L'homme a terminé ses préparatifs. Il s'allonge, et accole son œil au viseur. La rue est presque déserte, seuls quelques passants se promènent sous le soleil. Comme d'habitude, l'homme s'extasie de l'extraordinaire zoom : il peut lire l'écriteau de ce clochard, deux cent mètres plus loin. Le moment venu, il verra le cœur de sa victime battre sous sa chemise.

Le sniper

Il a terminé ses préparatifs. Il s'allonge, et accole son œil au viseur.
La rue est presque déserte, seuls quelques passants se promènent sous le soleil.
Comme d'habitude, l'homme s'extasie de l'extraordinaire zoom : il peut lire l'écriteau de ce clochard, deux cent mètres plus loin.

Le moment venu, il verra le cœur de sa victime battre sous sa chemise.

Le sniper a déjà tué. Beaucoup. Il y a la sensation de puissance… il sentira à nouveau l'adrénaline qui coule dans ses veines, la sensation de pouvoir ; cette idée qu'il est Dieu tout puissant, qu'il décide silencieusement du sort de chacun. Aucune drogue ne peut lui procurer un tel sentiment.
Accessoirement, il y a aussi l'argent. Une simple contraction de son index lorsque la cible sortira de l'immeuble, et son compte en banque augmentera significativement.

Il visera le cœur, pour ne pas abimer le visage de la victime. Cela facilite le deuil des familles : après tout, il n'y a rien de personnel dans cette action ; il n'est pas un monstre. Plus important, en regardant le visage de sa victime, il risque de s'attacher, de prendre pitié. Mais l'échec n'est pas permis dans ce métier : hésiter, c'est se tuer soi-même. Pour le sniper, peu importe qui il tue : ce n'est qu'un cœur qui ne battra plus, qu'une personne que le monde aura oublié d'ici un mois. S'agit-il d'un enfant ? Du président du pays ? Du pape ? De toute façon, il l'aura : les gardes du corps n'ont aucune utilité contre les snipers.

Tout ce qu'il sait, c'est qu'un homme sortira de cet immeuble à 14h30, avec une cravate bleue. On l'a appelé le matin, on lui a glissé dans sa boite une clé d'appartement – celui dans lequel il est maintenant. Il y avait aussi une avance de la somme. Confortable. De quoi déménager dans un autre pays, se refaire une autre vie avec un nouveau nom, en attendant le prochain contrat. Il enverra une partie de l'argent sur son compte, en Suisse, pour adoucir ses vieux jours. Un coup d'œil à sa montre digitale. 14h15. Il a encore du temps. Il prend deux cartouches, en insère une à l'emplacement prévu. Si tout se passe bien, il n'aura pas besoin de la seconde. Ça y est, il est prêt.

Tandis que le temps s'écoule lentement, il pense à son métier. Il y a des coïncidences comiques : lors de sa dernière mission, une quinzaine de jours plus tôt, il a assassiné un gamin de vingt ans. Et son commanditaire du jour n'est autre que le père de ce gamin ! Bien évidemment, le père n'est pas au courant, mais l'ironie de la situation n'échappe pas au sniper. Par moment, son intelligence et son savoir l'étonne. Tout au fond de lui, il sait que le destin l'a appelé pour des actes extraordinaires.
Cette coïncidence ne le surprend pas : très peu de snipers rempilent après leur première mission, et le choix est donc limité. Entre ceux qui échouent, ceux qui sont traumatisés par le dernier regard de leur victime… les récidivistes sont rares. Il se sent fort : il a su passer ces épreuves, il n'est pas comme ces larves qui tremblent à l'idée d'ôter la vie d'autrui. Il n'a pas de limites, personne ne peut brider son pouvoir. Il distribue la vie avec son argent, il distribue la mort avec son arme.

Il est 14h25 quand l'homme repère le second sniper. Il est perché en haut de l'immeuble, en face. Normalement, les snipers sont mis au courant quand la cible est doublée, ce qui est d'ailleurs très rare, vu le prix d'un sniper. Mais il arrive que certains clients, par excès de précaution, mettent deux snipers sur le coup – pour les cibles dangereuses. Le sniper n'agit pas pour être connu : il vit dans l'ombre, et peu lui importe qu'on ne reconnaisse pas son œuvre. Il n'est pas un vulgaire tueur en série, mais un artiste méconnu. Peu lui importe que les journaux ne fassent pas leurs gros titres avec son nom : il laisse cette gloire aux politiciens. En revanche, il a une conscience professionnelle, et il se sent trahi par le manque de confiance dont son commanditaire fait preuve. Le client ne l'estime donc pas capable d'exécuter le boulot ? Il le prend pour un gamin, dont on doit vérifier le travail ? Ses mâchoires se contractent. Il aimerait tout abandonner, pour montrer à quel point il méprise ce manque de foi. Mais il a implicitement accepté le contrat ; il est un homme de parole. Il accomplira sa mission jusqu'au bout.

À 14h29, ponctuelle, la cible sort de l'immeuble. L'homme vise, il ajuste le cœur. Quelque chose cloche, mais quoi ? Pas le temps de se poser des questions : il tire. Et comprend : il ne voit pas le cœur battre !
Merde !
Il a un gilet pare-balles !
Vite, mettre la deuxième balle en position. Déjà, la cible s'est arrêtée. Encore quelques fractions de seconde, et elle comprendra qu'on lui tire dessus. Bordel, mais que fait l'autre sniper ? Il aurait déjà dû tirer ! La seconde balle est en place. Il vise la tête. Il contracte l'index.


La balle siffle, il l'entend venir. Dopé par l'adrénaline, son cerveau surexcité comprend qu'elle lui est destinée.
Sa tête explose, couvrant de sang l'arme qu'il tient encore dans ses mains. Son index se relâche, sa tête s'affaisse.

Au loin hurle une sirène de police.

Auteur
Neamar
Date
2009
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