Vous les zombies est une nouvelle de science-fiction écrite par Robert A. Heinlein, en 1958.
C'est l'histoire d'un jeune homme, qui, en discutant avec un barman, va voir sa vie radicalement changée par la possibilité du voyage temporel.
Robert A. Heinlein
Œuvre écrite par Robert A. Heinlein.
Titre original : All You Zombies
Traduction française intégrale : NEAMAR 2008
Je nettoyais un verre de brandy lorsque la mère célibataire entra. Je pris mentalement note de l'heure : 22h17, zone 5, temps oriental, le 7 novembre 1970. Les voyageurs temporels font toujours attention à l'heure et à la date ; c'est une nécessité dictée par l'expérience.
La mère célibataire était un homme âgé de vingt-cinq ans, pas plus grand que moi, doté d'un tempérament orageux et de traits enfantins. Je n'aimais pas son aspect général – je ne l'avais jamais vraiment apprécié –, mais c'était un type que j'étais venu recruter, et je lui fis donc mon meilleur sourire de barman.
Peut-être ne suis-je pas assez objectif. Je vais tenter de décrire cet homme plus précisément. Son surnom de mère célibataire lui venait de son habitude à répondre « je suis une mère célibataire » à toutes les personnes qui lui posaient des questions un peu trop personnelles. S'il se sentait d'humeur moins morose qu'à l'accoutumée, il ajoutait « payé quatre centimes de l'heure. J'écris des romans biographiques. »
Il attendait alors que son interlocuteur tire les conclusions qui s'imposent. Il avait un style rhétorique extrêmement incisif, tout comme une femme policière. C'était une des raisons pour lesquelles je souhaitais le recruter. Ce n'était d'ailleurs pas la seule raison, loin de là.
Alors qu'il s'approchait de moi, je vis qu'il avait son visage des mauvais jours, et ses yeux montraient qu'il méprisait les autres clients plus encore qu'à son habitude. Je lui remplis silencieusement un verre d'Old Underwear et lui laissais la bouteille. Il but son verre, et le remplit à nouveau.
Je passais d'un geste distrait un chiffon sur le comptoir. « Comment vont les affaires de la mère célibataire ? »
Ses doigts se serrèrent autour de son verre, et il sembla sur le point de me le jeter. J'empoignais sous le bar un tube d'acier, juste au cas où les choses tourneraient mal. Dans la manipulation temporelle, on essaie de tout prévoir, mais il y a tellement de facteurs que l'on ne prend jamais de risques inutiles.
Je le vis se détendre d'un tout petit rien, ce petit rien que l'on nous avait appris à reconnaitre à l'école d'entraînement du Bureau. « Désolé », enchaînais-je rapidement. « C'était une simple question… je demandais juste des nouvelles du boulot ! ». Je fis en sorte de faire sonner la phrase comme si elle n'avait aucune importance, comme s ije parlais de la pluie et du beau temps.
Il ne se détendit pas beaucoup plus. « Le travail marche. J'écris, ils impriment, je mange. »
Je me remplis un verre, et me penchais vers lui : « Ça pour sûr, vous avez une sacrée plume – j'ai lu quelques exemplaires de votre travail. Vous avez un talent incroyable pour décrire les sentiments féminins. »
C'était une remarque que je devais faire, même si elle était assez dangereuse : il n'avait jamais voulu me dire sous quel pseudonyme il publiait ses récits. Heureusement, il fut suffisamment surpris par la seconde partie de ma phrase pour ne pas attacher d'importance à ce détail. Il répéta d'un air dédaigneux : « Les sentiments féminins ! Oui, je les connais. Rien de plus normal. »
« Ah ? », dis-je d'un air douteux dans une tentative de le pousser à se livrer plus avant, « vous aviez des sœurs ? »
« Non, ce n'est pas ça. Vous ne me croiriez pas si je vous racontais. »
« Vous savez… les psychiatres et les barmans apprennent que rien n'est plus étonnant que la réalité. Mon garçon, si tu avais entendu les histoires que j'ai entendues, tu serais riche. Des histoires incroyables ! »
« Vous ne savez pas ce que signifie incroyable ! »
« Plus rien ne m'étonne. J'ai toujours entendu pire ». Il ricana de nouveau. « Prêt à parier le reste de la bouteille ? »
« Je parierais même une bouteille pleine ! »
Je soulignais mes mots en sortant une nouvelle bouteille, et en la posant sur le comptoir.
Je fis signe au serveur de s'occuper de mon commerce. Nous étions au bout du bar, un petit espace que je me réservais en y accumulant œufs marinés et autres aliments en désordre. Quelques-uns des clients, à l'autre bout, discutaient entre eux, tandis qu'un autre se détendait avec le juke-box. Nous n'aurions pas eu plus d'intimité si nous étions dans un lit.
« D'accord. Pour commencer, je suis un bâtard. »
« Ce n'est pas un problème dans ce coin… »
« Je le suis vraiment. Mes parents n'étaient pas mariés ! »
« Toujours aucune distinction. Les miens ne l'étaient pas non plus… »
« Quand – »… il s'arrêta, me regardant pour la première fois d'un air presque amical : « c'est vrai ? »
« Bien sûr ! Un bâtard à cent pour cent. En fait, personne dans ma famille ne se marie. Tous des bâtards. »
Il n'avait pas l'air convaincu.
« Oh. Ça ! Cela ressemble à une alliance, mais je ne le porte que pour garder les femmes à distance. » C'était une antiquité que j'avais achetée en 1985 à un de mes compagnons opérateurs, qui l'avait lui même récupérée dans la Crète pré-christianique. « Le serpent Ouroboros… le Serpent Monde qui se mord la queue, pour toujours et sans fin. Un symbole du Grand Paradoxe… »
C'est tout juste s'il y jeta un coup d'œil. « Si vous êtes vraiment un bâtard, vous savez à quel point c'est dur à vivre. Lorsque j'étais une petite fille… »
« Hein ! Ai-je bien entendu ? »
« Qui raconte l'histoire ? Vous ou moi ? Lorsque j'étais une petite fille – écoutez, avez-vous déjà entendu parler de Christine Jorgenson ? Ou de Roberta Cowelle ? »
« Oui, les histoires de changement de sexe ? Mais ! Vous essayez de me dire que – »
« Ne m'interrompez pas, ne me questionnez pas ! Je ne répondrais pas.
Je suis un enfant trouvé, laissé dans un orphelinat du Cleveland en 1945, alors que je n'avais qu'un mois. Petite fille, j'enviais les enfants avec leurs parents. Quand je grandis, et que je découvris, à propos du sexe – et croyez-moi, on apprend vite dans un orphelinat – »
« Je sais. »
« – Je fis le vœu solennel que tous mes enfants auraient à la fois un papa et une maman. Cette idéologie me gardait “pure”, un fait assez rare en ce lieu. Je dus apprendre à combattre pour me garder ainsi. Puis je grandis, et réalisais qu'il y avait peu de chances que je me marie un jour – et ce pour la même raison qui m'empêchait d'être adoptée. » Il soupira avant de reprendre. « J'avais un visage de cheval, des dents de cerf, une poitrine plate et des cheveux droits. »
« Vous n'êtes pas pire que moi… »
« Qui se soucie de ce à quoi ressemble un barman ? Et un écrivain ? Mais les gens souhaitent adopter une gamine avec de jolis yeux bleus et des bouclettes dorées. Plus tard, les hommes veulent des seins bien formés, un joli visage, et une attitude de respect et d'admiration envers eux ». Il haussa les épaules. « Je n'étais pas taillée pour ce défi. Je me décidai donc à rejoindre les W.E.N.C.H.E.S1 : Women's Emergency National Corps, Hospitality & Entertainment Section, ce qu'ils appellent maintenant les Space Angels : Auxiliary Nursing Group, Extraterrestrial Legions. »
Je connaissais les deux termes, et les avais même fait recenser. Nous utilisions encore un troisième nom pour désigner ce corps d'élite militaire : Women's Hospitality Order Refortifying & Encouraging Spacemen2. Les problèmes de vocabulaire sont l'un des pires fléaux lors des sauts temporels : saviez-vous qu'à l'époque, une station-service remplissait les réservoirs des véhicules à essence ? Je me rappelle une fois, lors de l'ère Churchill, une femme qui me donna un rendez-vous à la station-service voisine. Ce n'était pas du tout ce que j'aurais cru : les stations-service de l'époque n'avaient pas de lits… mais je m'éloigne de la conversation. Je fis un effort de concentration pour revenir sur la discussion.
« C'était à l'époque où ils commençaient à admettre qu'ils ne pouvaient pas envoyer des hommes dans l'espace pour plusieurs mois, voire plusieurs années, sans décontracter leurs… tensions. Vous vous souvenez des cris des cosmonautes ? Cela améliora mes chances d'être admise, car les volontaires étaient rares. Pour être reçue, une fille devait être respectable, vierge de préférence (ils préféraient les entraîner en ne partant de rien), douée d'une intelligence au-dessus de la moyenne, et émotionnellement stable. La plupart des volontaires étaient des vieilles, ou des folles qui craqueraient après dix jours en dehors de la Terre. Je n'eus pas à réfléchir longtemps : s'ils m'acceptaient, ils amélioreraient ma dentition, boucleraient mes cheveux, m'apprendraient à marcher et à danser, à écouter un homme de façon polie, et tout le reste – en plus de m'entraîner à ma mission première. Ils utiliseraient même la chirurgie plastique si le besoin s'en faisait ressentir : rien n'est trop bon pour nos Garçons.
Encore mieux, ils s'assureraient que je ne tombe pas enceinte pendant mon service. Et les femmes engagées étaient presque sûres de se marier à la fin de leurs voyages. Un peu comme les A.N.G.E.L.S de nos jours se marient avec les cosmonautes. »
« Lorsque j'eus dix-huit ans, je fus placée comme “aide maternelle”. La famille que j'aidais souhaitait simplement une servante peu coûteuse, mais je n'y prêtais pas attention puisque je ne pouvais m'engager avant mes vingt et un ans. Je faisais les travaux ménagers dans la journée et j'allais à l'école de charme le soir, prétendant continuer le lycée, tout cela afin d'améliorer mes chances de recrutement ».
« C'est alors que je rencontrais cet arpenteur des cités avec ses billets de cent dollars ». Il soupira. « Il en avait toute une liasse. Il me les montra une nuit, me disant que je devais améliorer mon quotidien avec. »
Il eut l'air rêveur.
« On ne peut pas vraiment dire que ce soit ce que j'ai fait… »
Il se secoua la tête, comme pour chasser de vieux démons.
« Je l'aimais bien. C'était le premier homme que je rencontrais qui était gentil avec moi, le tout sans arrière-pensées. J'arrêtais l'école de nuit pour le voir plus souvent. Ce fut l'époque la plus heureuse de ma vie.
Et puis, une nuit dans le parc, les jeux commencèrent. »
Il s'arrêta. Je le poussai subtilement à continuer son histoire.
« Et puis plus rien ! Je ne l'ai jamais revu. Il me ramena à la maison, me dit qu'il m'aimait, m'embrassa en me souhaitant une bonne nuit… et ne revint jamais. »
Il paraissait sincèrement triste.
« Si je peux le retrouver, je le tuerais ! »
« Je sais ce que l'on ressent », sympathisais-je, « mais le tuer… juste pour avoir fait ce qui est “naturel” – hmm. Tu étais consentante ? »
« Hein ? Quel rapport avec cette discussion ? »
« Un rapport assez important… Peut-être qu'il mérite une punition pour t'avoir abandonnée, mais de là à… »
« Il mérite bien pire ! Attendez d'entendre la suite. Je réussissais à cacher à tous ce qui venait de se produire, et décidais que tout était pour le mieux. Je ne l'avais jamais vraiment aimé, et n'aimerais probablement jamais personne. J'étais plus impatiente que jamais de rejoindre les W.E.N.C.H.E.S. Je n'étais pas vraiment disqualifiée, puisqu'être vierge était un plus sans être obligatoire. Je reprenais espoir.
Ce ne fut que lorsque mes chemises commencèrent à me serrer que je compris. »
« Enceinte ? »
« Jusqu'au bout des ongles ! Ces idiots chez qui je vivais l'ignorèrent tant que je pus travailler, puis ils me jetèrent dehors, et l'orphelinat ne voulut pas me reprendre. J'atterris dans le jardin de charité, entourée d'autres femmes aux ventres ronds, d'expulsés, bref, de tous les réprouvés de la cité. Jusqu'à ce que vint mon heure.
Une nuit, je me retrouvais donc sur une table d'opération, une infirmière penchée sur moi me parlant d'une voix rassurante, me demandant de me détendre et de respirer.
Je me réveillai dans un lit, engourdie du bas-ventre.
Un chirurgien s'approcha de moi, me demandant d'un ton badin et joyeux comment je me sentais. “Comme une momie… ”
“C'est normal. Vous êtes encore sous le choc et sous l'effet des médicaments qui vous gardent dans un état second. Vous vous en remettrez, ne vous inquiétez pas. Mais une césarienne n'est pas une sinécure ! ”
“Une césarienne. Docteur, ai-je perdu mon enfant ? ”
“Non, non ! Pas d'inquiétude ! Votre bébé va bien.”
“Oh. Garçon ou fille ? ”
“Une petite fille en pleine santé. Deux kilos trois.”
Je me détendis. C'est quelque chose que de faire un enfant ! Je me dis que j'allais me poser quelque part, rajouter Mme devant mon nom, et laisser mon enfant penser que son père était mort. Pas d'orphelinat pour mon gosse !
Mais le chirurgien continua de parler. “Dites-moi… ” – il évita de prononcer mon prénom – “avez-vous senti que votre configuration glandulaire était… spéciale ? ”
“Hein ? Bien sûr que non. Qu'est-ce que vous voulez dire ? ”
“Je vais tout vous dire d'un seul coup, puis je vous donnerai un cachet pour vous endormir d'un sommeil sans rêves.
Avez-vous déjà entendu parler de cette physicienne écossaise qui était une femme jusqu'à ses trente-cinq ans ? Puis qui a eu une opération et est devenue légalement et médicalement un homme ? Elle s'est mariée. Pas de problèmes.”
“Qu'est-ce que cela a à voir avec moi ? ”
“C'est ce que je suis en train de vous dire. Vous êtes un homme.”
Choquée, je tentais de m'asseoir. “Doucement ! Lorsque je vous ais ouverte, c'était un bazar incroyable. J'ai envoyé chercher le chirurgien-chef pendant que je récupérais le bébé, puis nous avons tenu une consultation pendant que vous étiez sur la table d'opération, avant de travailler plusieurs heures pour sauver ce qui pouvait l'être. Vous aviez deux ensembles d'organes génitaux complets, aucun des deux n'ayant atteint la maturité, mais le côté féminin était assez développé pour vous permettre d'avoir un enfant. Ce côté ne vous sera malheureusement plus d'aucune utilité maintenant, nous l'avons donc enlevé, et nous avons arrangé les choses afin que vous vous développiez vraiment comme un homme.”. Il me posa une main sur l'épaule. “Ne vous inquiétez pas. Vous êtes jeune, vos os se réadapteront, nous vérifierons votre intégrité glandulaire, et nous ferons de vous un beau jeune homme.”
Je commençais à pleurer. “Mais que va-t-il arriver à mon enfant ? ”
“Eh bien, vous ne pourrez pas vous en occuper… vous n'avez pas assez de lait pour un chaton ! Si j'étais vous, je ferais en sorte… de le faire adopter.”
“Non ! ”
Il soupira. “Vous avez le choix : vous êtes sa mère… ou en tout cas, un des ses parents. Mais ne vous inquiétez pas pour cela : nous allons d'abord faire en sorte de vous remettre d'aplomb.”
Je vis mon enfant tous les jours à partir du lendemain, essayant de m'habituer à lui. Je n'avais jamais vu un vrai petit bébé, et n'avais aucune idée d'à quel point ils étaient horribles. Ma fille ressemblait à une sorte de singe orange ! Chaque jour, j'afermissais ma résolution de faire ce qui était bon pour elle. Mais quatre semaines plus tard, cela ne signifiait plus rien… elle fut enlevée. »
« Enlevée ? »
La mère célibataire cassa presque la bouteille que nous avions pariée en la frappant contre le comptoir. « Kidnappée ! Volée de la garderie de l'hôpital ». Il avait du mal à respirer. « C'est terrible d'enlever à un homme son ultime raison de vivre ! »
J'acquiescais silencieusement d'un hochement de tête. « Prends un autre verre. Pas d'indices ? »
« Rien que la police ne sache suivre. Quelqu'un vint pour la voir, disant être son oncle. Pendant que la nounou avait le dos tourné, il est parti avec le bébé. »
« Pas de description ? »
« Juste un homme, avec un visage normal, comme le vôtre… ou le mien. »
Il se renfrogna.
« Je pense que c'était le père du bébé. La nounou jura que c'était un homme plus âgé, mais il avait probablement utilisé du maquillage. Qui d'autre volerait mon bébé ? Certaines femmes sans enfant font de tels plans… mais qui a déjà entendu parler d'un homme qui fasse cela ? »
« Que t'est-il arrivé alors ? »
« Je passai onze mois dans cet horrible lieu, et subis trois opérations. Après quatre mois, ma barbe commença à pousser ; avant même d'être sorti je me rasais régulièrement… et n'avais plus aucun doute sur ma masculinité. »
Il eut un sourire ironique.
« Je regardais le décolleté des infirmières. »
« Eh bien il me semble que tout est pour le mieux maintenant… tu es ici, un homme normal, gagnant de l'argent, sans vrais problèmes. Et de toute façon, la vie d'une femme n'est pas facile ! »
Il me jeta un regard suspicieux. « Vous avez l'air d'en connaître un rayon ! »
Je préférais faire en sorte de continuer la conversation.
« Et ensuite ? »
« Déjà entendu l'expression : ruiné comme une femme ? »
« Oui, il y a quelques années… on ne l'utilise plus trop de nos jours. »
« J'étais aussi ruiné qu'une femme pouvait l'être – même si je n'étais plus une femme… et ne savais pas ce que c'était que d'être un homme. »
« Il faut du temps pour s'y habituer, je suppose ! »
« Vous n'avez pas idée ! Le problème n'était pas comment s'habiller, ou ne pas se tromper en allant aux toilettes : j'avais appris tout ça à l'hôpital. Le vrai problème était : comment pouvais-je vivre ? Quel travail effectuer ? Merde, je ne pouvais même pas conduire une voiture ! Je ne savais pas marchander, pas faire de travaux manuels… »
« Je haïssais cet homme pour avoir ruiné mon avenir aux W.E.N.C.H.E.S, mais je ne savais pas encore à quel point je l'exécrais jusqu'à ce que je joigne les Space Corps en tant qu'homme. Un simple regard sur mon ventre et les cicatrices laissées par la césarienne leur suffit pour me déclarer inapte au service. L'officier médical passa du temps sur mon cas par pure curiosité : il avait lu un article qui parlait de moi.
Je changeais donc mon nom, et vins à New York. Je fus embauché comme aide dans un petit restaurant, puis louais une machine à écrire et devins écrivain public. Ridicule ! En quatre mois, j'avais tapé quatre lettres et un manuscrit. Le manuscrit était pour “Real Life Tales”, une vraie perte de papier… Mais l'homme qui l'avait écrit réussit à le vendre, ce qui me donna une idée.
J'achetai toute une pile d'autobiographies, et les étudiai. »
Il paraissait cynique.
« Maintenant, vous savez comment je réussis à avoir cet “angle féminin” si authentique… même si je n'ai jamais vendu la vraie version de ma vie.
Je mérite la bouteille ? »
Je la poussais vers lui. J'étais passablement énervé, mais il me restait du travail à accomplir.
« Mon garçon, tu souhaites toujours te venger ? »
Ses yeux révélèrent une fureur bestiale.
« Retiens-toi ! Tu ne le tuerais pas, quand même ? »
Il ricana méchamment : « Tentez moi ! »
« J'en sais plus que tu ne le penses. Je peux t'aider. Je sais où il est. »
Il m'agrippa la chemise par-delà le comptoir.
« Où est-il ? »
« Doucement… lâche ma chemise, mon gars, ou tu vas te retrouver dans la rue, et je dirais aux flics que tu as eu un malaise. »
Il me lâcha.
« Désolé… Mais où est-il ? » Il me regarda avec insistance. « Et comment en savez-vous autant ? »
« Chaque chose en son temps ! Il y a des enregistrements… à l'hôpital, à l'orphelinat, partout. La patronne de ton orphelinat était Madame Fetherage – pas vrai ? Elle était toujours suivie de miss Gruenstein – pas vrai ? Ton nom, quand tu étais une fille, était 'Jane' – encore et toujours vrai ? »
Je l'avais déconcerté, presque apeuré. « Qu'est-ce que… vous essayez de me faire un sale coup ? »
« Pas du tout ! Je ne pense qu'à ton bien être. Je peux t'amener vers celui que tu cherches. Tu pourras lui faire ce que tu veux… et je te garantis que tu t'en sortiras. Mais je ne pense pas que tu le tueras. Ce serait vraiment con. Et tu n'es pas con. Ou en tout cas, pas tant que ça. »
« Arrêtez de parler ! Où est-il ? »
Je lui remplis pour la énième fois son verre : il était saoul, mais la colère lui permettait de tenir.
« Pas si vite… Je fais quelque chose pour toi… tu fais quelque chose pour moi. Tu n'aimes pas ton boulot. Que dirais-tu d'un bon salaire, d'un travail stable, varié, avec dépenses illimitées et aventures à chaque coin de rue ? »
Il me regarda comme s'il me voyait pour la première fois.
« Je dirais… “Virez moi ce démarcheur de ma maison” ! Tais-toi, tu sais bien qu'un tel métier n'existe pas ! »
« D'accord… posons les choses autrement. Je te confie ton homme, tu fais ce que tu as à faire, puis tu essaies mon boulot. Si ce n'est pas exactement ce que je dis, eh bien, je ne peux pas te retenir ! »
Il hésitait : la dernière gorgée fit pencher la balance du bon côté. « Quan'c'que tu m'le donnerais ? » dit-il lourdement.
« Si c'est un marché… dès maintenant ! »
Je laissais le bar à la charge de mon assistant, notais l'heure – 2300 – avant d'ouvrir la porte et de laisser la mère célibataire entrer dans la zone habituellement réservée au service. Au même moment le juke-box commença à cracher « I'm my own Grandpaw ». Le serveur avait pourtant pour instruction de le programmer à l'aide de classiques américains, car je ne supportais pas la “musique” des années 70. Je criais par-dessus mon épaule : « Et fais taire ce machin ! Rends au client sa monnaie… je reviens dans un instant, je serais dans l'arrière-boutique », avant de me diriger vers cette section, toujours suivi de mon homme.
L'arrière-boutique était protégée par une porte en acier, dont seul mon assistant et moi possédions la clé. À l'intérieur se trouvait une autre porte, dont j'étais cette fois seul détenteur du sésame. Nous entrâmes dans cette seconde pièce.
Il regarda autour de lui, pour ne découvrir que des murs sans fenêtres. « Où est-il ? »
« Pas loin. »
J'ouvrai une valise, la seule chose présente dans la pièce. C'était une U.S.F.F Coordinates Transformer Field Kit, series 1992, Mod. II, une vraie beauté : pas de parties mobiles, pesant vingt-trois kilos chargée à son maximum, et dont la forme imitait un attaché-case. Je l'avais ajustée précisément le jour même ; la seule chose que j'avais à faire était de déployer le filet de métal qui limitait le champ de transformation. Ce que je fis.
« Qu'est-ce que c'est ? », demanda-t-il d'un ton mi-curieux, mi-inquiet.
« Machine temporelle », répondis-je laconiquement, tout en entourant le filet autour de nous.
Il commença à se plaindre, et recula d'un pas. Il y avait une technique ; le filet devait être jeté de telle manière que le sujet réagirait instinctivement en faisant un pas en arrière, me permettant ainsi de passer le filet sous ses pieds. Il me suffisait alors de refermer complètement le filet autour de nous deux. Mal refermé, nous risquions de laisser nos chaussures, ou une partie de nos pieds sur le sol. Ce n'était pas très compliqué, mais cela demandait tout de même une certaine précision. Certains agents ont d'autres méthodes, et mentent sur l'utilité du filet. Je préférais dire la vérité et utiliser l'instant d'étonnement qui suivait pour fermer complètement le filet, et appuyer sur l'interrupteur. Ce que je fis.
« Désolé », m'excusai-je, tout en repliant le filet et en le rangeant dans la valise. « Tu disais que tu voulais le trouver. »
« Mais… vous disiez que c'était une machine à voyager dans le temps ! »
Je lui montrai le paysage qui filtrait par une fenêtre. « Est-ce que cela ressemble à un mois de novembre ? Ou à New York ? »
Profitant du temps qu'il passa à s'extasier devant les bourgeons et le temps printanier, j'ouvrai un second compartiment de la valise, en sortit une liasse de billets de cent dollars, et vérifiai que leurs numéros et les signatures étaient compatibles avec 1963. Le bureau temporel ne lésinait pas sur les moyens, puisque cela ne leur coûtait rien. En revanche, ils n'appréciaient généralement pas les anachronismes… Ceux qui faisaient trop d'erreurs étaient traduits en cour martiale, et exilés pour une année à une époque déplorable, en 1974 par exemple, avec rationnement et travaux forcés. Je ne faisais jamais de telles erreurs. Aujourd'hui encore, ma liasse était acceptable pour l'époque.
Mon compagnon se retourna vers moi pour me demander ce qui s'était passé.
« Il est ici. Va dehors, et fais ce que tu as à faire. Voilà de la monnaie pour tes frais. » Je lui glissai la liasse de billets dans la poche en ajoutant : « règle tes problèmes, puis je reviendrai te chercher. »
Une pile de billets de cent dollars a un effet quasi-hypnotique sur une personne qui n'est pas habituée à en voir. Il les caressait doucement comme s'il n'arrivait pas à se convaincre de leur existence, jusqu'à ce que je l'introduise dans le hall de l'immeuble, le pousse dehors et referme la porte derrière lui. Le prochain saut serait facile, un très léger déplacement dans le temps.
Une petite note sous la porte m'indiquait que mon bail expirait la semaine suivante ; à part cela, la chambre était telle que je l'avais laissée un moment auparavant. À l'extérieur, les arbres étaient nus et la neige menaçait de tomber à n'importe quel instant. Je me dépêchai, ne m'arrêtant que pour récupérer un peu de monnaie contemporaine, un manteau, un chapeau et une écharpe que j'avais laissés la dernière fois que j'étais entré dans la pièce. Je louai une voiture, puis me rendai à l'hôpital. Il me fallut une vingtaine de minutes pour que l'infirmière de garde me laisse seul avec l'enfant, me permettant ainsi de partir avec lui sans être remarqué. Nous rentrâmes à l'Apex. Le paramétrage de ce saut était plus complexe, puisque le bâtiment n'existait pas encore en 1945. Mais je l'avais déjà pré-calculé.
Le bébé, le kit de voyage temporel et moi arrivâmes dans une chambre de motel, en dehors de la ville, où je m'étais enregistré auparavant sous le nom de Grégory Johnson. Ma chambre avait les rideaux fermés, les fenêtres verrouillées, la porte cadenassée, et le sol débarrassé de tout objet gênant afin d'éviter les accidents. Sinon, on pouvait facilement se faire un énorme hématome en heurtant une chaise lors du saut…
Il n'y eut pas de problèmes. Jane dormait profondément : je l'amenais, la posais dans un carton sur le siège d'une voiture que j'avais récupérée plus tôt, et démarrais vers l'orphelinat. Je posais Jane et le carton sur les marches, me déplaçais vers la station-service la plus proche (le genre qui propose de l'essence), téléphonais à l'orphelinat, revins pour les voir amener le carton à l'intérieur, puis repartis vers le motel, abandonnant la voiture aux alentours. Je marchais les derniers mètres, puis sautait vers l'Apex de 1963.
Je m'étais plutôt bien débrouillé pour le timing – la précision temporelle dépendait généralement de l'intervalle, sauf lors du retour à l'étape initiale. Si je ne m'étais pas trompé, Jane devait être en train de découvrir dans le parc par cette belle nuit d'été qu'elle n'était pas si petite fille que cela. J'empruntais un taxi pour me rendre à sa maison, et demandais au chauffeur de m'attendre à proximité tandis que je me cachais dans les ombres.
Peu de temps après, je les vis au bas de la rue, se tenant les mains. Il l'amena jusqu'au porche et lui souhaita bonne nuit en l'embrassant – plus longtemps que ce que je pensais. Puis elle rentra, et il commença à revenir sur ses pas. Je le suivi, et le tirai par le bras avant de lui annoncer calmement : « Ça suffira, mon garçon. Je suis venu pour te ramener. »
« Toi ! » sursauta-t-il.
« Moi. Maintenant tu sais qui il est – et si tu réfléchis à tout ça, tu sauras qui tu es… et si tu réfléchis encore plus, tu devineras qui est le bébé… et qui je suis. »
Il ne répondit pas, particulièrement secoué. C'est assez choquant de se rendre compte que l'on ne peut pas résister à son propre charme. Je l'amenais au bâtiment de l'Apex, et nous sautâmes encore.
Je réveillai le sergent de garde, lui montrai ma carte, et lui dit d'offrir à mon compagnon un lit et un somnifère, pour le recruter le lendemain matin. Le sergent n'avait pas l'air particulièrement heureux, mais le grade est le grade, et ce quelle que soit l'époque : il fit ce que je lui dis – pensant, sans aucun doute, que la prochaine fois que nous nous rencontrerions, il serait colonel et moi sergent. Ce qui pouvait parfaitement arriver dans notre agence…
« Quel est son nom ? » me demanda-t-il.
Je le marquai sur un formulaire. Il eut l'air… surpris. « Comme ça ? Hmmm. »
« Faites juste votre boulot, sergent. »
Je me retournais vers mon compagnon.
« Mon garçon, tes problèmes sont terminés. Tu vas commencer le meilleur boulot qu'un homme ait jamais fait. Et tu le feras bien, je le sais. »
« Pour sûr ! », renchérit le sergent. « Regarde-moi : né en 1917, encore là, encore jeune, encore prêt à apprécier la vie. »
J'abandonnai les deux hommes, retournais à la chambre de saut, réglai tout sur le zéro pré-sélectionné avant d'enclencher le saut.
Je sortai de l'arrière-boutique, portant cinq bouteilles de Drambuie pour justifier mon absence d'une minute. Mon assistant était en train d'argumenter avec le client qui jouait « I'm my own Grandpaw ».
J'étais extrêmement fatigué, et laissais le client jouer sa musique avant de débrancher le juke box.
C'est dur, mais il faut bien quelqu'un le fasse, et il est vraiment difficile de recruter quelqu'un ces dernières années et depuis l'erreur de 1972. Pouvez vous penser à une meilleure source d'employés que les gens perdus dans leur époque ? Nous leur offrons un boulot bien payé, intéressant quoique dangereux, et du travail pour une cause juste.
Tout le monde sait pourquoi l'échec de 1963 fût un échec. La bombe numérotée pour New York ne partit pas, une centaine de choses ne se passa pas comme prévu, le tout arrangé par moi et mes collègues.
Mais pas l'erreur de 72 : celle-là est de notre faute, et ne peut pas être modifiée : il n'y a pas de paradoxes à résoudre. Une chose est, ou n'est pas, maintenant et pour les siècles des siècles, amen. Mais il n'y aura pas d'autres erreurs comme celle là : un ordre daté de 1992 a autorité pour chaque année.
Je fermai le bar cinq minutes plus tôt que l'habitude, laissant une lettre dans la caisse avertissant mon associé que j'acceptais son offre de rachat, qu'il n'avait qu'à voir les modalités avec mon avocat car je partais pour de longues vacances. Le bureau accepterait sûrement de rembourser ces dépenses, car ils souhaitaient la plupart du temps laisser les choses propres. Je retournai dans l'arrière-boutique… jusqu'en 1993.
Je me mettais à jour avec mon secrétaire, puis rentrais dans mes quartiers, me préparant à dormir pour une semaine. J'avais ramené la bouteille que nous avions pariée (après tout, je l'avais gagnée), et pris une gorgée avant d'écrire mon rapport. Ça avait un goût aigre, et je me demandais pourquoi je n'avais jamais apprécié l'Old Underwear. Mais c'était mieux que rien : je n'aime pas être trop sobre, sinon je réfléchis trop. Cela dit, je ne finis pas la bouteille non plus : certaines personnes ont des démons, j'ai des personnes.
Je dictais mon rapport : quarante recrutements, tous validés par le bureau Psy, en comptant le mien, qui serait, je le savais, validé. Après tout, j'étais là, non ?
Le rapport fini, je m'attelais à une requête pour effectuer des opérations : j'en avais ma claque du recrutement. Je postais les deux missives, et me dirigeais vers mon lit. Mes yeux se posèrent sur les “Lois du Temps”, à côté de mon lit :
Ces lois ne m'inspiraient plus de la même façon que lorsque j'étais une jeune recrue : trente années subjectives de saut dans le temps usent l'originalité.
Je me déshabillais, et observais mon ventre. Une césarienne laisse une immense cicatrice, mais je suis tellement poilu maintenant que je ne la remarque pas… tant que je n'y fais pas attention.
Finalement, je jetais un coup d'œil à l'anneau de mon auriculaire droit.
Le Serpent Qui Mord Sa Propre Queue, Encore Et Toujours. Je savais d'où je venais – mais vous tous, les zombies, d'où venez-vous ?
Je sentais qu'une migraine se préparait, mais une aspirine fait partie des choses que je ne m'autorise pas. J'en ai pris une fois… et vous êtes tous partis.
Je me dissimulais sous mes couvertures, puis éteignais la lumière.
Vous n'êtes pas vraiment là. Il n'y a personne sauf moi – Jane – ici, seule dans la nuit.
Vous me manquez tellement !
Texte original par Robert A. Heinlein
Traduction Neamar
Relecture Ptipilou.
Image t-k.
Mis en forme avec le Typographe
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