiquement sa peau.

Ainsi la balle de Gunny rencontra le même cuir que Stropovitch quand il avait attaqué Néanathème. Et de même que les coups du guerrier n'avaient pas ébranlé son adversaire de la moindre secousse, Keli'dan n'eut pas un sursaut – autre que ceux provoqués par un petit rire fat. Le fin projectile s'écrasa simplement sur sa tempe, et tomba dans l'antre de Magtheridon en tintant joliment.

Abandonnez…

La ceinture-gadget du nain fonctionna, cette fois. Le champ de force encaissa l'assaut de cinq gangregardes – l'officier fut projeté et plaqué contre le mur, laissant échapper un chapelet d'ignobles jurons. Plus loin, Joannes croulait sous les ennemis – et les sorts funestes dont Keli'dan le harcelait déjà. Malgré tout – beauté de la foi – il repoussait continuellement les démons à grands renforts d'éclairs de lumière et d'incantations exorcisantes, mais Keli'dan les avait prévenus, ils étaient particulièrement résistants à la magie. Hama et Akmar, pour ainsi dire recroquevillés derrière le grand écu, éprouvaient tout autant de difficultés à exercer leurs talents, mais ils affaiblissaient les âmes du mieux qu'ils pouvaient, les menant lentement mais sûrement vers leur extinction – ou leur absorption. Ceci dit, trop lentement tout de même.

Pourquoi préférer la souffrance à la mort…

Quant à Farôn, il ferraillait peut-être dans la nuée, mais personne ne le voyait, peut-être était-il mort, caché, ou même enfui. Ironie du sort, pensa fugacement le nain, ils se battaient pour aider Stropovitch, mais c'était eux qui auraient bien eu besoin de ses lames, en la circonstance.


Keli'dan, constatant l'impressionnante résistance du paladin, commença d'incanter des graines de l'enfer. Mais une masse tournoyante fusa vers lui, s'encastra brutalement entre ses dents et lui fit heurter violemment le mur. Joannes, haletant, ange dans cette mêlée désespérée, avait encore trouvé le temps, entre deux assauts, de tous les sauver.

Un léger bruit, comme un ressort qui se démet – la ceinture cédait. Gunny prit une grande inspiration. Il allait prouver qu'il n'avait pas obtenu son grade dans une citrouille de la Sanssaint.

Il jeta une grenade fumigène à ses pieds, roula entre les jambes des gangregardes, lâcha deux grenades étourdissantes de chaque côté, bondit sur Thiwwina qui se relevait, remise de sa terreur, la souleva sans ménagement et la balança – elle couina de surprise.

« Joannes, un colis ! »

Aveuglé par la fumée, il avait bien visé. Joannes puisa dans ses dernières forces pour repousser et hébéter encore les démons, et réceptionna la gnomette du mieux qu'il put au creux de son bouclier. Deux gangregardes qui s'étaient guidés au bruit sautèrent sur le nain, mais un coup de pétoire leur arracha de larges morceaux de torse. Il entendait grogner tout autour de lui. Cerné.

Très bien… Mourez !

Une voix rauque et furieuse psalmodia une puissante formule en eredûn.

« Ou pas ! » cria Gunny en courant et en balançant une grenade assourdissante dans la direction de l'incantation. Une légère explosion et un cri de rage confirmèrent la réussite de l'action. Il trottina en semant un peu au hasard ses dernières étourdissantes. Il rechargea sa pétoire pendant le répit, au milieu des hurlements et des protestations de ses maladroits poursuivants.


Muhra, je t'ai promis…

De là où il était, il entendait Joannes lâcher des gémissements de fatigue. Mais le paladin tenait bon, incapable d'abandonner, encaissant toujours et encore et priant sans discontinuer. Peut-être pouvait-il ainsi sans cesse repousser les limites de l'épuisement, mais il valait mieux ne pas s'y fier.

Le nain atteignit le mur et se retourna. Un coup de pétoire dans une meute de traqueurs. C'était une erreur, de l'attaquer groupés. Les antennes de ces bestioles immondes bougeaient encore nerveusement.

… sur ton lit de mort…

La fumée se dissipait déjà. Il devina l'ombre de Keli'dan, lequel reprenait sa psalmodie. Un autre portail s'ouvrait. Gunny dégoupilla toutes les grenades de ses deux ceintures, détacha ces dernières et les lança vers l'attroupement démoniaque autour du paladin.

« Thiwwina, barrière ! »

La gnomette cessa la pluie de givre qu'elle déchaînait sur leurs assaillants – sans beaucoup plus de succès que ses camarades – et, au tintement des grenades sur la grille, comprit. « Escusez, ça va être un peu froid » fit-elle timidement. Elle se concentra instantanément et les emprisonna tous les quatre, le temps d'un clin d'œil, dans un énorme bloc de glace magique protectrice.

Au même moment, l'incantation prenait fin, et un Nathrezim colossal commença de sortir du portail.


… que je les renverrais tous dans le Néant distordu !

« Har har harrrrrrrrrr ! KABOOM ! »

Les explosions soufflèrent littéralement l'armée de démons. Une pluie de membres et de viscères à moitié brûlés recouvrit les murs et se déversa dans la salle en-dessous. La grille se tordit, se troua aux endroits des impacts, mais ne tomba pas. La voûte se lézarda dangereusement, mais ne s'effondra pas.

Tu vois, chuis incorrigible, j'abandonne jamais mes hommes…

Des armes avaient volé dans toutes les directions. Gunny, adossé au mur, les vêtements en partie déchirés, le visage à moitié brûlé, le ventre transpercé d'une épée, un bras arraché par une explosion proche, les tympans crevés, sourit. De l'œil qui lui restait, il voyait Keli'dan se redresser en tremblant, pantelant, ôtant de lui des quartiers de viande fumante, marmonnant des phrases en démonique qui étaient sans doute des sorts de renforcement.

… et j'tiens toujours mes promesses, jusqu'au bout…

Dans un suprême et sublime effort, le nain sortit un de ses derniers gadgets d'une de ses dernières poches, et avança, lentement, en titubant, vers le démoniste, qui ne le vit pas.


… faut dire, j'ai toujours eu tout c'qu'il fallait sous la main…

ZAP !

« Cot cot… côôôôôôt… ? ? ? »

Hé hé… on s'refait pas…

Barthum Bearstrength soudain pâlit, soupira, et ferma les yeux, son sourire s'effaçant doucement de ses lèvres.


Pendant leur court dialogue, Stropovitch avait eu le temps de réfléchir. Il ne pouvait pas continuer à parer ainsi les coups de Darotân, car même s'il n'était pas blessé, il était projeté, et donc incapable de contre-attaquer. Il devait soit esquiver, soit parer autrement.

Après la dernière réplique, il n'y eut pas le temps d'un clin d'œil. La masse vint par le bas, entamant un arc de cercle oblique vers la cage thoracique ou le menton du guerrier.

Parfait.

Stropovitch fit un pas en avant martelé sur le sol et, lames parallèles, frappa rudement le manche de la masse au moment où le poids allait quitter le niveau du sol – arme bloquée, surprise, ouverture. Un pas de plus – qui brisa la dalle en un coup de tonnerre – et les épées solaires se croisèrent sur le ventre du paladin.

Les chocs avaient produit des ondes lumineuses telles, que toute la Péninsule en avait été éclairée.

Darotân recula de surprise. Les lames de Stropovitch avaient laissé deux zébrures sur son Bouclier, lentement réabsorbées par ce dernier.

Il y eut une bouffée de haine qui fit vibrer l'espace.


« Ne crois pas pouvoir m'atteindre, bâtard dégénéré ! » hurla le paladin en levant son arme au-dessus de sa tête. Stropovitch ne le laissa pas l'abattre. Il fondit sur son adversaire, lames lumineuses pointées vers sa gorge. Mais Darotân ramena le manche devant son visage, dévia les épées avec – déséquilibrant le guerrier –, ramena une main près du poids et…

Merde.
… l'écrasa furieusement sur sa figure.

« Prends ça, pourriture ! »

Stropovitch encaissa, des gerbes de flammes blanches jaillissant de ses yeux, de sa gemme frontale et des interstices de ses dents serrées. Il émit un grondement qui évoquait ceux des rivières souterraines, qui sont amplifiés par l'écho formidable des grandes cavernes.

« Tu en veux encore ? »

Il puisa une première fois dans la puissance de Sargeras, en une requête instantanée et muette. Ses sensations s'amplifièrent démesurément. Mais en contrepartie sa conscience se brouilla quelque peu, assaillie par une espèce de bourdonnement confus et incessant.

« Crève ! »


Le poids, d'estoc vers la tête. Reprendre ses appuis, croiser les lames sous le poids, lever les bras – sentir le métal lumineux et frais effleurer son visage. Se baisser, deux pas en avant. Une main ôtée du manche : éviter le poing en se baissant encore, pointer les lames vers l'aisselle offerte !

Darotân vit le guerrier se couler, improbable anguille, sous ses assauts et rejaillir en gratifiant son aisselle gauche de deux larges coups de taille croisés, ce qui le souleva de deux mètres au-dessus du sol.

Zébrure.

Avant même que le paladin ne retombe, le guerrier cribla la faille de coups de pointe, à une vitesse surréelle. Darotân eut une expression de douleur et, furieux, referma le bras, emprisonnant la lame. Et abattit sa masse.

« J'ai dit : crève ! »

Le guerrier lâcha l'épée, se baissa agilement, évitant l'attaque, et cueillit, à leur retour sur le sol, les jambes du paladin d'un puissant balayage. Darotân en tombant écarta le bras pour se rattraper, libérant la lame – Stropovitch fit un pas en avant et enchaîna, du même sabot, un coup massif dans le poids de la masse, et un dans la figure de son adversaire, qui tenta de nouveau le coup de tête ; mais cette fois la force était dosée – onde de choc lumineuse – le paladin alla rouler et pulvériser un mur vingt mètres plus loin, laissant un nuage ocre et un sillon de lézardes et d'impacts sur les dalles.

Il réapparut moins d'une seconde plus tard, fondant sur son adversaire, les traits empreints d'une fureur divine. Stropovitch ramassait son arme.

En quelques secondes Darotân enchaîna une multitude d'attaques puissantes et meurtrières, trois d'estoc que le guerrier esquiva – « Mais crève… » –, deux latérales parées et déviées, néanmoins sans contre-attaque possible – « Crève… » –, oblique venant du haut, oblique retour avec pas en avant, esquivés en deux bonds arrière vers le bord – « Crève ! » –, plusieurs pas en avant avec avalanche de coups obliques de faible ampleur, léger déséquilibre du guerrier – « CREEEVE ! » – et la masse s'abattit sur son crâne.


Le cratère qui se forma instantanément dans la terrasse sembla la déborder et déformer aussi l'air sur plusieurs centaines de mètres. Un bref coup de vent circulaire gronda et éleva une nuée de poussière autour d'eux. L'effondrement fut assourdissant ; des milliers de tonnes de roche s'affaissèrent sur plusieurs étages, entraînant en chaîne une multitude d'éboulis annexes au hasard des charpentes, et vomissant dans le canyon les ruines du rêve de Kargath Bladefist : un fleuve de pierres de taille, des centaines d'armes et d'armures tordues et émiettées, et des centaines de cadavres de ses fiers et puissants gangr'orcs, écrasés encore et encore, réduits en charpie par leur propre citadelle, par l'avenir glorieux et martial qu'il leur avait promis.


Au pied de la Porte des Ténèbres, les derniers brancards passaient le vortex. Au bas des marches, Danath et une poignée d'hommes valides – ses meilleurs hommes, ceux qui résistaient à l'aura du Juge – tenaient héroïquement tête à des dizaines de démons qui sortaient sans discontinuer de portails non loin. Ils étaient magnifiques, exaltés, indifférents aux souffrances et à la perspective de la mort, fiers dans leurs armures ornées et dorées. Ils avaient vaincu dès leur arrivée le lieutenant de la Légion en place, un Seigneur des abîmes de seconde zone, qui n'avait eu le temps que de se moquer d'eux, avant d'être éventré et décapité.

Ils soufflèrent un peu. Les démons se regroupaient un peu plus loin, semblant changer de stratégie ou attendre des ordres. La Légion faisait pâle figure ce jour-là, alors que les forces du Bastion avaient pensé ne jamais pouvoir la déloger du perron cyclopéen.

« Greathand a dû lancer l'assaut sur le Temple Noir, lâcha Trollbane entre deux gorgées d'eau, la Légion attend sûrement la conclusion de notre guerre totale contre Illidan pour achever le vainqueur.
— Mon commandant ! salua une sentinelle.
— L'évacuation est terminée ? demanda Danath en passant la gourde.
— Oui, et tous les morts et blessés sont convoyés vers Rempart-du-Néant, mon Commandant. Ils ont envoyé des renforts qui demandent l'honneur de combattre sous vos ordres.
— Dites-leur que j'accepte volontiers, mais pas de ce côté-ci de la Porte. Chevaliers de l'Alliance, mes frères, nous allons nous replier en bon ordre. Nous avons accompli notre devoir. »

Les braves combattants hochèrent la tête avec de beaux sourires mélancoliques. Ils étaient tous un peu amers, ils espéraient combattre le mal à sa source, mais le manque de griffons et cette invraisemblable puissance qui s'était déclarée dans la Péninsule bloquaient toute possibilité. Cependant, malgré tout, ils étaient tellement fiers d'être sous les ordres du Commandant, que cela seul représentait pour eux une gloire bien suffisante.


Soudain, des échos lointains leur parvinrent de la Citadelle. C'étaient des explosions, aux résonances caverneuses de pierres fracassées.

Tous les visages se tournèrent vers la forteresse. Danath marcha vivement vers un guetteur qui s'était posté au sommet des marches, bouche bée. Il entendit Trollbane venir et lui tendit sa longue-vue.

« Que voyez-vous, mon Commandant ? demanda un chevalier.
— Il y a deux… dræneïs debout sur un toit… Par Lothar, c'est vraisemblablement Stropovitch et le Maréchal Darotân, mais ils n'ont plus rien de créatures mortelles. »

Ils furent soudain assaillis par des flashs lumineux éblouissants. Des sons métalliques stridents et des ondes de choc parcoururent l'air, martelant les tympans et les consciences. Danath restait rivé à sa lentille.

Puis un coup de tonnerre, et une bourrasque qui manqua de les faire tomber, suivie d'un formidable grondement. On aurait dit que la Péninsule elle-même gémissait.

« Que se passe-t-il, Commandant ? » demandaient fébrilement la plupart des Alliés, tandis que d'autres passaient prestement la Porte.

Danath abaissa la longue-vue, l'air grave. « La Citadelle s'effondre… Et ce n'est que le début, j'en ai bien peur. Partons. »

Trollbane fut le dernier à passer la Porte. Il se retourna un instant, pensif, et chuchota, telle une prière au milieu du fracas des éboulements : « Barthum mon vieil ami… Je sais que tu veilleras sur eux. »


Ce fut saisi d'un pressentiment funeste qu'il abandonna l'Outreterre à son destin.


Le bloc de glace se dissipa aussi rapidement qu'il s'était formé.

« Gunny ! » s'écria Thiwwina. Elle se téléporta près de lui et gela l'épaule sanguinolente d'où le bras droit avait été arraché. « Zoannes, vite ! »

Le paladin reprit son souffle et se releva. Mais la secousse de l'explosion le fit tomber à genoux au bout de quelques pas.

« Qu'est-ce que… » commença Akmar.

Ils n'eurent pas le temps de débattre. Dans un fracas assourdissant, la voûte se brisa, un fleuve de poussière et de débris se déversa sur la grille et des rocs entiers se mirent même à tomber, faisant ployer les câbles métalliques.

« Viens » entendit le démoniste. Hama et lui étaient restés près de la sortie. La dræneï courait déjà dans le couloir. Le gnome bondit et lui emboîta le pas, tandis que dans la salle tout s'effondrait déjà, le bruit de l'avalanche de roche se mêlant aux horribles grincements de la grille qui se tordait et cédait progressivement.

Akmar ressentit pendant quelques secondes cette espèce d'exaltation, cette décharge d'adrénaline grisante que l'on ressent quand on a vu la mort de très près et qu'on lui a échappé. Hama et lui, enfin seuls à nouveau, allaient sortir de l'enfer, laisser derrière eux le guerrier-démon et ses stupides amis, et reprendre leur route faite d'expérimentations et de massacres, de savoir et de pouvoir.

Il ne vit pas la lézarde se former et s'agrandir tout le long du plafond du couloir. Quand il sentit de la poussière ruisseler sur ses cheveux, il était trop tard.


L'étage céda brutalement. Le couloir se brisa littéralement en deux aux pieds d'Akmar, qui garda son équilibre bien que son premier réflexe fût de tendre la main à celle qu'il aimait.

Son bras était si court… Leurs doigts s'effleurèrent… Mais, les yeux écarquillés, il vit Hama, si belle dans son ultime désespoir, disparaître sans un cri sous un éboulis de pierres en contrebas.

« Hama… » fit-il bêtement, les yeux écarquillés, la main toujours tendue, bouche bée devant l'inacceptable réalité.

La Citadelle, d'une seconde à l'autre, était devenue silencieuse. Comme un tombeau. Un immense mausolée des rêves.

« Hama ? » Akmar resta debout encore quelques secondes devant la masse rocheuse. Un éboulement, c'est muet et obstiné comme le destin ; c'est des milliers de tonnes tout à fait inamovibles, ne répondant aux pourquoi que par la plus morne indifférence ; un éboulement, c'est un interlocuteur devant lequel vous êtes seul. Seul, inutile, petit, misérable, impuissant.

« HAMAAAAAA !! »


Joannes eut une minute d'inconscience. Lorsqu'il rouvrit les yeux, sa première sensation fut celle de son visage douloureux et baignant dans un liquide épais et collant. Il s'était brisé le nez en tombant.

Il se redressa en tremblant, cherchant des repères de l'œil qui lui restait. Sa paupière fermée et tout le côté gauche de son visage était maculés de sang.

Il n'y avait autour de lui que d'énormes rocs eux-mêmes souillés aux angles de substances diverses. L'air était épais – suintait, puait la mort et la corruption.

Joannes sans le vouloir serra le poing. Une sensation étrange l'envahissait. Comme si quelque chose pesait sur son cœur mais que ce dernier en réponse irriguait toujours davantage tout son corps de force et de Lumière.

« C'est horrible, fit une petite voix flûtée et malheureuse.
— Quoi donc ? répondit rêveusement Joannes.
— Gunny. Il est toujours là-haut. »

Le paladin comprit enfin et leva les yeux. Thiwwina et lui étaient tombés par un des trous formés dans la grille par l'éboulement, mais celle-ci avait tenu bon et contenait tant bien que mal – terrible menace pour eux deux – des milliers de tonnes de roche compacte. De la poussière et de la chair écrasée s'en écoulaient au hasard des infimes glissements qui s'opéraient encore, faisant de loin en loin gémir les câbles métalliques.

Ses yeux descendirent.

Devant lui, aucune trace des canalistes. Ou plutôt des membres épars et des morceaux de corps émergeant ci et là sous d'énormes pierres brisées.


Joannes se retourna vivement, saisi d'une peur soudaine.

Il était à moins d'un mètre de l'énorme masse translucide du Seigneur banni. Maintenant que le paladin se rendait compte de sa présence, il pouvait presque entendre le grondement furieux du démon depuis le plan de réalité qui le gardait prisonnier. Derrière cette ombre terrifiante, deux canalistes, dont un blessé à la jambe, tentaient, avec d'horribles grimaces mêlant l'épuisement et la panique, de maintenir le sort à eux seuls.

Une énorme herse derrière les orcs bloquait toute issue.

« Ze peux m'occuper de la sortie, fit Thiwwina en plantant ses yeux dans ceux de Joannes, mais les démonistes sont dézà en train de flanser. Ze nous donne deux minutes avant d'avoir un Seigneur des Abîmes aux trousses.
— Nous le combattrons donc, répondit doucement le paladin.
— Contente de te l'entendre dire, répondit la gnomette en hochant la tête. Mais z'te préviens, ne la zoue pas martyr. On va vaincre. »

Joannes fut surpris du ton de Thiwwina. Elle était soudain si sérieuse… Il opina.

« Très bien, fit-elle. Ramasse ton bouclier. Ta masse est là-bas. Et tiens-toi prêt. Ze m'occupe des canalistes. »

Impressionné, il s'exécuta. La gnomette ferma les yeux et se concentra. A priori, ils allaient mourir, et très vite. Mais cela ne la changerait pas de l'arène. Moins on a de chances de gagner, meilleure est l'occasion d'atteindre la perfection.


Akmar était toujours debout, la tête baissée, indifférent à l'aura qui appesantissait l'air sur ses épaules – perdu dans les profondeurs de la douleur et de la colère.

Elle m'avait choisi… Pour la protéger… Je m'en souviens comme si c'était hier…

Cela faisait six mois. Elle s'était échappée du monde démoniaque en parasitant une invocation. Il appelait une simple succube, et c'était Hama, la sombre et magnifique Hama, qui était apparue, auréolée de sa puissance et de sa faim dévorante.

La peur sourdait d'elle… Ses yeux étaient si noirs… J'ai cru qu'elle allait me dévorer… Et je désirais, je désirais tant qu'elle me dévore…

Dès le premier regard il avait perdu la raison. Il s'était prosterné à ses pieds, un stylet à la main, prêt à s'ouvrir la poitrine pour elle…

Elle avait posé sa douce main – si douce… – sur son épaule… et chuchoté :


« Aide-moi ».

Je me serais damné pour elle… Offert mon âme à tous les abîmes…

Mephistroth avait tout fait pour retrouver Hama… le démon au fil des mois avait développé pour elle une passion démesurée… le Prince ténébreux s'était trouvé un cœur. Et il avait quitté son poste, oublié ses fonctions, et erré, et enquêté, seul, hagard, dément.

J'ai affronté Mephistroth… Et j'aurais affronté la Légion entière… Et maintenant… maintenant…

Akmar entendit du bruit. Des explosions de pierre au-dessus de lui.

Il releva la tête. Ses yeux noirs étaient ceux d'un prédateur.

Au sommet de la citadelle, Darotân, revêtu de sa chape immaculée, donnait, avec brutalité et impatience, de larges coups de masse dans l'énorme tas de gravats qui avait fondu deux cents mètres carrés de plusieurs étages en un seul noyau de débris. Le Juge envoyait voler des pluies de roche à des distances improbables, à la recherche de cet adversaire qu'il sentait vivre encore ! de cette absurde vie, cette brillante et intolérable vie qu'il ne cesserait de vouloir éteindre à tout jamais.


Stropovitch serrait les dents à se les enfoncer dans les gencives. Ce n'étaient pas tant les tonnes de pierres qui le faisaient souffrir – il pouvait encaisser bien pire encore. Mais le coup de Darotân avait écrasé et fendu sa gemme frontale, et le corps du dræneï se tordait entre les rocs, parcouru de longues souffrances, criblé de crampes et de courbatures. Stropovitch, la conscience en crise, sentait confusément que cette gemme représentait son pacte avec le Titan, et que la force démentielle du paladin pouvait le briser.

Sargeras assaillait sans relâche son esprit, et chaque fois un haut-le-cœur terrible le prenait, sa respiration s'arrêtait, et il sortait de ces apnées un peu plus épuisé à chaque fois.

Enfin ce fut comme le Titan hurlait. Une convulsion le saisit violemment et une fournaise l'enveloppa brièvement, faisant fondre partiellement les rocs autour. Puis il expira longuement et toute lueur s'éteignit – son corps se détendit complètement dans son écrin de lave. Une nouvelle illusion s'était emparée de son âme.


« C'est toi qui as provoqué l'éboulement ? »

La question était cinglante, expression d'une colère sourde, au bord de la rupture. Le paladin ouvrit de grands yeux étonnés et se tourna vers le démoniste apparu d'il ne savait où.

« Quelqu'un me parle ?
— Réponds. »


Une légère brise faisait onduler leurs cheveux.

Darotân sourit, mit sa masse sur son épaule et s'approcha du gnome. Ce dernier ne bougea pas, n'eut pas le moindre frisson, ivre d'une distillation de désespoir et de haine qui, goutte après goutte, noyait son cœur – liqueur douce-amère.

« Je n'ai pas de temps à perdre avec des enfants qui pleurent des chiens perdus, déclara péremptoirement le paladin. Je vais détruire Sargeras, et ce monde corrompu avec lui. Je n'ai que faire des tas de pierres et des pleutres qui les habitent. »

Et elle… Elle aussi se serait sacrifiée… mais pour ce guerrier… cette brute muette…

« Stropovitch… lâcha-t-il haineusement.
— Ce faible se terre quelque part, et je vais l'en déloger. »

Darotân se remit aussitôt à la tâche avec hargne.

Hama… Pourquoi lui…


Des larmes noires baignèrent ses cernes et coulèrent de ses joues creuses.

« Pourquoi… » geignit-il, et une marée de sentiments contradictoires monta de son cœur, le faisant hoqueter. Un chaos intérieur se boursoufla douloureusement dans son esprit et creva lamentablement, libérant un ouragan de douleurs inavouées, de questions sans réponses, de passion inassouvie. Il tomba à genoux, et les larmes noires s'écoulaient abondantes, le vidant littéralement de toutes ses pulsions de haine et de mort. L'amour et le regret balayaient enfin la mare stagnante de ses tortures intérieures, s'imposaient maîtres, trop intenses pour s'intégrer aux ténèbres qu'il avait accumulées au cours du temps. Il se laissait aller à la tristesse, la vraie tristesse, celle qui nous dépouille, celle devant laquelle nous sommes nus et seuls. Et à mesure que cette souffrance, entre toutes pure et souveraine, celle d'un cœur assassiné, épuisait et éclipsait les anciennes peines et culpabilités, celles qu'il avait cru surmonter par un cynisme et un sadisme absurdes et amers, à mesure donc toutes ces années sombres le rattrapaient, faisaient pâlir ses joues et trembler ses jambes, et il se rendit soudain compte à quel point il était désespéré, à quel point il était faible, à quel point il était vieux.


Stropovitch était recroquevillé, en position fœtale. Il ne sentait aucune gravité, il flottait… Dans de l'eau, oui, chaude et si douce… Il ne ressentait aucun besoin de respirer ; il avait même oublié comment faire. Il était dans l'obscurité la plus complète ; mais il avait aussi oublié la lumière. Il n'avait plus de notion de temps ni d'ennui. Il était bien – mais sans doute ne le savait-il pas. Revenu avant les mots. A un âge d'avant l'âge.

Soudain une secousse. Le liquide qui le baignait se contracta autour de lui, le pressant désagréablement. Il eut un mouvement de protestation. Puis une autre secousse. Et un cri strident, loin au-dessus de lui. Une panique sourde l'envahit, qui n'avait pas de nom. Une détresse sans objet. Depuis un univers clos, au-delà duquel il n'y avait rien qu'il puisse connaître.

Et cet univers vibrait comme s'affole un cœur, et le cri ne s'arrêtait pas, et Stropovitch – mais était-il encore qui que ce soit ? non sans doute –, comprimé au centre de la sphère-monde, suffoquait, impuissant, faible, incapable de toute compréhension et de toute action.

Enfin, achevant cette crise d'existence, quelque chose transperça l'univers. Deux pointes, infâmes aiguillons ! crevèrent la bulle, et une lumière hideuse, rouge sang, agressa l'hôte, et les pointes le cherchaient ! et il y avait toujours le cri, et il y avait un rire, et une chose gigantesque roula ses gros yeux pour le voir, une tête géante, le visage hilare de Darotân, qui riait ! riait, et les lames noires luisantes de sang et d'eau fauchaient la chair, la débitaient par quartiers, et le trouvèrent ! et embrochèrent son petit corps dans un petit craquement, il était vide, une enveloppe sèche et racornie, sans force, et le géant le taillait en riant et en hurlant pour couvrir le cri : « Regarde-toi, tu es si petit ! Petit ! Petit ! » et cela s'amplifiait et résonnait dans sa tête « PETIT PETIT PETIT » intolérable, à devenir fou, à se précipiter et mourir.


Darotân fouillait toujours les décombres à grands coups de masse. « Sors de là ! Je sais que tu respires encore ! » cria-t-il férocement.

Et maintenant… qu'est-ce que je peux faire… ?


Akmar pleurait toujours, à genoux et appuyé sur ses petites mains ; mais ses larmes s'étaient éclaircies. Sa silhouette s'était affaissée, son visage triste s'était appesanti : en quelques minutes, il avait pris vingt ans.

Je ne pourrai jamais me racheter…

Il se souvenait de ce qu'elle lui avait déclaré dans les égouts…

« Stropovitch est le seul être digne que je l'aime, et que je le sauve, jusque dans le Néant distordu s'il le faut ».

« Toi, tu n'es même pas capable de déclarer tes sentiments à la femme que tu aimes. »


Il serra les poings et grimaça de dépit.

« Ha ha ha ! » s'exclama Darotân. Après avoir lestement éparpillé des tonnes de pierres dans un rayon de cinq cents mètres, le paladin avait enfin trouvé un bout de chair rouge – une main. Il la saisit sans ménagements et tira violemment.

Le corps du guerrier fut extirpé de son tombeau de granit. Et s'affala à terre mollement, à peine parcouru irrégulièrement de légers frissons.


Hama, il ne me reste plus qu'à te le prouver, mon amour. Et que je ne suis pas lâche !

« Intact ! s'étonna Darotân. C'est quelle lettre que tu ne comprends pas dans  “crève”  ? »

Il renonça à taper – non sans une moue boudeuse. La gemme fêlée attira son attention. Il réfléchit deux secondes puis son visage s'illumina.

« Il fallait le dire tout de suite ! » s'exclama-t-il en riant, et leva sa masse au-dessus du front offert, prêt à administrer le coup fatal.

Je le sauverai pour toi !

Un marcheur du vide reçut le coup au plein cœur de son corps bleuté – le démon, invoqué là en moins d'une seconde, implosa doucement, sa nuée ronde se dispersant dans l'air. Il avait annulé l'élan, et la lourde masse retomba à côté de la tête du guerrier, inerte.

Le paladin se retourna, incrédule. Akmar, les yeux encore noyés de larmes, sa dague à la main, prononça un mot d'eredûn – et les effilochements du marcheur furent aspirés autour de lui, formant un bouclier sphérique translucide et nébuleux.


Darotân demeura indécis une seconde – il hésitait entre ignorer l'insecte et l'écraser.

« Ne le touche pas », grinça Akmar.

Le gnome avait refoulé toutes ses haines et ses rancœurs. Résolu à mourir pour celle qu'il n'avait pu sauver, il avait emprunté la voie du rachat et du sacrifice.


La canaliste blessée comprit que Thiwwina s'apprêtait à les attaquer. Quand la gnomette ferma les yeux pour se concentrer, l'orc hurla et l'assaillit d'horribles mots d'eredûn, sans doute de particulièrement terribles, car les consonnes tranchaient littéralement l'air et écorchaient les tympans.

La gladiatrice rouvrit les yeux et fit un rond de la main, créant une barrière magique face à elle. Joannes ébahi vit le chapelet de malédictions se concrétiser et s'écraser sur le bouclier arcanique comme autant de bombes verbales. Thiwwina encaissa le choc et d'un mot crié scella les lèvres de la seconde démoniste, brisant définitivement la canalisation. Puis elle se téléporta et, d'un autre mot qui résonna de pierre en pierre, transforma la première en statue de glace, dans une telle débauche d'énergie qu'une nappe de givre se forma instantanément aux pieds de la victime, se communiquant sur plusieurs mètres aux rocs et aux murs.

Le grondement du Seigneur des Abîmes se rapprocha comme s'annoncent les orages estivaux, aux nuages noirs et lourds éclipsant toute lumière.

Joannes, l'armure cabossée et souillée de sang et de viscères, borgne, le nez cassé et le visage maculé, ramassa sa masse, l'empoigna fermement et vint se dresser devant l'ombre menaçante. L'expression du paladin était indéfinissable, rêveuse et flottante, comme s'il s'abandonnait, indifférent aux avenirs possibles et à la signification de ses actes.

Thiwwina, toujours concentrée, fit des moulinets de ses petites mains et cribla la dernière canaliste – visiblement passive et éreintée – d'une dizaine de javelots de glace. L'orc s'affala doucement.


« Prêt ? » demanda-t-elle en se tournant vers Joannes. Celui-ci ne répondit pas.

Il regarda sans sourciller le Seigneur se matérialiser progressivement devant lui. Le grondement ne cessait de s'amplifier, porteur d'une colère ayant outrepassé toute mesure, d'une rage nourrie et exacerbée par des années d'humiliation et de torture. Et en même temps la silhouette se précisait : c'était une énorme bête de près de vingt mètres de long, à la peau verte et épaisse comme celle d'un reptile ; il avait une queue massive de dragon, garnie de pointes ; son corps était large et trapu, reposant sur quatre pattes aussi courtes que musclées ; mais tel un centaure, le corps se redressait à partir du bassin ; sa tête culminait à six mètres de hauteur, boursouflée et hideuse, cornue, aux petits yeux rouges aussi bêtes que cruels, des yeux de tyran stupide et brutal ; et de part et d'autre de son torse gras et tassé, il avait encore deux grands bras, qui tenaient une arme à sa mesure, dont le manche était orné d'une lame à chaque extrémité, une espèce d'épée double, proportionnée comme un glaive, tant ces lames étaient larges, et pourtant l'ensemble faisait bien cinq mètres de long, c'était là une tonne de métal qu'il tenait poing serré comme un tisonnier, prêt à attiser les braises d'un monde mourant qui lui avait appartenu.

Dès qu'il put parler, sa voix grave tonna aux oreilles des deux héros.

« VOUS CROYIEZ POUVOIR ME RETENIR ENCORE LONGTEMPS ? »

Et il frappa devant lui. Thiwwina ouvrit de grands yeux, surprise par l'immédiateté et la rapidité de l'attaque.

Joannes…

Le coup fut dépourvu de toute subtilité. C'était de la puissance brute, un impact droit et direct, l'assurance d'écraser sa cible dans la plus simple et cruelle logique des lois physiques.

Mais en ce jour toutes les lois étaient destinées à être bafouées.


Le bouclier reçut l'arme en son milieu. Le choc le déforma en une onde concentrique, froissant le métal jusqu'aux extrémités, effeuillant la première couche d'acier comme l'on souffle sur un parterre de pétales. L'onde se communiqua au bras : les pièces d'armure se gondolèrent, la coudière sauta, l'épaule se démit.

Et ce fut tout.

L'écho du choc emplit leurs oreilles comme un glas sonné par une lourde cloche.

Joannes n'avait pas quitté son air rêveur. Ses yeux n'étaient même pas posés sur le démon, il semblait considérer vaguement le mur à côté, insensible à la douleur qui devait irradier son corps. Il n'avait pas été écrasé ; ni même projeté ; ses jambes n'avaient pas ployé d'un iota.

Magtheridon n'avait pas remarqué l'existence de la gnomette, tapie derrière une pierre quelques mètres à sa droite. Celle-ci restait immobile et observait. Depuis que le Seigneur les écrasait de sa présence, elle en avait la certitude : des attaques de givre normales auraient un impact négligeable voire nul sur le cuir de ce démon ; et si, comme il aurait été logique, elle n'incantait pas de tempête semblable à celle qu'elle avait déchaînée à Zeth'Gor, c'était qu'elle avait aussi un double pressentiment : il y aurait encore fort à faire aujourd'hui, et elle se devait de rester opérationnelle ; et surtout, elle sentait que Joannes, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, s'apprêtait à tenir tête à l'ancien chef de l'Outreterre démoniaque, une créature aussi puissante qu'avait pu l'être Mannoroth.

« QUI ES-TU, HUMAIN ? »

L'humain en question ne comprenait pas l'eredûn ; mais, comme éveillé par l'apostrophe, il dévisagea lentement le Seigneur.

Joannes… mon Élu…


Le regard de Darotân flotta une seconde sur Akmar, comme cherchant à percer le mystère de la faiblesse. Et dans la conscience du gnome, ce fut la panique qui se suspendit, lourde et irradiante, saisissant tous ses nerfs, les parcourant d'ondes douloureuses. Ses sens s'aiguisèrent, son cœur s'emballa, ses tempes bourdonnèrent d'un flux sanguin accru, de la sueur perla à son front rougi.

Et cette panique galvanisante, l'aura effarante de Darotân en était une cause, assurément, mais il y avait autre chose, une peur réservée aux maîtres de l'Ombre, l'angoisse distillée, le choix impossible entre être détruit et se détruire. Car il devrait faire appel à des pouvoirs interdits, des arcanes enseignées par les ténèbres elles-mêmes, chuchotées par les caveaux, écrites sur les linceuls, à peine transcriptibles même dans le plus sombre eredûn, mystères que seuls les plus puissants Nathrezim pouvaient employer sans être engloutis avec leurs victimes dans la déréliction éternelle des abysses.

Pour Hama… cette preuve d'amour, de courage et de sacrifice qu'il n'avait pas su lui montrer de son vivant… Après tout, l'éternité de souffrance, son cœur assassiné l'y vouait déjà.

Et ce paladin qui lui manifestait négligemment un mépris proche de l'indifférence !

« Ne me regarde pas comme ça ! » hurla-t-il follement, et de sa dague dégainée il tailla la paume de sa main gauche. Quelques mots d'eredûn tranchèrent l'air, une main s'aplatit sur la pierre dans un jaillissement noir. Instantanément, le sang fut drainé de la paume, et autour du démoniste accroupi et tremblant – une grimace atroce lui déformait le visage, sous la souffrance de l'aspiration – se forma d'abord un symbole ésotérique, une main griffue à sept doigts ornée en son centre d'un œil de flammes ; puis le tout fut entouré par un cercle de deux mètres de diamètre orné sur son pourtour de runes démoniaques.

La masse de khorium s'abattit sur le bouclier nébuleux. Ce dernier, sous la puissance de la Lumière imprimée à l'arme, explosa comme un ballon. Akmar, affreusement pâli, fut projeté en arrière.

Darotân, fort de sa vitesse, s'apprêtait à cueillir le gnome quelques mètres plus loin pour disperser ses entrailles avant même qu'il ne touche le sol ; mais quelque chose l'en empêcha. Il eut un air légèrement contrarié. Le cercle tracé par Akmar l'immobilisait ; l'air ondulait de ténèbres sous lui, noyant ses sabots jusqu'aux chevilles.

« Alors c'est ainsi, tu luttes vraiment, vermisseau… »


Le démoniste se releva dix mètres plus loin sans trop de mal. Ses yeux déjà las ne quittant pas le paladin des yeux, un sourire amer aux lèvres, il prononça la fin de la formule, de quelques mots acérés, aux consonnes multiples et ébréchées.

Et ce fut l'Horreur.

La main griffue aux sept doigts, sanguinolente comme dépecée, surgit de la nuée et, vive araignée, s'empara de la cheville de Darotân. Ce dernier eut un air dégoûté ; mais il ne pouvait toujours pas bouger.

« Tu oses… »

Devenu fébrile, Akmar incanta sans discontinuer – Irkhrk gûnkxar tirvrut niqcyârtrh ! – la même formule en apparence, avec de très légers changements – Irkhr grûnkxar tirvrut nikcyûrtrh ! – litanie puissante et étourdissante, atteignant les limites du langage et de la raison. A mesure, la nuée montait, enveloppait le dræneï lumineux – Irrhk rûnkxar tkirvrâüt rikcyrtrh ! – et des mains à sept doigts jaillissaient, se plaquaient sur ses membres, son tronc, son visage, luisantes de ce suc épais qui était le sang des ténèbres. Et à mesure, le gnome pâlissait, sa vie aspirée hors de lui, corrompu de l'intérieur, le blanc de ses yeux se colorant d'un jaune pâle, ses forces l'abandonnant, le laissant tremblant et assailli de crampes – Irkhïr grrhûncsar trvrût nikssyôrtrh ! - ; mais il puiserait dans son énergie vitale sans compter – et elle avait été grandie par l'amour et la rédemption.


Le paladin le fixait d'un regard calme et inquisiteur. Il mesurait l'audace de ce démoniste, dont il avait sous-estimé la puissance. Enfin il disparut dans la nuée et fut couvert de chair noire et palpitante. Alors Akmar considéra l'amas gluant, qui grouillait, plein d'affreux chuintements, dévorant l'armure lumineuse, cherchant la chair, la chair faible, qui serait déchirée en un instant.

Le démoniste serra la poignée de sa dague. Il avait réussi à faire appel à un démon unique, une aberration perdue dans quelque plan chaotique, impossible à asservir, mais aussi impitoyable… que curieuse. Elle ne servait pas la Légion, errait à son caprice, et dévorait tout être vivant passant à sa portée. Certes, elle était une des plus puissantes créatures qu'un mortel pouvait invoquer seul, avec son sang comme seule porte ; mais elle engloutirait non seulement la proie, mais aussi l'invocateur ; elle était l'Hydre de Chair, aux mille mains et mille gueules, la Vorace, découverte par hasard par le maître d'Akmar il y avait près d'un siècle, et dont le pacte lui avait été transmis en tant que disciple favori.

Mais Darotân aussi était curieux.

Et il jugea qu'il en avait assez vu.

Akmar vit les interstices entre les mains – entre les doigts – luire ; l'ensemble des griffes avides, la toile de chair crochue ondula, projetant d'épaisses gouttes noires. Loin de dévorer la Lumière, les mains se faisaient dévorer par elle. Même la nuée se dissipait en filaments vaporeux.

Le sol tremblait. Les ondes pressaient les tympans. Il y eut un mugissement souterrain.

« Frfrân heirêtrh grukshkträe ! cria le démoniste.

GRRHUNBAKKOLHH…  » gronda la créature.

Entrailles ? Akmar frémit. La bête demandait davantage de sang et de chair pour apparaître entièrement. Elle avait faim, et exigeait les viscères du démoniste en prix de son aide.

Il n'avait pas la moindre seconde pour hésiter ou réfléchir.

Le gnome serra les dents, leva les yeux au ciel et d'un coup sec planta la lame de la dague dans son flanc gauche. Il réprima un hurlement, les yeux clos, le teint d'un jaune cireux – des gémissements se firent entendre dans sa respiration haletante.

A côté de lui, la scène était grandiose et terrifiante. Le grondement souterrain s'amplifiait ; des centaines de mains sortaient du cercle pour renforcer le piège de chair, se plaquaient avec des bruits humides, dans une effusion de magma noirâtre ; mais la Lumière reparaissait sans cesse, si puissante qu'aucun rempart ne la dissimulait longtemps, rendant os et viande translucides, les brûlant même irrésistiblement, révélant les longs bras de l'hydre qui enroulaient leur proie comme autant de serpents, cauchemar mythique vivant – en passe d'être vaincu.

Mais la lame d'Akmar déchirait ! Arrachant la peau plus qu'elle ne la coupait, entraînant dans sa course des lambeaux de tissu adipeux et de fibres musculaires, elle faisait du ventre du démoniste une bouillie infâme. Ce dernier ne réprimait plus ses cris, il hurlait ses tortures à tous les firmaments, avec larmes et rage, pleurs et défi. A la puissance de la Lumière il opposait celle de la souffrance ; son arme, c'était lui-même, jusqu'au dernier quartier de chair sanguinolente. Ce combat, il le livrait contre son corps, contre sa vie, cette vie injuste et douloureuse, distraction des faibles, supplice des sages, la grande énigme de l'instinct, la survie arbitraire, le cycle vain des agitations mortelles. Et une exaltation le saisit quand il se fut tout à fait éventré, la souffrance irradiant son cerveau avec la puissance d'une révélation : il n'avait, jamais, aimé vivre.

Alors il ouvrit les yeux et baissa la tête. Et tandis que mugissait la Bête aux bras impuissants, dont l'emprise se réduisait à néant, tandis que cette muraille vivante s'évaporait dans un lourd nuage noir puant où flottaient des effilochements de chair calcinée, tandis que reparaissait le sourire sardonique du Champion éternel, le gnome saisissait à pleines mains l'amas de boyaux qui dégoulinait de sa plaie, gorgés de sang épais et de substances diverses, il les saisit comme s'il brandissait le symbole de cette vie écœurante et malsaine qu'il sacrifiait, et, avec une grimace de dégoût, pâle comme un cadavre, il s'avança, sectionna les intestins sous l'estomac, et jeta la masse molle et gluante dans le cercle, en murmurant – il ne pouvait mieux – quelques mots d'eredûn.


Darotân, au moment où il allait, de sa seule volonté, briser ce cercle enseigné de maître à maître dans l'intimité d'une élite de l'Ombre, perdit le sourire. Le sol sembla trembler, et le mugissement de douleur de la créature se fit… grognement de satisfaction. Au moment où il allait délivrer son corps, l'Hydre régénéra le sien.

Avait-elle senti qu'Akmar lui avait donné bien plus qu'une livre d'entrailles ? Avait-elle goûté et savouré toute l'étendue de son désespoir et de son mépris de la vie ?

Le temps d'un clin d'œil, des centaines de nouveaux bras jaillirent du cercle, coulant le long des membres, couvrant chaque parcelle de sa silhouette lumineuse, et le serrant follement – la pression exercée aurait écrasé une obélisque de khorium. Puis prenant appui sur le paladin, une énorme masse se mut.

Ce fut d'abord comme un abcès, un gonflement du sol, signe d'un enfantement infâme. Le cercle, comme vivant, s'étendit en se déformant, rampant par excroissances, jusqu'à faire vingt mètres de diamètre. Les bras se tendaient pour hisser la Bête. Enfin la bulle creva.

Un immense thorax décharné s'éleva lentement en frémissant, l'Ombre s'écoulant d'elle comme liquide, révélant de part et d'autre les bases des bras, qui fleurissaient le long des flancs. Et ce corps d'os tissé de chair noire se redressait, arc-bouté, grondant dans l'effort ! Un cou épais parut, et un second, et des dizaines, hérissant le dos de la créature, démesurément longs. Quand la première de ses énormes pattes – à sept orteils griffus – prit appui hors du cercle, les gueules n'avaient pas encore émergé.

Akmar invoqua un peu de feu gangrené pour se brûler l'intérieur du ventre. La douleur de l'ablation avait été telle, que cette brûlure lui parut un soulagement en comparaison. Il considérait la scène avec le visage sans expression d'un cadavre.

Enfin les mille gueules s'élevèrent, à dix mètres, forêt de mâchoires abominables, suintantes de bave sanguinolente, circulaires comme des bouches de ver, bougeant avec une agilité écœurante, crocs aigus faits pour agripper et aspirer, au bout de tunnels de chair noire d'où saillaient les vertèbres. Et en-dessous, au milieu du thorax, une paupière s'ouvrit. L'œil unique, l'œil de flammes, la pupille ardente, inquisitrice, qui lisait les âmes.

L'Hydre était advenue. Et, dans son horreur, elle sembla étrangement familière au démoniste. C'était comme si la créature était plus qu'un démon, comme si elle empruntait sa forme, c'était en quelque sorte, oui, le cauchemar de son invocateur fait chair. Elle semblait sortir tout droit des profondeurs de l'inconscient, pourvue de mille bras comme nous avons mille folies, de mille gueules comme nous avons mille angoisses. C'est elle qui guette et rode sous vos pas, sous vos lits, joueuse, curieuse, immense et mystérieuse, consommant lentement vos passions, vos doutes, vos désespoirs, votre sueur même, vous desséchant à mesure, jusque ce que vous mouriez, coquilles vides et écrasées, pressées et sucées par la gourmandise des abysses. A chaque fois que dans un éclair de lucidité vous sentez l'absurdité fondamentale de l'existence, et qu'à la place de vous en sentir infiniment libres, c'est un malaise et une nausée qui vous prennent – c'est que vous avez senti sa présence.

Mais hélas !

Darotân, lui, se sentait infiniment libre, et infiniment fort. Qu'est-ce qui pouvait l'atteindre désormais ? Sûrement pas un croque-mitaine.

Une brusque explosion de lumière brûla férocement la prison des bras. Insensible aux pressions colossales de plusieurs kilotonnes qui s'étaient exercées sur lui, le paladin d'albâtre parut, la face empreinte d'une joie amère. La créature émit des cris suraigus – de douleur et de rage.

« Tout ce temps perdu, lâcha-t-il haineusement, pour un tas de pourriture faiblard ! Oh tu vas me payer ça… »


Mais les bras calcinés repoussèrent instantanément, et vingt bouches dentées s'abattirent sur lui. Elles se heurtaient au bouclier, tentant néanmoins d'aspirer la protection. Élevé en l'air, Darotân fut tiraillé par cent griffes et dents avides, qui tiraient de son bouclier des filaments et fragments de Lumière, brûlaient oui, mais avec chacune son trophée, et repoussaient ensuite, infatigables, la Bête était l'Hydre aperçue dans les cauchemars des faiseurs de légendes, celle qu'il fallait abattre d'un coup d'un seul, sous peine de voir ses membres se régénérer à l'infini.

Le paladin fit une grimace affreuse. Et cria.

Il y eut comme un bris de verre, une explosion cristalline.

Akmar n'eut que le temps de sourciller. Darotân avait brisé le sceau maudit qui lui liait les membres.

En un moulinet de poignet, la masse décrivit un cercle fulgurant face à lui. Il n'y eut plus que des moignons de bras et de cous, qui se rétractaient avec d'horribles craquements, littéralement calcinés.

Le paladin, avant même de retomber, brandit la main en avant, et d'un mot – et un sourire victorieux – lança un sort d'exorcisme surpuissant vers le tronc de l'Hydre, vers l'œil insolent qui le fixait. Mais quand il se reçut au sol, il ne perçut aucun signe de changement. L'œil avait… absorbé ?

Et déjà des centaines de pattes et de gueules se ruaient sur lui pour continuer de consommer l'armure divine.

Alors Akmar entendit sous l'amas grouillant la voix exaspérée du paladin gronder : « Ainsi tu dévores, hein… »


Une nouvelle fois, un éclair aveuglant, et tout était consumé et s'éparpillait en des nuages de cendres gluantes. Et tandis que, tel un fleuve immonde, les serpents suintants coulaient vivement et se relayaient sans fin, Darotân avançait pas à pas, faisant tournoyer sa masse de part et d'autre de lui, si vite qu'Akmar ne vit que deux grandes scies lumineuses tronçonner sur sa route cette arborescence folle de chair putride, et la débiter sur les côtés en flots de suie épaisse et puante.

« Ainsi tu absorbes et digères même la Lumière… »

Il s'était approché à deux mètres du tronc, sans que l'Hydre, visiblement affolée – comprenant soudain que, à aucun moment, elle n'avait eu la moindre chance – n'ait pu l'arrêter ni même le ralentir.

« MANGE ÇA POUR VOIR ! »

Et alors que les scies de Lumière ne s'étaient même pas encore dissipées – à moins qu'elles ne se soient empreintes dans les rétines d'Akmar terrifié – le paladin arc-bouté avait la masse brandie droit au-dessus de sa tête – et il l'abattit avec une surabondance d'énergie, un pur excès de force, gratuit, par vengeance et – surtout – par plaisir.

La créature émit un horrible couinement – puis il n'y eut plus aucun bruit. Son corps immense devint simplement tout à fait lumineux. Le scintillement s'affaiblit peu à peu ; et en quelques secondes, il n'y eut absolument plus rien.


« PETIT PETIT PETIT  ! » Le supplice du misérable fœtus desséché n'avait pas de fin. Et pendant que les lames immenses le réduisaient en charpie de plus en plus menue, des certitudes s'imposaient à lui, des paroles qui devenaient les siennes, puissantes comme des imprécations :

TU N'ES RIEN SANS MOI.

TU N'AS JAMAIS RIEN ETE SANS MOI.

TU AS TORT DE VOULOIR VAINCRE SANS DES POUVOIRS DONT TU AS TANT USE AUPARAVANT.

TU NE PEUX VAINCRE PERSONNE SANS MOI.

TU ES FAIBLE.


TU ES LE COCON.


« Tu es le meilleur guerrier que j'aie jamais entraîné. »

Maître, ces mots… la veille de votre mort…

Ces certitudes qui s'imposaient à son esprit asservi, la voix d'Arcân encore venait les affronter. Elles se turent un instant.

La grande face hilare du paladin continuait à hurler, mais il ne l'entendait plus. Sa douleur diffuse dans ses fragments épars, il le considéra.

Darotân… Quand tu te torturais à terre devant le Premier-Né révélé, je t'ai vu si faible… plus faible que je ne l'ai jamais été.


« Comprends-tu désormais qui est la misérable et pitoyable créature ? »

Pas toujours celle que l'on croit.


Darotân, immaculé, l'arme à l'épaule, considéra, songeur, l'éradication silencieuse qu'il venait de faire de la Bête, comme si, fugacement, il s'était souvenu de la signification qu'il donnait lui-même, auparavant, ainsi que son peuple, à cette lumière si pure, si belle. Justice contre le mal et protection des faibles. Il haussa les épaules. Si l'on se consacrait aux faibles, l'on se faisait parasiter par une nuée sans cesse renouvelée, sucé sang et mœlle jusqu'à la fin de ses jours par des sous-êtres rampants. Et le mal… ah, c'était justement la lâcheté et l'impuissance, marques des faibles ! Le mal était mortel. La justice du Champion était ailleurs. Il rêva une seconde, que s'il voulait vraiment un univers purifié, il devrait devenir lui-même immortel et éradiquer toutes ces races croupissantes que la peur de la mort rendaient si viles.

Mais tant qu'il n'avait pas vaincu le Titan Noir, il n'était rien.

Il se retourna vers le corps de Stropovitch. Akmar, le ventre réduit à un trou béant calciné, se dressait devant, livide, haletant – de panique mais aussi de faiblesse –, il ne savait lui-même comment il tenait debout.

Le Champion, bien qu'exalté par sa vision, fut intrigué malgré lui. De la compassion ? Plutôt le besoin de tout comprendre.


« Pourquoi ? demanda-t-il avec un soupir de lassitude. Je vois bien que tu ne me hais pas. La seule obéissance t'a-t-elle conduit à ce sacrifice ?
— Non, lâcha le gnome.
— Évidemment, repartit le paladin en abaissant son arme – prêt à achever son adversaire. Alors l'amitié pour ce faiblard dégénéré derrière toi ?
— Non plus… grinça le gnome.
— Voilà au moins un point d'accord, sourit Darotân.
-… Mais je ne te permettrai pas d'appeler  “faiblard dégénéré”  le seul être qui fut aimé par Hama ! »

Hama… A l'évocation de ce nom, le paladin resta pétrifié quelques secondes, figé par de douloureux souvenirs.

Secondes pendant lesquelles Akmar acheva sa descente dans l'abîme. « Vkraakrcztrûnn…  » murmura-t-il trois fois avant de saisir sa dague…

… et de s'en percer le cœur.

Ce geste, depuis la résolution prise de combattre Darotân, était inéluctable. C'était la fin de la spirale, l'autre côté du trou noir. Déjà depuis une minute son sang ne circulait plus dans ses veines, ses poumons ne brassaient plus d'air, ses orbites s'étaient creusées, son teint était cireux – et comme une bougie lentement consumée jusqu'à la base, la flamme en lui ne s'était pas éteinte soudain, baignant encore dans le lac de sa déréliction. Il avait donné à l'hydre sa chair et sa vie. Il avait encore son âme à offrir à l'Ombre, en un ultime cri d'amour.
Darotân, au nom d'Hama, en avait oublié un instant son grand dessein. Au plus profond de son esprit altéré par le sang maudit de Magtheridon, une étincelle avait fusé, éblouissante. Il avait perdu beaucoup de souvenirs, de sentiments, de principes aussi, sa vision du monde s'était encore brutalisée et simplifiée, mais cela, cette culpabilité, la seule qu'il éprouva jamais, et donc d'autant plus souveraine, intolérable, inexpugnable, elle n'avait pas disparu, oh non, elle revenait en rafale.

« Attends ! cria-t-il alors qu'Akmar tombait à genoux, dis-moi ! D'où la connais-tu ? Qu'est-elle devenue ? Réponds ! REPONDS ! »

Et il hurlait ainsi sur le petit corps affaissé, fulminant de rage.

Alors, fermant lentement les paupières, le démoniste eut un rictus. Un instant Darotân l'entendit parler – sans voir ses lèvres bouger : « Hama… la vampire… Si belle, si ténébreuse… Oh, sera-t-elle reine… de l'autre côté. »


Le paladin, incompréhensif et éperdu, ne remarqua pas que son bouclier lumineux s'était dissipé. Aussi incroyable que cela puisse paraître, sa volonté avait été ébranlée. Et tandis qu'il cherchait des réponses dans les paroles mystérieuses d'Akmar, et que toutes celles qu'il envisageait ne faisaient que le désespérer davantage – « C'est impossible… C'est IMPOSSIBLE ! » –, une métamorphose s'opérait dans le corps du démoniste.

D'abord, il sembla grouiller, comme s'il s'était rempli de vers et d'insectes ; puis son teint s'assombrit rapidement, noircissant par auréoles comme s'il pourrissait ; pendant ce temps, il se redressait lentement, et paraissait déjà avoir grandi. Ses yeux ne se rouvrirent que pour se liquéfier en une humeur verdâtre. Ses cheveux blanchirent et tombèrent. Dans sa croissance démesurée – sa robe déjà déchirée – les proportions de son corps se modifièrent. Grandissant par boursouflures successives, et comme sous l'effet d'une ébullition intérieure, le cadavre semblait destiné à exploser en dispersant ses organes putréfiés – mais de fait ce don aux ténèbres n'était pas seulement une mort. C'était un appel.

Une chape le recouvrit soudain. Noire comme la nuit. Et sous les yeux du paladin hagard, qui se redressait l'arme au poing, tentant de résoudre un conflit intérieur insoluble – entre la culpabilité de l'amoureux et l'impunité du Champion, le sentiment d'impuissance et la volonté de puissance –, des muscles gonflèrent la toile nocturne, des griffes, des cornes, des sabots se révélèrent, des ailes se déployèrent, des ailes de chauve-souris, grandes et sinistres. Et au fond des orbites vides, une lueur s'alluma. Rouge.

Une Ombre avait pris forme.


Stropovitch flottait désormais dans une obscurité totale et infinie. Et froide.

« Titan ! cria-t-il – sans que sa voix ait le moindre écho ni même la moindre portée. Nous avons conclu un pacte ! Pourquoi as-tu encore tenté de briser ma volonté ? Montre-toi ! »


Une silhouette se découpa progressivement sur le fond de ténèbres, bordée de flammes. La voix gronda et résonna, elle, comme un séisme dans les profondeurs magmatiques du mont Rochenoire.

« POURQUOI ES-TU SI FORT CONTRE MOI, ET SI FAIBLE CONTRE LUI.  »

La question était cruciale. Il ne sut quoi répondre.

« LE PACTE EST QUE TU POSSEDES MES POUVOIRS TANT QUE TU VAINCS. SI TU TE BATS POUR MOURIR, IL N'Y A PAS DE PACTE.  »

Me battre pour mourir… Je voulais rester moi-même…

« TOI-MEME, TU N'ES RIEN.  »


Je suis fort.

« PAS SEULEMENT QUANT A TA FORCE. JE SUIS LA DEPUIS TON ENFANCE. TON HISTOIRE, C'EST MOI. TA SOLITUDE. CE QUI TE REND UNIQUE, CE QUI A FORGE TA PERSONNALITE, C'EST MA PRESENCE, C'EST MOI.  »

Stropovitch sentit soudain à quel point Sargeras avait raison. Et il ressentit une amertume profonde, une envie de pleurer qui lui serra les poings et les dents.

« SI TU REFUSES D'UTILISER MA PUISSANCE, TU SERAS FAIBLE, TU MOURRAS, ET TU N'AURAS ETE PERSONNE. ETRE TOI-MEME, STROPOVITCH, C'EST ETRE AVEC MOI.  »

Le dræneï baissa la tête. Il avait simplement rêvé être quelqu'un d'autre… mais il n'était en effet désespérément que lui-même, enfant de la différence, de la hantise, de l'angoisse. Le Titan était tout à fait apparu ; sa barbe resplendissait ; sa lumière était ardente et agréable ; son air était celui d'un père sévère. Il irradiait de majesté.

« LE PACTE DIT QUE JE ME LIBERERAI QUAND TA VOLONTE SERA BRISEE. PROFITE DU TEMPS QU'IL TE RESTE POUR ME PROUVER QUE TU ETAIS DIGNE DE MOI.  »


« Arrête tes simagrées ! cria Darotân exaspéré. Tu ne peux rien contre moi, et tu le sais ! Dis-moi où est Hama et j'épargne ta misérable vie corrompue. »

Le démon fondit sur lui en attaquant des deux mains, toutes griffes dehors ; le paladin saisit sa masse au milieu du manche et frappa les deux paumes tendues d'un seul geste ; un choc lumineux, la créature était projetée en arrière sur dix mètres.

« Où est-elle ? Je n'ai que pitié pour toi, réponds et tu seras sauf. »

Un coup d'aile et le démon martelait déjà de nouveau son adversaire de coups rapides et puissants. Darotân bloqua tout du manche et du poids ; enfin d'une seule main brandit son arme à l'horizontale en levant les coudes d'Akmar, et de l'autre bourra l'estomac d'un coup de poing dosé et calibré, qui fit résonner la peau ténébreuse comme un tambour. L'ombre en reculant battit des ailes pour rester debout, chancelante.

« Pour la troisième et dernière fois… »


Akmar eut un hoquet. Il tremblait convulsivement. Ses sensations disparaissaient… Il mourait donc tout à fait… Consommé par l'ombre… Comme les gangr'orcs qu'il avait fauchés à son entrée dans la Citadelle… Aucun retour au cycle originel des âmes… Aucun espoir de rédemption…

Joannes pleurerait-il sa mort ? Aurait-il encore cette figure désespérée qui demandait pourquoi ?

« … avant que je ne t'achève pour de bon… »

Le paladin eut à peine le temps d'opposer le poids de sa masse au trait d'ombre qui fusa vers sa face. Il fronça les sourcils : le démon avait disparu. Il passa vivement le manche dans son dos pour cueillir une main griffue ; se retourna à moitié en bloquant deux enchaînements ; acheva de pivoter en fauchant les jambes de son adversaire.

« … où est Hama ? »

Adversaire qui avait anticipé le mouvement de la masse en s'élevant d'un mètre d'un battement d'ailes – et cracha un torrent de flammes dont Darotân fut enveloppé. Puis il le bombarda de traits d'ombre en reculant lentement jusqu'à être hors de portée de la destructrice de khorium.


Le paladin se demanda pourquoi les flammes le brûlaient. Pourquoi l'ombre le faisait suffoquer.

Alors il sentit les griffes dans sa chair ; et il comprit qu'il avait faibli.

Leurs regards se croisèrent.

« Elle est… si loin…  »

Dans les yeux du démon, c'était l'âme d'Akmar qui expirait en murmurant.

« Toujours… si loin…  »

Les griffes glissèrent lentement hors de la poitrine de Darotân ; l'ombre s'affaissa doucement ; ses genoux en touchant la pierre émirent un son feutré ; la tête glissa le long du ventre du paladin ; le corps s'étendit mollement au sol ; il se rétracta doucement, se recroquevilla ; la lueur des yeux s'éteignit.


Le paladin, les yeux grand ouverts, restait debout, haletant. Maintenu par une force d'âme restée exceptionnelle, il souffrait abominablement. Sa peau était calcinée ; des lambeaux noirs et humides en se détachant révélaient par endroits la chair fibreuse. L'ombre avait atteint le cœur directement au creux de ses angoisses ; les griffes aussi, directement dans les ventricules.

Il n'avait permis à personne de lui faire aussi mal. Personne !

Sa colère s'embrasa. Il empoigna son arme et martela sauvagement le corps du démon. Ce dernier n'était que de la chair sans entrailles ni sang ou veines, qu'un réceptacle vide. Mais le paladin n'eut de cesse qu'il n'eut écrasé chaque fibre en bouillie, brisé chaque os en fine poussière.

Enfin il s'apaisa. Ses souffrances aussi, légèrement. Ses yeux se posèrent sur Stropovitch étendu. Ses désirs de justice et de purification universelles le revigorèrent un peu, et il retrouva en lui une étincelle de Lumière pour guérir en grande partie sa chair meurtrie et imprégner sa masse.

Il brandit cette dernière au-dessus de la gemme fêlée. Mais quand il l'abattit, ce ne fut pas le front de son ennemi mortel qu'il rencontra. Ce fut la paume de sa main gauche. Et elle avait tout absorbé sans effort, l'élan, le choc, la lumière imprimée.

« HMMM…  »

Stropovitch fronça un sourcil d'un demi-millimètre.


« QUI ES-TU, HUMAIN ?  » avait demandé le Seigneur des abîmes.

Devant l'absence de réponse, Magtheridon considéra son adversaire. Une paupière fermée sur l'œil perdu dans les égouts, l'autre ouverte sur un horizon qu'il semblait voir à travers le mur, le paladin était énigmatique, mystérieux, et en réalité, malgré sa blessure, malgré l'armure cabossée et le sang qui la maculait ainsi que son visage, il était étrangement, profondément beau ; quelque chose illuminait ses cheveux blonds, adoucissait son visage toujours jeune après dix ans de guerres, émanait de son corps calme et robuste : l'aura de ce que l'on appelle un héros.

Et assurément le Seigneur, après ce qui lui avait semblé une éternité d'immobilisation et de tortures, était déstabilisé par ce retour brusque et inattendu, la sensation retrouvée de son corps, la possibilité de le bouger, il redécouvrait tout cela ; la fin de la souffrance, un soulagement intense qui se communiquait à ses articulations engourdies ; et la surprise de trouver devant lui, non pas ces maudits traîtres d'orcs, non pas ce maudit traître d'Illidan, ni même la Légion venue le délivrer pour mieux le punir de sa défaite, mais un humain seul, à l'air innocent et rêveur.

Cependant un Seigneur des abîmes n'est jamais longtemps sujet aux hésitations. Surtout Magtheridon. La colère remonta en lui tel un torrent ; et il n'eut plus qu'une seule pulsion, destructrice. Si la Légion décidait de l'exécuter, il les tuerait tous d'abord, ces stupides gangr'orcs, l'elfe cornu qui l'avait humilié, ces arrogants azerothiens, cet imbécile de Kazzak qui les avait amenés en Outreterre, et puis tous les autres, et le monde lui-même, juste parce qu'il voulait exister de nouveau et être fort et se venger, faire souffrir cent fois ce qu'il avait souffert, et rappeler à l'univers qui il était. C'était une colère au-dessus de la compréhension d'un mortel ; car c'était celle du représentant d'une des races les plus cruelles et brutales nées des abysses. Ce sont des créatures dont le sang même charrie rage et envie de massacre ; c'est leur instinct même ; en eux toute sensation, toute émotion en est chargée à son éclosion ; ils ne peuvent être que d'impitoyables tueurs ; malédiction apportée à leur race au moment de sa corruption par les enfants de l'Ombre originelle – les Nathrezim.


« EH BIEN MEURS AVEC TON ARROGANCE !  »

Joannes… murmura la voix.

L'arme gigantesque du Seigneur s'abattit sur la gauche du paladin. Le coup était terrible – Thiwwina eut le réflexe de fermer les yeux –, il y eut une explosion sonore, un vif déplacement d'air dans la salle.

- Je vous entends.

Le bouclier de Joannes cette fois encore reçut l'arme en son centre ; l'onde de choc se propagea en cercle vers les extrémités, créant des fissures sur sa route ; ainsi l'écu se découpa-t-il en pétales, qui se rétractèrent comme si venait le soir ; les pièces d'armure du bras et de l'avant-bras se plièrent et se délitèrent comme du parchemin brûlé ; les attaches de cuir furent arrachées ; les os s'émiettèrent, la chair se froissa ; l'humain laissa retomber le membre mort le long de son corps, tandis que des morceaux de métal de diverses tailles pleuvaient sur le sol.

Qui êtes-vous ?


Mais Magtheridon enchaîna sans la moindre demi-seconde de répit : la seconde lame de l'arme double, en un arc fulgurant, surgit sur la droite du paladin.

« Zoannes ! » ne put s'empêcher de crier Thiwwina.

La masse, devenue instantanément lumineuse, frappa le tranchant adverse ; elle était si petite ! si légère face à l'arme de son démoniaque opposant ; le coup était si faible ! l'impact n'émit qu'un tintement ; mais les cinq mètres d'acier furent parcourus d'une onde lumineuse, qui fit trembler les bras du Seigneur lui-même ; il n'y avait même pas eu de choc à proprement parler, et pourtant ; le paladin rêvait toujours… et le Seigneur immobile, stupéfait, dut s'appuyer sur son arme, dont la seconde lame, finalement, n'avait jamais quitté le sol.

- Je n'ai pas de nom…

Magtheridon eut une seconde d'hésitation. Il n'avait pas peur – sa race ne connaissait pas cette émotion. Mais de son point de vue, un humain était un insecte ; et des insectes, quelle que soit leur race, quel que soit leur monde, il en avait moissonné par centaines, dans ses innombrables batailles, il les avait écrasés par paquets sous ses pas, tranchés par régiments entiers, il avait fait couler des fleuves de sang et de larmes ; et jamais, jamais auparavant, il n'avait imaginé en affronter un en duel. Mais cette seconde d'hésitation n'amena pas de réflexion ; quelque chose en lui refusa d'accorder une quelconque considération à l'humain ; et ce refus explosa en une rage brute – ses yeux semblèrent suinter de lave.

« TU OSES ME DEFIER…  »


Car je ne me suis jamais révélée…

« ET J'ACCEPTE CE DEFI ! MONTRE-MOI CE QUE VAUT MON LIBERATEUR !  »

Ceci est ton ultime épreuve, Joannes.

« Zut, chuchota Thiwwina abritée derrière son rocher, ça commence. »

Prouve-toi à toi-même que tu es l'Elu…


« Et ces bêtes-là sont presque insensibles à ma mazie… »

… et je serai tienne.

Les yeux du paladin blessé semblèrent se dessiller. Il quitta son air rêveur et leva lentement la tête. Son bras gauche, duquel se détachaient les derniers morceaux de son bouclier éclaté et de son armure fendue, pendait, mort, à son flanc. Quand son regard bleu rencontra celui du Seigneur, ce dernier sentit une grande force pénétrer son esprit, un fleuve de commisération, quelque chose qui tenait de la pitié, mais sans mépris ni présomption, une forme d'amour, mais qui ne faisait que le traverser, qui irradiait vers l'univers.

« Zoannes… Si seulement z'étais sûre que tu sais ce que tu fais… »

Avec une vivacité démoniaque, Magtheridon soudain leva et abattit son épée titanesque. Il y eut un éclair dans l'œil du paladin – une seconde fois l'arme était déviée par un choc et une onde lumineuse. Mais le Seigneur avait anticipé – et d'un coup de pivot, la seconde lame creusait le sol en direction de son flanc gauche. Un mot crié avec netteté et fermeté.


Un grand flash qui éblouit Thiwwina pendant quelques secondes, suivi d'un martèlement fracassant rythmé par des grognements rauques et exaspérés. Alors qu'elle haletait presque sous l'effet de l'angoisse, sa vue se précisa : d'un mot Joannes avait rétabli son bras gauche, et un nouveau bouclier l'ornait. Un bouclier de lumière. Un rempart rond et bombé, sur lequel Magtheridon tapait avec une force décuplée par la rage, forgeron dantesque dont chaque coup faisait jaillir une gerbe d'étincelles dorées. La scène était baignée dans cette pluie scintillante, lui donnant un air onirique. Depuis Kil'Sorrow, Joannes écrivait sa légende.

Et ce regard…

« BAISSE LES YEUX, MORTEL !  » hurla Magtheridon, et il frappa du pied sur le sol, si puissamment que Thiwwina et Joannes, surpris, décollèrent, que le plancher et les murs se lézardèrent, et que la grille, au-dessus d'eux, se tordit et gémit, laissant échapper poussière et petits rocs.

Le paladin n'eut pas le temps de retomber que le Seigneur le cueillait en vol d'un coup latéral surpuissant, qui contourna le bouclier lumineux. Thiwwina, les yeux exorbités, put voir le projectile humain, semant dans sa course des morceaux d'armure déchirés, se fracasser contre le mur de pierre et y pénétrer à moitié, ajoutant aux gémissements de la grille.

« ZOANNES !! » hurla-t-elle en courant vers lui.

« TIENS, UN PETIT RAT APPARAÎT…  » lança le Seigneur en ricanant grassement.


Le corps désarticulé glissa et s'effondra mollement dans les bras de la gnomette. En plus de ses os broyés, elle vit que les pièces métalliques qui ne s'étaient pas détachées avaient pénétré la chair, notamment le col de son haubert qui lui avait sectionné les cervicales. Tandis qu'elle guettait, les yeux pleins de larmes, le moindre signe de vie sur le beau visage déformé et ensanglanté, Magtheridon ramassait un bloc d'une seule main, un sourire victorieux sur sa face trapue.

« … ET DISPARAÎT !  »

Les yeux rougis et l'air vengeur, Thiwwina se retourna brusquement, une main brandie – et d'un cône de givre jaillissant de sa paume, elle arrêta la masse projetée, laquelle instantanément gela et se brisa en retombant.

« OH OH OH VOYEZ-MOI CELA… SI TU VEUX ME REFROIDIR, LAISSE-MOI TE RECHAUFFER, FILLETTE.  »

Et il libéra en hurlant, de son corps même, une terrible vague de flammes.

Thiwwina ferma les yeux et, d'un mot chuchoté, s'enferma dans un bloc de glace. Le feu était si intense et si pur qu'il était à peine visible ; l'air ondula, le sol noircit, les rocs rougirent, de la poussière crépitante s'éleva en nuée – et s'écrasa sur la protection glacée, qui couvrit même partiellement le corps de Joannes derrière elle.


« AH ! JE ME SENS REVIVRE !  » exulta Magtheridon, sa voix faisant trembler l'espace.

La glace se désinvoqua doucement, libérant la gnomette. A cause du nuage de poussière soulevé, le Seigneur n'avait pas encore remarqué sa survie. Elle tentait de remettre de l'ordre dans son esprit bouleversé, mais…

Une main, légèrement tremblante, se posa doucement sur son épaule.
Elle eut un sursaut, puis se retourna, avec un sourire étincelant et des larmes de bonheur. Le paladin, les sourcils froncés dans l'effort, se redressait lentement, tremblant, les yeux fixés sur le Seigneur. Il ne lui restait de son armure qu'une singulière mosaïque : ses bottes étaient à moitié fendues ; une jambière et un morceau de cuissarde restaient sur la jambe gauche, des lambeaux de son pantalon de laine sur l'autre, tenus par la ceinture encore à moitié incrustée dans le dos ; du haubert, déchiré comme du papier par le coup du Seigneur, il restait l'écusson de l'Alliance, qui s'était écrasé dans la chair et ornait sa poitrine, auréolé de sang ; le bras gauche était nu, le droit avait l'armure entière mais gondolée ; ses épaulières étaient tombées. Sa masse, tordue, inutile, gisait il ne savait où. Il essuya du dos de la main le sang qui coulait de son front sur son seul œil valide.

« T'es au courant que tu fais des soses pas banales ? » chuchota Thiwwina en souriant.

« ENCORE VIVANT !  » se moqua Magtheridon en apercevant la silhouette du paladin.

« Tu ne t'es pas seulement soigné, Zoannes… Tu t'es presque ressuscité toi-même.
— Serais-je vraiment… » murmura-t-il comme pour lui-même.


Tu l'es.

« VOYONS POUR COMBIEN DE TEMPS.  »

Le Seigneur libéra une seconde vague de son feu dévorant.

« Je peux résister à cela », chuchota le paladin. Une onde lumineuse parcourut son corps au passage du souffle ardent. Son pantalon prit feu au niveau de la cheville, mais il n'en tint pas compte.

Il avança.

Magtheridon était devenu une immense silhouette noire baignée de flammes. Seul son sourire carnassier se distinguait nettement à travers l'enveloppe brûlante. De tout son être émanait une terrifiante puissance destructrice. Il avait retrouvé en quelques instants la force qui l'avait abandonné lors de son bannissement.


Et quand il saisit à nouveau un bloc de pierre, celui-là devint dans sa main une boule de magma rougeoyant. Qu'il lança de toutes ses forces sur Joannes.

Lequel eut une fraction de seconde d'hésitation quand il vit le terrible projectile près de s'abattre sur lui.

Et cette hésitation lui aurait été fatale, si Thiwwina ne s'était téléportée devant lui et invoqué d'un cri un grand bouclier de glace sur lequel vint s'écraser la masse en fusion.

« Sur ce coup-là, on zoue à deux » dit-elle gravement, de la sueur gouttant à son front pâle.

Tu as toujours cru en la Lumière. Même quand tous autour de toi, spectateurs de l'horreur et du désespoir, laissaient le doute germer dans leurs cœurs. Joannes, il ne te manque que de croire EN TOI.

La gnomette essuya un second, puis un troisième bloc de lave. Magtheridon, joueur, les envoyait si fort et à un rythme si soutenu, qu'ils ne pouvaient même songer à avancer. Ils firent même un pas en arrière après l'impact d'un roc de deux tonnes.

« Si seulement je pouvais… grimaça Thiwwina, tremblant dans l'effort de maintenir la protection.
— Me laisser face à lui ? N'hésite pas. Tout ira bien » dit calmement Joannes.

Elle lui lança un regard. Elle n'avait aucune certitude. Mais ils n'avaient pas le choix.


« Ze n'en ai pas pour longtemps » répondit-elle avant de se téléporter discrètement derrière un débris.

Le paladin reprit sa marche en contournant l'amas de roche luisante. Il n'avait pas fait deux pas qu'un météore le frappait de plein fouet.

La fumée noire dégagée par la fusion de la roche baignait la salle, la transformant en véritable vision de l'enfer, où des combattants, silhouettes noires à peine dessinées, s'affrontaient dans une atmosphère brûlante, une brume de cendres. Le Seigneur n'avait pas vu Thiwwina se mettre à l'abri ; et fronçant les sourcils et plissant les yeux, il guetta le résultat de son dernier jet.

- Je peux le faire.

Protégé par un bouclier de lumière tel qu'il en avait usé à Kil'Sorrow, Joannes n'avait pas été blessé ; mais il avait été projeté du côté de Thiwwina, et il peinait à se relever, affaibli d'être pour ainsi dire revenu de la mort, il y avait un instant de cela.

« VOUS VOUS CACHEZ, AVORTONS ?  » raillait l'ancien chef suprême de l'Outreterre.


En relevant la tête, Joannes vit ce que préparait Thiwwina. Concentrée et discrète, elle avait invoqué de l'eau magique et, de la flaque répandue au sol, la paume ouverte parallèle à la surface ondulante, murmurant une longue et rapide incantation, elle invoquait désormais son serviteur, l'élémentaire d'eau Zarkis. Celui qui avait gelé les passagers du tram de Forgefer, il y avait longtemps, alors qu'elle voyageait avec Stropovitch pour les Terres Foudroyées. L'eau glaciale enfla, s'éleva, jusqu'à former une grande sphère de taille humaine, parcourue par un courant violent et continuel, celui d'une mer furieuse. Mais les bracelets magiques accrochés à ce qui lui tenait lieu de bras contenaient magiquement le tout, assurant le renouvellement de sa matière.

Le bruit du tourbillon d'eau alerta le Seigneur.

« PAS DE REPIT POUR LES LACHES » beugla-t-il en se ruant sur le débris qui les dissimulait. D'un coup de son épée de cauchemar, il réduisit l'obstacle en miettes – le choc fit encore gronder la Citadelle et gémir la grille.

Un sourire effroyable déforma sa face quand il vit Joannes devant lui, debout, mais faible, courbé, aveuglé par les cendres.

Mais quand il voulut relever son arme pour achever son adversaire… il en fut incapable.

Elle était soudée au sol par une concrétion de glace.

« C'est parti ! » lança Thiwwina, des éclats de joie et de défi dans la voix.


Le temps que Magtheridon tourne les yeux vers elle, deux énormes lances de glace lui explosaient coup sur coup en pleine figure.

Il hurla de rage et lâcha son arme, prêt à en découdre à mains nues avec cette exaspérante petite chose qu'il entendait rire et gazouiller tout autour de lui.

Mais déjà il ne pouvait plus bouger.

En deux secondes, Zarkis et elle avaient immobilisé les quatre pattes du Seigneur dans de grands et puissants pièges de glace.

Et Joannes, tout son corps meurtri et endolori, mais concentré sur son devoir, avançait lentement, pas à pas.

« VOS POUVOIRS RIDICULES NE PEUVENT RIEN CONTRE MOI !  » hurla Magtheridon, et déjà il déployait avec fureur sa force titanesque et faisait grincer sinistrement sa prison gelée.

La gnomette et l'élémentaire le firent taire en bombardant son visage de javelots de givre acérés, qui n'avaient d'autre effet que de l'enrager davantage, tant sa résistance à la magie était grande et son cuir épais.


« Zoannes… maintenant !  »

Et le paladin fit les deux derniers pas.

Majestueux dans sa souffrance, ses restes d'armure luisant au feu qui émanait du Seigneur, sa peau blanche parcourue de filets de sang noir, son œil unique brillant du reflet des flammes, sa chevelure blonde relâchée et salie, cette allégorie du martyr brandit sa main droite, la Lumière irradiant déjà depuis sa paume, et la posa doucement sur le ventre sombre et ardent, négligeant les brûlures qui couraient en auréoles sur son bras.

« QUE CROIS-TU POUVOIR FAIRE, PITOYABLE DISCIPLE BÊLANT ?  »

Par la Lumière pure et vraie, juste et infaillible…


« JE SUIS INVULNERABLE A VOTRE MAGIE MINABLE !  »

… je te renvoie au Néant distordu !

Et il libéra dans le corps du démon un sort d'exorcisme tel qu'il n'en avait jamais lancé, plus fort encore que celui dont il avait accablé le Nathrezim de Kil'Sorrow. Plus que jamais, Joannes tirait sa puissance de son refus. Un refus absolu, radical, qui engageait tout son être. Chaque fragment de son corps vibrait de ce déni. Et son âme cria ! pas seulement sa conscience, elle cria depuis les tréfonds de sa mémoire et de son inconscient, comme s'il portait ce cri en lui depuis sa naissance. La malfaisance, la cruauté, l'Ombre mère des démons, les ténèbres dans les cœurs, il ne les concevait pas, il refusait même de constater leur existence. Son innocence était militante, sa pureté était guerrière. Il était l'ange qui dit non.


Il y eut comme une explosion et un déchirement dans les entrailles du Seigneur. Une fracture se fit entre être et non-être, dans laquelle les ténèbres étaient aspirées, impuissantes. Et le démon s'égosillait en formidables vagissements et se débattait follement, brisant les pièges de glace et martelant le sol de coups sauvages et désordonnés, tandis que le torse se tordait dans tous les sens, agité de violentes convulsions, baladant l'horrible tête hurlante. Joannes recula lentement, l'air concentré et rêveur à la fois, une jambe et un bras gravement brûlés. Thiwwina, fascinée et paniquée, observait l'incroyable spectacle de la souffrance du Seigneur des abîmes, mais aussi ses conséquences : ébranlés par l'agitation forcenée du démon, les murs se lézardaient sur toute leur surface d'arborescences de fissures galopantes ; le sol se crevassait de même ; mais surtout, la grille ne se contenta plus de gémir ; les fixations des câbles commencèrent à céder l'une après l'autre, libérant, juste derrière Joannes, des tonnes de roches grondantes.

Le paladin, la tête baissée et claudiquant, marcha lentement vers Thiwwina pour éviter l'éboulement, les pierres tombant et roulant dans un fracas assourdissant autour de lui, l'épargnant miraculeusement.

Le dernier câble à céder engloutit Magtheridon sous une pluie d'imposants blocs de granit. La grille tordue était descendue de deux mètres. Mais les câbles restants tinrent bon, et les pierres formèrent une voûte de fortune au-dessus du trou. Un tiers de la salle était condamné.

Sans l'aura flamboyante du Seigneur ni les meurtrières cachées par l'effondrement dans la salle supérieure, la pénombre enveloppa nos deux héros. Et le silence se fit. Un silence surréel, juste troublé par les frottements des rocs qui, là-haut, cherchaient un équilibre précaire.

- Joannes…
« Ze n'en crois pas mes yeux » dit enfin Thiwwina dans un souffle.

Quel paradoxe…

Un mouvement dans l'éboulement. La gnomette fronça les sourcils.

Si tu as pour lui cette pitié si noble et si pure…

Un terrible grondement détona soudain, grave et profond.

Si tu refuses à ce point le mal en lui…


Un roc explosa, frappé par un furieux coup de poing.

Pourquoi le renvoyer au Néant ?

Le paladin ouvrit grand les yeux, réfléchissant à ce qui semblait une révélation.

« Zoannes… Ze ne sais plus quoi faire… Ze suis fatiguée…
— Je dois… »

D'un violent soulèvement de tout le corps, Magtheridon fit voler toutes les pierres qui le recouvraient. Thiwwina trouva la force de dévier l'un d'eux d'une lance de givre.

« TU AS OSE… gronda le démon en réapparaissant, plus noir et brûlant que jamais, baignant la salle d'un éclat infernal.
— Tu dois faire quoi donc ? demanda vivement la gnomette.

JE VAIS VOUS… – il arracha sauvagement son épée géante du sol.
— Le… sauver, répondit le paladin d'un air fasciné.
— Le QUOI ?
JE VAIS VOUS ECRASER ! – le Seigneur leva son arme par-dessus sa tête, comme s'il s'apprêtait à la lancer tel un javelot.
— Couvre-moi. Je dois prier.
— Mais pour quoi faire ? » – elle pleurait presque, de désespoir et de lassitude. Cette journée était certainement la plus longue que le monde ait jamais connue. Et elle était loin d'être terminée.

L'épée de Magtheridon s'enflamma. Le Seigneur, la tête levée, contempla l'embrasement, ivre de la rage déversée dans ses veines par la souffrance.

Joannes planta alors ses yeux dans ceux de la mage. Et elle comprit. Il avait le regard que l'on imagine aux dieux. A la fois infiniment sage et absurdement confiant, impérieux et aimant. Elle devrait lui faire confiance, jusqu'à se sacrifier s'il le fallait. Il demandait à une gladiatrice grisée par la puissance des arcanes d'accomplir un acte de foi. Et ce qu'elle répondit l'étonna elle-même et la bouleversa.


« Compte sur moi. »

« DISPARAISSEZ SOUS LA TERRE !  »

Et Magtheridon donna en hurlant un grand coup au-dessus de lui. La lame ardente fit instantanément fondre tout métal ou pierre qu'elle rencontra. Les câbles cédèrent en claquant. La bulle creva.

Et tandis que Joannes s'agenouillait et fermait les yeux, un fleuve de pierre s'engouffrait par la brèche pour les submerger tous. Un terrible séisme secouait le sol. Le fracas démentiel emplissait les oreilles et affolait le cœur. Les roches qui ne rebondissaient pas sur le Seigneur des abîmes lui fondaient littéralement dessus, et il souriait exagérément, les bras croisés, les yeux étincelants de cruauté, tandis qu'une nappe de lave grandissait à ses pieds, rapidement, avec des bouillonnements furieux.

Ô puissance inconnue… Je sais pourquoi j'ai toujours été hésitant et insatisfait de mes actes.

En face d'eux, l'éboulement ne semblait pas près de s'endiguer ; de toute évidence, comme tous les étages de la Citadelle s'étaient effondrés au-dessus d'eux, il n'y avait aucun espoir d'en sortir. Un amas en forme de colline se formait dans la salle. Magtheridon avait disparu dessous, en son centre. Malgré l'allègement progressif du poids, la grille faisait peur ; le tiers qui avait cédé auparavant noyait, en plus de la colline centrale, la moitié du contour ; ici et là, un claquement métallique se faisait entendre, et une nouvelle portion de la salle se trouvait assaillie. Si la structure d'acier cédait totalement, plusieurs étages leur tomberaient dessus ; et Thiwwina ne connaissait pas de sort capable de les protéger, et encore moins de moyen d'en sortir. Elle jeta un regard anxieux au paladin.

Je n'ai jamais voulu détruire. Jamais voulu vaincre. Jamais haï.

La gnomette se retroussa les manches. « Zarkis, protèze-nous des pierres un instant ! » cria-t-elle au milieu du vacarme.

L'élémentaire balança à toute volée des lances de givre sur tous les rocs qui approchaient le groupe de trop près.


A travers mes adversaires, c'est toujours les ténèbres que j'ai combattues. Mais eux, je ne leur voulais aucun mal. Je ne pouvais même pas désapprouver leur conduite, puisque je ne la comprenais pas.

Derrière le paladin, Thiwwina finissait une incantation. La seconde d'après, quatre gnomettes le dépassaient en courant et se jetaient dans le chaos de pierres. Un sort de duplication. Sur Magtheridon se formait un agglomérat de roche en fusion.

Et je ne comprenais pas non plus pourquoi, malgré mes réticences, la Lumière répondait toujours si docilement aux demandes de mes camarades, voire de mes ennemis, même quand les uns et les autres étaient aveuglés par la haine.

Tandis que ses trois clones, en déviant et stoppant de nombreux rocs, exécutaient un magnifique ballet, dessiné par leurs esquives et téléportations, et, sourire aux lèvres et regard pétillant, constituaient peu à peu d'étincelantes nappes de givre autour de leur créatrice, Thiwwina avait investi le corps de Zarkis et flottait à l'intérieur, concentrée ; elle faisait confiance à Joannes, et il lui avait rendu un peu d'espoir et d'énergie – mais elle se refusait à attendre passivement ; alors quand elle rouvrit des yeux bleu électrique, ce fut pour se téléporter avec l'élémentaire, au mépris de la cascade de pierres, près de la fontaine magmatique, et donner tout ce qu'elle pouvait pour figer ensemble et la lave, et le Seigneur, et l'éboulement lui-même.

Jamais, jamais je n'ai douté de la nature de la Lumière. J'ai toujours sincèrement pensé que ses desseins m'échappaient. Tenté de me convaincre que si elle ne se dérobait pas à ceux qui s'égaraient, c'était pour préserver le choix, laisser chacun d'entre nous face à sa conscience. Même au prix des pires injustices.


Les bracelets de Zarkis furent brisés, et une tempête se déchaîna au cœur du chaos ; un vent souffla autour du noyau volcanique, emportant avec lui les petites pierres et brisures, en faisant des grêlons acérés ; mais déjà les clones avaient dû reculer jusque près du mur et du paladin, ne trouvant plus de place où dévier ce fleuve infernal ; et leur invocation arrivait à terme ; à peine purent-elles esquisser un rempart magique autour de Joannes avant de disparaître ; mais prenant aussitôt le relai, la tornade s'intensifia, en puissance comme en envergure ; juste avant de s'écraser sur la pauvre protection bleutée, les masses anguleuses de granit hésitèrent, et s'arrêtèrent, tandis que déjà leur surface blanchissait ; et tout gela !

Et maintenant je suis convaincu. C'est effectivement la vérité. Mais il y a une autre vérité. Et une autre lumière !

Puisant son énergie à même le plan élémentaire, la relayant en repoussant les limites de la fatigue, Thiwwina réalisa un exploit au-dessus de tout espoir : la lave noircit et durcit, se recouvrant de cristaux de givre ; le monstre beugla sa souffrance et sa haine ; à partir du noyau, la glace se communiqua, soudant tout sur son passage ; la colline se fit glacier, dont le sommet rencontra le trou de la grille ; le goulot étant bouché, l'éboulement fut stoppé ; mieux, le froid rampa encore le long des câbles, transformant les deux étages – miracle véritable ! – en un seul et immense bloc bleuté et étincelant, en forme d'immense sablier, et véritablement, c'était bien le sable du destin qui avait suspendu son cours inexorable.

Encore une fois, le silence qui se fit contrastait tant avec le fracas et le séisme apocalyptiques qui avaient précédé, que la salle prit des airs de tombeau – un vaste sanctuaire creusé quelque part dans le flanc d'une montagne gelée.

Oui, elle existe, cette Lumière souveraine, étrangère aux arcanes, au-dessus de la magie, du temps et de la matière ! Et elle existe parce qu'elle doit exister, immuable, indomptable, Lumière qui ne détruit pas, mais sauve, ne punit pas, mais pardonne, n'amène pas un être à sa fin, mais le ramène à sa pureté première !


Mais déjà une énorme créature enragée se mouvait dans son cercueil ; déjà une lame se frayait un chemin en-dehors, creusant un tunnel de son métal ardent ; déjà une tête et des épaules paraissaient sur un flanc du sablier, encadrées de roche luisante mais immobile, et des mains trapues se posaient sur le bord de la cavité pratiquée, dans un concert de grognements et de jurons débités en chapelets par une voix rauque et haletante.

Déjà l'attendait un homme.

Joannes s'agenouilla doucement sur le rebord de la fenêtre, avec l'air de tendre la main à un enfant ; et cette main, il la posa paternellement sur le front ardent. Un sourire orna le beau visage tandis que ses yeux se fermaient.

« Alors dis-moi, chuchota-t-il au démon hébété, comment tu t'appelles… »

Alors Magtheridon fut submergé. Un fleuve l'emporta, une explosion d'images, de sons, d'odeurs, où tout était mêlé, l'étourdissant et l'enivrant. Il voyait défiler les mille et un recoins d'une jungle luxuriante. Des fleurs aux parfums capiteux étalaient leurs immenses pétales dans un festival de couleurs ; des arbres gigantesques lui prêtaient leurs écorces humides, leurs branchages aux ramifications infinies, lourds de fruits généreux et de feuilles au beau vert sombre.

Il était petit, vif, infatigable. Par pur plaisir, gorgé de vie et d'énergie, il se faufilait partout dans ce labyrinthe, cette féerie végétale qui lui offrait ses savoureux trésors : des nuées d'insectes qui craquaient, juteux, dans sa bouche ; de gros œufs chauds et pleins, nichés à des hauteurs improbables, dans lesquels il festoyait sans hâte et se baignait amoureusement ; les gouttes de rosée qu'il cueillait lentement dans la langueur matinale. Et aussi, merveille des merveilles, suprême ivresse, quand il se plaquait sur une roche exposée et se laissait inonder de soleil, s'abandonnant à l'astre ardent qui le dardait de rayons d'extase.

Et il se jouait de prédateurs terrifiants ! Il y avait les pièges toujours renouvelés des plantes carnivores, les bains d'acide dissimulés, les feuilles rétractables, les leurres en forme d'insecte ; il y avait les traquenards insoupçonnables des mygales et tarentules, qui surgissaient de terre avec une vivacité inouïe ; il y avait des oiseaux immenses au regard perçant, qui fondaient sur lui en piqués fulgurants ; et ces musaraignes géantes dont il apercevait à peine les incisives et griffes démesurées ! Mais sa célérité et son intelligence l'emportaient toujours ; dans des courses effrénées qui le grisaient d'adrénaline, il rejoignait des abris, dans des troncs, sous des pierres, ou mieux, ces passages vers les cavernes souterraines où se regroupaient des centaines de…

… ses semblables ?

Des centaines de lézards rouges et verts au corps mince et allongé, aux yeux vifs. Oui… si vifs, si intelligents. Il les aimait comme ils l'aimaient, si fort… Une solidarité absolue et inconditionnelle, qui se passait de mots. Une réserve de nourriture commune pour les périodes de pluie, à laquelle chacun participait, où personne ne chapardait. Des échanges animés, où ils se confiaient sans secret leurs découvertes, astuces, planques et bons coins, ou se racontaient avec bonheur leurs aventures. On l'appelait…

« Gnaagh… Ainsi te nommais-tu à l'aube des temps, il y a des centaines de milliers d'années, sur ta planète d'origine, avant que ta race ne soit corrompue et ne devienne les Annihilans, les Seigneurs des Abîmes… »

Le temps d'un clin d'œil Magtheridon revenait au présent. Et soudain, il se sentit invraisemblablement gros et lourd, à étouffer. Sa respiration lui semblait… difficile et pénible, il se sentait mal, à en avoir la nausée. Il ne comprenait soudain plus, pourquoi ses membres étaient si lents, son esprit si… embrouillé, bourdonnant. Il considérait bêtement son arme, et les bras qui la tenaient, comme s'il les découvrait. Cet animal était si agile, si rapide… Et il n'était maintenant qu'un amas de viande boursouflée, un géant bruyant au souffle court, auquel Gnaagh aurait échappé en un instant, préparant la description moqueuse qu'il ferait de ce monstre bête et pataud à ses camarades.

L'ancien Chef suprême de l'Outreterre démoniaque, pour la première fois depuis d'innombrables millénaires, était triste et accablé.


Silencieusement, comme remontant à la surface d'un bassin, le corps de Thiwwina réapparut, se glissant hors de la glace avec lenteur et grâce – elle reprit doucement son souffle, des cristaux de gel parsemant ses sourcils et cheveux. Elle entendit le paladin murmurer.

« Je peux te purifier des ténèbres, Gnaagh… »
Mais un grondement naquit dans les entrailles du Seigneur. Une fureur irrépressible qui grandit pendant qu'il proférait :

« TU CROIS M'AVOIR DESARME AVEC QUELQUES SOUVENIRS…  »

Joannes recula, sincèrement peiné. Il avait fait naître en Magtheridon du regret, mais pas de la confiance. Et le démon enrageait à la mesure de sa tristesse, car la honte le tenait au corps, son orgueil hurlait vengeance. Joannes le sentit et le prit d'autant plus en pitié.

« TU CROIS QUE MAGTHERIDON PEUT SE LIVRER A UN HUMAIN ?  »


Et il se força à rire. De chacun de ses pores suinta une fournaise renouvelée. La glace fondait autour de lui, et gémissait sous le poids des pierres. L'éboulement reprendrait bientôt là où il s'était arrêté.

« TA PITOYABLE MAGE ET TOI… ALLEZ COMPRENDRE QUI JE SUIS !  »

Je sais qui tu es, pensa tristement Joannes, c'est toi qui ne l'acceptes pas.

« DESESPEREZ… ET MOUREZ !  »


Le rire reprit, se voulant diabolique mais faisant bien plutôt résonner un désespoir inavoué. Cependant Thiwwina, malgré elle, désespéra vraiment. Car le centre de la colline tremblait de nouveau. Et tel un volcan, entra en éruption.

Le magma jaillit, par épais bouillonnements ; les roches autour du Seigneur s'enflammèrent comme du bois ! S'amollissant, fondant comme beurre, la colline s'affaissa, et déjà en haut de nouveaux rocs se libéraient de la glace, qui adhéraient et s'aggloméraient à la masse devenue caoutchouteuse sous l'effet du mélange des températures. La lave protestait contre le gel avec force explosions de vapeur et sifflements stridents, et autour du Seigneur tout enflait comme un soufflé. Thiwwina se téléporta contre le mur, les yeux exorbités dans l'attente du désastre. Dans la salle avançait par boursouflements un ballon de magma gonflé de flammes, vision fantastique, inouïe, et elle avait tant puisé dans ses ressources précédemment, qu'elle n'avait plus à y opposer qu'un pauvre bouclier de glace, qui ne lui assurerait, en cas d'explosion, que quelques secondes de survie.

Joannes était resté face au démon et avait reculé pas à pas sur le même axe, tandis que le Seigneur disparaissait sous la mélasse ardente. Les deux adversaires continuaient de se percevoir à travers l'épais rideau.

Et ce fut Magtheridon qui creva l'abcès. Emporté par sa rage, il mit toute sa force dans une ultime attaque. Au sein de la roche en fusion, il passa son arme par-dessus son épaule ; lui fit décrire en hurlant un arc vertical, dont il décupla la puissance d'un pas en avant martelé sur le sol ; la lame perça la bulle en atteignant le sommet de l'arc ; et découpa la paroi magmatique en même temps qu'elle s'abattit sur le paladin ; lequel n'eut pas même le temps de voir tout ce qui convergea sur lui ; une arme de plusieurs tonnes chauffée à blanc, projetée par toute la force et la fureur d'un Seigneur des abîmes ; une explosion d'une chaleur capable de vaporiser un lac ; un fleuve de lave ; d'énormes blocs pouvant l'écraser comme un insecte. Sous les yeux effarés de Thiwwina, Joannes allait mourir cent fois.

Mais à défaut de voir, il avait pressenti.


Car il était…

Car je suis…

— L'Elu. Tu en es enfin convaincu, Joannes. Désormais, je suis tienne
.

L'arme titanesque brisa les dalles et fit trembler le sol. Le torrent se fracassa en grondant contre le mur, déversant le chaos, offrant l'enfer auquel il serait, cette fois, impossible d'échapper. Le petit cœur se serra dans la poitrine de la gnomette ; elle, la gladiatrice, la championne invaincue, se sentit totalement impuissante. Les flots ardents, courant sauvagement le long du mur, allaient l'emporter et la consumer, quand…

Un autre liquide l'enleva.

Elevée dans les airs dans une bulle étincelante, Thiwwina soudain ne vit plus mort, mais lumière, n'entendit plus le fracas assourdissant, mais un chœur céleste, ne sentit plus la fournaise, mais le bien-être absolu. Sa fatigue s'envola, son désespoir se dissipa, sa peau même se purifia de la moindre égratignure. Il ne régnait plus en elle que paix et félicité.


Magtheridon ouvrit des yeux incrédules.

Sa lame avait atteint sa cible, et si fort, que les dalles en-dessous s'étaient effectivement brisées. Mais sans écraser la petite créature entre elles.

« SEIGNEUR DES ABÎMES ! »

Il avait assailli un humain faible, ensanglanté, à moitié brûlé ; et il retrouvait sa lame simplement posée sur l'épaule… d'un dieu.

Toute blessure, toute marque avait disparu de sa peau nue, désormais brillante ; il n'avait pas ployé d'un iota sous l'assaut démoniaque ; et son œil mort, le droit, perdu dans les égouts…

Etait ouvert !

« MON NOM EST JOANNES BLUEMILL, PALADIN DE LA MAIN D'ARGENT, DISCIPLE D'UTHER LE PREUX, SOLDAT DE L'ALLIANCE ET CHEVALIER DE LA LUMIERE. »

Ouvert, oui, et il s'en écoulait un liquide à la luminosité insoutenable, un ruisseau silencieux dont un bras, souple et aérien, avait saisi Thiwwina, et un autre, flot puissant mais tranquille, repoussait sans effort l'assaut continuel de l'éboulement, et semblait même le ralentir de plus en plus, comme agissant sur le temps.

« TON NOM ETAIT GNAAGH, REPRESENTANT D'UNE RACE DESORMAIS CORROMPUE ET VOUEE A LA MALFAISANCE ET LA CRUAUTE. »


Et il parlait d'une voix formidable, celle d'un juge divin ! Son visage exprimait, plus que jamais, peine et commisération. Il avait pitié de lui… Mais de même que sa pureté était guerrière, sa pitié était conquérante.

« JE T'AI PROPOSE MON SECOURS, ET TU L'AS REFUSE. ALORS ICI ET MAINTENANT, REÇOIS, CONTRE TON GRE, LA PURIFICATION. »

Et tandis que tout, pierres et temps, semblait figé, Joannes ôta la lame de son épaule comme s'agissant d'une plume, et tendit le bras vers le démon, paume ouverte, comme offrant un présent.

Le liquide déposa Thiwwina – qui reprit peu à peu ses esprits –, s'enroula vivement autour du bras du paladin, se tassa dans sa paume, et s'écoula vers Magtheridon, silencieux et doux, telle une source sacrée dans le sanctuaire d'un dieu oublié. La nappe s'élargit et s'étendit au sol, progressant lentement et sûrement vers son but.

« REÇOIS LE PARDON, GNAAGH ! AGENOUILLE-TOI DEVANT LA PUISSANCE DE LA VRAIE LUMIERE ! »

Le Seigneur paniqua. Ne pouvant reculer, bloqué par les pierres, et trop bouleversé pour émettre de nouveau sa fournaise coutumière, il en fut réduit à taper fébrilement la Lumière de son arme inutile, bredouillant comme un enfant, cherchant à gravir l'amas rocheux à reculons, maladroit et ridicule.

« REÇOIS L'ESPOIR D'UNE VIE RENOUVELEE. »

Les flots bondirent vers lui et touchèrent une patte avant. De là, la Lumière recouvrit lentement l'ensemble de son grand corps. Le Seigneur se débattait en hurlant, grotesque mais aussi sublime dans sa lutte désespérée contre la rédemption promise et surtout le bien-être qui l'assaillait, combattant le Bien jusqu'au bout, juste parce qu'il lui était imposé et qu'il ne contrôlait plus sa destinée, ce retour aux origines étant pour lui un retour vers l'inconnu, malgré les souvenirs revenus.


Ainsi se démena-t-il en s'égosillant, le terrible Seigneur des Abîmes. Et quand la Lumière eut recouvert le dernier millimètre de son cuir démoniaque…

La métamorphose s'opéra.

Il rétrécit progressivement, bougeant de moins en moins, comme assommé ; sa voix devint de plus en plus aigüe, jusqu'à s'éteindre ; et quand il n'eut plus que la taille d'un petit chien, soudain, la Lumière s'évapora.

Un lézard magnifique, gros comme un iguane, dessiné de rouge et vert éclatants, disparut entre les pierres.

La Lumière se résorba entièrement, sans bruit, dans l'œil du paladin – qui se referma. Ainsi que l'autre.

Joannes, totalement épuisé, tomba à genoux, dans un cliquetis métallique qui résonna dans la grande salle, soudain sombre et silencieuse. Thiwwina s'approcha de lui à petits pas feutrés, complètement abasourdie. Le paladin était inconscient, mais les traits de son visage étaient empreints d'apaisement et de paix intérieure. Elle s'assit contre lui, rêveuse, et se laissa bercer par le silence. Avant de réfléchir à la façon dont ils allaient sortir, ils avaient mérité le repos des héros.


Bien le bonjour frères d'armes.

Alors que le monde d'Azeroth ne cesse de faire face à de nouvelles menaces, fidèles, vous combattez hardiment, avec constance, bravoure et foi en vos valeurs, quelles qu'elles soient.

En des temps où l'honneur se monnaie, où les hauts faits se marchandent, où les preuves de courage se troquent, à Dalaran et ailleurs…

Vous n'êtes riches que de vos valeurs, vous ne vous distinguez que par elles. Et vous n'attendez pas d'autre considération, que l'estime que vous vous portez à vous-mêmes, et la certitude de votre force morale, éprouvée au quotidien, entretenue dans le plus pur désintérêt – car il n'y a de beauté que dans la gratuité, tout le reste n'est que mesquins compromis.

Mais au milieu des provocations et des bravades proférées à chaque coin de ruelle, éblouis par le clinquant des armures et des parades, entraînés par la gouaillerie ambiante, parfois…

Vos repères vacillent. Après tout… à quoi bon… ces hurluberlus sans scrupule réussissent mieux que moi, avec mes principes et mes rêves dont tout le monde se fiche… Si je suis lâche, ou fourbe, ou paresseux, qui s'en préoccupe, qui s'en souviendra encore demain…

Heureusement, ces doutes ne résistent guère à la mémoire. La mémoire du passé, des héros, des sacrifiés. Des pèlerins de l'infini. Qu'importe le but, cueillez les fleurs sur le chemin. Suivez-les, ces gloires des livres d'histoire, réchauffez-vous à leur soleil. Quand les gouailleurs noieront leur stupidité dans le caniveau, quand leur héroïsme consumériste aura épuisé les stocks des marchés des quatre coins du monde, quand les tempêtes des gloires éphémères retomberont dans un souffle, champs entiers de tournesols vaniteux, désormais noirs, une rumeur courra, persistera, roulera vos noms dans les consciences, et l'on dira « l'avez-vous vue, cette personne si humble qui a sauvé tant de vies sans salir son honneur ? Qui nous rappelle… »

Lothar ? Uther ? Hellscream ? Broxigar ?

Stropovitch ?

Plus que jamais donc, retrouvez votre souffle, gonflez votre poitrine, et lisez et relisez et racontez à tous les histoires des temps passés, du temps présent.

Les légendes des sacrifiés.

Et ici, avec moi, le pèlerinage du démon.


Quand elle s'était enfuie de l'enfer démoniaque déchaîné par Keli'dan, Hama ne réfléchissait plus vraiment à la situation. Elle riait presque, en vérité. Quelque chose se révélait en elle, qui aurait fait frémir même Akmar. Le démoniste la connaissait, oui, et la femme qu'il aimait n'était pas un rêve – ni un cauchemar –, mais la vérité, il n'avait fait que la soupçonner.

Torturée, jusqu'à la folie, dans le vaisseau de l'Exodar, l'âme de la dræneï avait été jetée soudain dans le Néant, par la peau de Sargeras lui-même, ces deux lames maudites ! qui s'étaient fondues dans son ventre (les plus grands archimages du Kirin Tor peuvent-ils affirmer qu'ils y auraient survécu ?). Lovée dans la tendresse infinie de son amant, elle avait été brutalement saisie par une grande mâchoire d'Ombre, et balancée, hurlante et sanglante, dans le labyrinthe de la démence. D'un instant à l'autre, le paradis puis l'abîme ! Qu'avait-elle dû devenir pour survivre à ce meurtre essentiel, échapper à cette mort infinie ?

Akmar était fasciné par sa froideur, son impitoyable cruauté, et sa force, sa force d'âme, fasciné au point que, malgré les risques extrêmes qu'elle prenait quand elle se faisait ombre, malgré même le plaisir visible qu'elle prenait à vampiriser ses pauvres victimes affolées, il n'avait pas pu se convaincre qu'intimement, sa consœur était faible ; oui, chaque fois il la mettait en garde, oui, chaque fois il avait peur, mais chaque fois elle revenait victorieuse et froide et impassible, et ce ne pouvait être que pour une seule raison : elle maîtrisait l'Ombre, elle canalisait sa faim, elle s'en tenait au nécessaire, en un mot, elle était forte, si forte.

Et pourtant ces peurs étaient fondées. Il le savait mais ne se l'avoua jamais. Les choix d'Hama n'avaient effectivement rien de rationnel. Elle était le spectre d'une autre. Dans les tréfonds de sa mémoire, enfermée entre quatre murs blancs sans plafond, une jeune prêtresse éventrée criait, la face livide, la robe maculée, et se débattait et striait les murs de sang en les griffant à s'en retourner les ongles. L'innocence assassinée hurlait son hystérie, qui tourbillonnait en rafales dans cette âme moribonde traînant son agonie sans fin par grands sursauts douloureux d'appétits démesurés. Personne ne peut dire combien de temps elle aurait ainsi fait illusion, présenté force et succès sans révéler la large blessure béante de la folie.

Mais en quelques jours, elle avait été rappelée, traînée à nouveau au bord de ce précipice.

Stropovitch et Darotân ! Ils étaient réapparus, lui rendant soudain tous ses espoirs de bonheur – et de vengeance. La mort de son amant à Zeth'Gor avait été le premier choc, déjà fatal. Non seulement elle avait cru revivre l'indicible désespoir de l'Exodar, mais elle avait dû faire appel à la Lumière – liquide ? elle avait dû rêver – pour ramener Stropovitch à la vie. La nuit torride qui précéda leur départ pour la Citadelle ne fit que confirmer le terrible constat : la dræneï était à nouveau engagée sur la pente de la démence. À nouveau fouillée, déchirée par l'impossible cohabitation – du présent et du passé – de l'Ombre et de la Lumière – de la faim et de l'amour. Et ses infâmes métamorphoses, à la bataille du Bastion, puis au sein de la Citadelle ; l'effrayante lutte de chaque instant entre Stropovitch et son propre démon ; l'angoisse permanente de la mission d'infiltration, qui atteignit son apogée dans les égouts ; tout ébranlait son esprit, déroutait sa conscience, épuisait sa raison. La fatigue de l'âme et du corps s'accumulait, favorisant en elle les progrès de la corruption, qui à son tour l'éreintait, en un cycle funeste.

Et voilà qu'après avoir encore cru son amant mort, et mené une âpre lutte contre ce gangr'orc – celui-là, maudit ! qui avait immolé le corps et la vie de son amour – le plafond s'était ouvert sur eux ! La limite était franchie, quelque chose s'était brisée ; elle avait dit «  Viens  » à Akmar ; et la voix qu'il avait entendue, lui, illusion ! c'était celle d'une Hama impitoyable, qui, comme lui depuis les égouts, avait évalué la situation, et refusé le suicide. Mais en vérité l'esprit de la dræneï, en une déliquescence soyeuse, avait dérivé vers un ultime refuge.

Le désir de se blottir contre Stropovitch !

Noyée dans les brumes d'une démence latente, c'était à son amant qu'elle adressait ce «  Viens !   » ! c'était de son amour rêvé, de sa passion perdue qu'elle espérait confusément le salut ; au moment de sombrer, elle partait le chercher telle une enfant perdue dans le noir.

Et voilà que le sol s'était dérobé sous ses pas…

La première pensée d'Hama n'avait pas vraiment été une pensée : un instinct, un réflexe défensif, mais surtout une pulsion… se faire ombre ! se protéger de la matière et de la gravité, se délivrer des contraintes de la chair, oublier les aléas des éboulements et d'une situation qu'elle ne contrôlait pas, pour se recueillir en elle-même, emplir l'espace, capter le monde, retrouver son rêve, son doux rêve.

Elle ressentait ce besoin de s'abandonner à l'Ombre depuis la révélation de Darotân, quand une panique sourde avait investi les cœurs et écrasé les consciences de toute la Péninsule – sûrement aurait-elle dû alors laisser ses camarades courir, et revêtir sa sombre chape. Mais au milieu des vapeurs nauséeuses qui lui serraient la gorge et lui brouillaient l'esprit, une obstination sourde la tenait, une certitude irrationnelle mais inexpugnable : elle ne devait pas céder à cette tentation, elle ne devait pas, malgré la faim, malgré l'instinct, malgré l'ennemi, elle ne devait surtout pas. Quelque chose la prévenait, lui prenait la main, l'empêchait de fuir dans la puissance, l'exhortait à avancer pas à pas dans la souffrance et l'angoisse, vers une lointaine étoile.

Comme une voix en elle ! qui luttait désespérément contre une corruption victorieuse et irrésistible, une voix qui, pour vaincre, ne la guidait pas vers le pouvoir, mais vers l'amour ; comme si, au lieu des arcanes, elle entendait…

La Lumière ?

Le couloir s'était fendu. Elle s'était retournée, avait tendu le bras vers Akmar… Il était trop tard… même pour sauter.

Et soudain ses yeux s'agrandirent.

Elle l'avait senti.

Elle l'avait même…

Pressenti.

Un déplacement d'âme, instantané, fulgurant, juste en-dessous d'elle…

Elle ne perçut plus la voix, étouffée par les battements de son cœur furieux.

Farôn…

Elle n'eut que le temps de porter la main à son cou. Au moment où le plafond du couloir, en tombant, masquait la fin de sa chute aux yeux d'Akmar, un bras l'enserra par derrière – un souffle caressa sa nuque – une lame, destinée à l'égorger, se posa sur la paume levée.

L'elfe avait pris appui sur un des blocs qui tombaient. D'un bond latéral souple et puissant, il se projeta avec sa proie hors de la cascade de pierres, dans le couloir de l'étage inférieur, ou ce qu'il en restait, une niche, un cul-de-sac.

L'assassin voulait égorger sa victime en plein vol ; mais sa lame ne trancha que la paume de la main gauche, jusqu'aux os, qu'elle écrasa à moitié ; il lui aurait aussitôt transpercé la poitrine, s'il n'avait fallu se recevoir au sol.

La force du bond leur fit rencontrer les dalles rouges sur un axe presque horizontal ; ne s'étant pas retourné en l'air – pour préserver le visage de la dræneï –, l'elfe était toujours dessous ; son dos entra en contact et glissa sur plusieurs mètres – le frottement et les aspérités malmenèrent le cuir de sa combinaison ; de grands blocs issus des étages supérieurs tombèrent soudain coup sur coup, explosions fracassantes pour les tympans, condamnant le réduit et plongeant les deux combattants dans l'obscurité totale. Ils étaient enfermés au plus bas de la Citadelle, au niveau de la prison de Magtheridon – un seul mur, mais de dix mètres d'épaisseur, les séparait de Thiwwina et Joannes.

Au-dessus d'eux, Akmar hurla son désespoir. Il serait, dans un instant, au sommet des décombres, face à Darotân.

Dès qu'il fut à peu près immobile, Farôn planta sa dague sous le sein droit d'Hama ; mais l'arme y rencontra… un poignet – elle prévoit mes attaques ? – et alors que la lame faisait craquer les petits os, l'autre main, la gauche, sanguinolente, se plaqua sur le visage de l'elfe.

«  Hrîksha !   »

Un mot d'Ombre. Les membres de l'assassin s'amollirent malgré lui. Impuissant, il vit Hama se redresser vivement, ses yeux luminescents se fixant sur les siens. Il entendit sa respiration calme malgré ses blessures, la petite pluie du sang qui gouttait de ses deux mains, sa voix persiflante, lourde de haine. La douleur et la rage maintenaient écartée en elle la voix salvatrice.

«  Tu es pitoyable, Farôn. Je lis les âmes.   »

Le temps d'une respiration rauque, elle le laissa commencer à comprendre.

«  Je savais que tu trahirais. Je n'ai rien dit car tu nous étais utile.   »

Farôn eut une moue, tandis qu'elle achevait en sifflant :

«  Maintenant, sache qui de nous deux est la proie.   »

Et commença la lutte irréelle et sauvage des deux enfants de l'ombre et du mystère.


À SUIVRE...

Auteur
Stropovitch
Date
2007-2008
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